Marcel Mariën, Le chemin qui ne mène pas à Rome

Le sourire discordant de Marcel Mariën

Marcel MARIËN, Le chemin qui ne mène pas à Rome, Frontispice d’André Stas et préface d’Alain Delaunois, Plein Chant, coll. « La tête reposée », 1995

« De même qu’à Bandoeng ou à Té­héran, il y a dans l’assemblée, quelque part logée à l’intérieur d’un corps hu­main, la Réalité qui fomente un sale coup contre d’autres corps humains. »

marien le chemin qui ne mene pas a romeLe Mariën nouveau est arrivé, entre vendanges et premières neiges. On pouvait s’y attendre, il pique, pétille, fait rire, enivre, requinque, est propice à rêverie et à cogitation. Réjouissons-nous. Retenons enfin que l’anthologie du Chemin qui ne mené pas a Rome ayant été entière­ment préparée par l’auteur sur la base de textes parus aux Lèvres nues, tout y est donc « Mariën-pur-jus », dans le bel ordre comme dans le désordre. Nous y trouverons de courts récits, des essais miniatures, quelques aphorismes et jeux parodiques (« La Méthode à Perec », « La Méthode à Pepys », « Les méthodes à Perec et à Pepys combinées »), surtout un extraordinaire ta­lent de conteur qui nous mène adroitement à la dérive telles des anguilles finissant tou­jours par traverser les mailles du filet.

Car tout se passe pour les textes du Chemin comme pour la pierre que Mariën envoya, dûment affranchie, à l’adresse d’Hauterives, chez le facteur Cheval. On ne sait jamais d’avance quel itinéraire ils emprunteront, ni où ils aboutiront, mais leur point de chute se révélera cependant incontournable, d’iro­nie et d’onirisme. Revoici donc l’éternel et imprévisible phraseur, l’observateur che­vronné, l’ami critique (Magritte), le décor-tiqueur de mythes, qu’ils appartiennent au monde de la réaction (le pape) ou à celui de la subversion. A propos de Guy Debord : « à force de laver toujours plus blanc, le linge disparaît au fil de l’eau, soulageant les mains vides ». Au gré des lignes, Mariën s’ingénie à dénoncer les couacs de la com­munication, les bonnes intentions qui s’émoussent, les pieds de nez de l’Histoire et les faux-plis des belles manières. Aucun objet d’investigation ne sera négligé ni pri­vilégié au cours de cette méthodique entre­prise d’effeuillage, de l’émission télé aux livres lus, des petits embêtements du quoti­dien (cols de chemises trop étroits et macé­doines de fruits) au « problème kurde », des traces d’écume dans un verre à l’ombre gi­sant entre les seins des femmes. On rit beaucoup, tout le long du Chemin qui, fort heureusement, ne nous mène pas à Rome, et surtout, on ricane de façon très odieuse, répondant ainsi aux gloussements étranges de Mariën, un rien dandies, à demi sardoniques. A vrai dire, il s’agit plutôt dans son chef de sourires que de rires, de plissements que d’éclats, d’un comique qui ne se départit jamais d’une dose de sérieux. Mariën oppose l’impeccable tenue de son humour aux convulsions grotesques des sociétés qu’il dénonce, sa légèreté à leur pe­santeur, son intelligence et sa profondeur à la bêtise des conventions, à l’absurdité de certains mécanismes humains. Son rire a, en fait, toute l’ambiguité et toute la complexité du « sourire discordant » qu’il évoque si jus­tement à propos du pessimisme de Scutenaire. Il est la marque, sur le visage, de l’élé­mentaire lucidité face au monde tel qu’il est : « Nous voilà sans ménagement remis à notre place, sur le sol mince et turbulent de la vie. »

Françoise Delmez


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°91 (1996)