Melvile, le grand roman de Renard

romain renard

Romain Renard

Quelques mois après la sortie du plus ou moins dernier tome de son énorme trilogie Melvile, le Bruxellois Romain Renard n’en a pas fini avec la ville-monde protéiforme et cathartique qu’il a créée il y a dix ans : Melvile, ce sont aussi des concerts, des chansons, des bandes originales, du contenu multimédia, et bientôt un grand film d’animation. Rencontre avec son créateur – c’est bien le mot.

La première fois qu’il a pensé à Melvile, petite ville qu’on imagine immédiatement américaine dans laquelle, en 1987, un gigantesque et spectaculaire incendie de forêt va décider du destin de beaucoup, c’était il y a dix ans, et d’abord en chanson. Par contre, sa millième planche de bande dessinée (!) consacrée à Melvile et à une poignée de ses habitants sur plusieurs générations, en trois livres formant une vertigineuse boucle narrative, a été publiée, elle, au début de cette année, point soi-disant final d’une trilogie effectivement énorme et… pas tout à fait finie, puisque sortaient en même temps et toujours aux éditions Le Lombard, des Chroniques de Melvile reprenant cette fois une trentaine de récits courts (voir ci-dessous), éclairant chacun d’un regard neuf les atmosphères et personnages de la série principale et donc celui de cette petite ville nord-américaine devenue monde, un univers hypnotique à la fois bourré de références et n’appartenant qu’à son auteur : atmosphères à la David Lynch version Twin Peaks, nature writing, néo-polar, le tout au service « d’abord d’une fiction, mais aussi de mes propres obsessions ou choses à régler ». Et voilà que huit mois plus tard, le Romain Renard à qui l’on reparle sort cette fois… d’un concert autour des Chroniques de Melvile, spectacle total dans lequel le musicien et chanteur remplace en partie l’auteur de bande dessinée,  mais reste ce même « raconteur d’histoires » comme il se définit lui-même. Des histoires, et l’histoire de Melvile que ce chanteur-auteur-musicien-vidéaste-scénographe et graphiste de 47 ans continue donc de raconter, que ce soit en dessin, en chanson, en musique ou en animation. Une bien belle histoire qui n’est donc pas près de s’achever. Bienvenue dans les méandres de Melvile.

« Le projet est né il y a plus de dix ans maintenant, et d’abord par la musique », explique Romain Renard. « Mon groupe de rock ROM (un album sorti sur le label Igloo, NDLR) était au point mort, j’avais envie d’autre chose, d’autres sons, d’autres univers, plus proches du blues, de l’ambiant, de Nick Cave… J’ai donc créé le projet Melvile pour lequel j’avais ouvert une page Facebook et encore à l’époque, une page Myspace. Pour l’alimenter, j’expliquais que les chansons allaient parler d’une petite ville, que cette ville possédait sa salle de cinéma et qu’on pouvait aller y voir des films. Je me suis mis à faire des faux teasers, puis seulement des dessins. C’est alors que j’ai eu l’occasion de faire un voyage au Québec pour illustrer un Lonely Planet, et que je suis tombé sur ces paysages, ces forêts incroyables, ces petites villes nord-américaines presque coupées du monde. J’ai tout de suite sur que ce serait là le décor de mon Melvile, dont les premières histoires me sont enfin apparues, dont celle de Samuel Beauclair (premier volume de la trilogie, NDLR), mais pas seulement : j’avais l’ambition un peu folle à ce moment-là de ne faire qu’un seul gros volume avec toutes les histoires qui s’entremêlaient. Mon éditrice m’en a heureusement dissuadé, et ça m’a surtout permis de concilier la BD avec la musique, mais aussi avec la vidéo ou mon autre métier de scénographe. De donner écho à des humeurs, des atmosphères, et creuser vraiment profondément la psychologie des personnages, en prenant le temps et l’espace de parler d’autre chose que du fil conducteur de l’histoire. Et aussi de m’affirmer en tant qu’auteur : je n’étais pas persuadé d’en être un avant ça ». 

Le goût pour tout

Avant « ça » en effet, Romain était surtout le fils de Claude, se partageant encore discrètement entre graphisme, dessin et musique. Un « goût pour tout » réellement atavique, puisque Romain Renard ressemble beaucoup, de ce point de vue, à son père Claude. Claude Renard, monstre sacré de la bande dessinée belge, co-créateur du Neuvième Rêve avec Schuiten en 1977, passé par Métal Hurlant avant de devenir un des plus fameux professeurs de bande dessinée à l’ERG (École de Recherche Graphique) et aussi, surtout, un artiste total qui s’est beaucoup dispersé de son vivant – Claude Renard fut aussi actif au cinéma, au théâtre, dans la mise en scène, dans la création de costumes et même en architecture d’intérieur. Un goût pour tout donc, qui s’est transmis de père en fils, mais où le fils a cette fois eu besoin de mettre du lien, en même temps qu’il « tuait le père » comme l’a dit Freud : tout Melvile n’est ainsi qu’histoires d’héritage, de filiation et de poids du passé, Romain Renard y poussant même la catharsis en confiant la réalisation de quelques planches du premier tome… à son père – une histoire dans l’histoire, importante, un conte où il est question, au sens propre, de tuer le père… Trois planches parmi les dernières que réalisera Claude Renard, décédé en 2019. « Ce que j’ai vécu et vu avec mon père m’a donné confiance, j’en ai retenu des leçons : j’avais avec lui ce même goût de l’art total, mais mon père était un touche-à-tout qui fonctionnait en étoile, partant un peu dans tous les sens. Avec Melvile, j’ai essayé de faire la même chose, mais en explorant un seul territoire, moins ‘étoilé’ : j’explore toutes les voies possibles et imaginables en matière de narration, mais je me disperse moins. Je me dis aussi qu’avec Melvile, je suis allé au bout de quelque chose, je dois peut-être maintenant apprendre à lâcher du lest, à ne pas entamer un projet qui peut partir dans dix directions différentes : là, je travaille sur le scénario d’une prochaine série télé produite par la RTBF. J’imagine déjà qu’il serait possible d’en faire aussi une bande dessinée, ou un préquel, d’en concevoir la musique, la BO… Du calme! (rires). Mais je sais que Melvile m’a permis de m’affirmer et de m’affranchir de beaucoup de choses ; j’ai entamé cette aventure en étant un fils, je les achève alors que je suis devenu père, et, je pense, un vrai auteur de bande dessinée. Je ne sais pas si ce projet m’a aidé, mais je sais qu’il m’a accompagné et a accompagné dix ans de travail et de transformation. Je n’en ai d’ailleurs pas fini. »

Des cases au story-board

S’il semble convaincu aujourd’hui d’avoir en tout cas fait le tour de Melvile en bande dessinée, le road trip est loin de s’achever. D’abord via évidemment, les festivals, les séances de signature et les multiples retirages que sa mini mais grosse série engendre et qui le confronte aux lecteurs (« je dois souvent expliquer que les trois tomes de Melvile ne forment pas une intégrale, il s’agit vraiment de trois récits de 2 à 400 pages chacun! (rires) »). Via aussi, dans ses seuls aspects graphiques, via le site Melvile.com, où sont regroupés l’essentiel des « goodies » et extensions multimédia de Melvile. Et s’il semble avoir laissé tomber les ajouts en réalité augmentée qui accompagnaient les deux premiers volumes, Romain Renard y multiplie désormais teasers, clips, illustrations et making of. On y trouve également, en cliquant au hasard ou pas sur la carte du lieu, telle qu’on la trouve dans les pages de garde de ses albums, les clips vidéos tirés de ses morceaux et de ses bandes originales, mais aussi et surtout la plupart de ses « chroniques » en version audiovisuelle et nouvelles illustrées. Vient ensuite le spectacle-concert avec lequel il tourne depuis avril, qui mêle atmosphères graphiques et musicales, et qu’il compte encore faire tourner longtemps – « chaque date en amène d’autres, je sais qu’on sera, par exemple, en novembre à Braine-le-Comte » – et aussi, surtout, le film d’animation Melvile en passe de devenir réalité.

Il y a huit mois, Romain nous en montrait timidement une « bande-annonce » de deux minutes déjà extrêmement abouties dans le style et l’atmosphère, avant-goût destiné à attirer festivals et producteurs pour boucler le budget d’un « vrai » film d’animation long métrage et pour adulte – objectif très ambitieux, qui a suivi un premier projet en prise de vue réelle, rapidement (mais pour longtemps encore?) abandonné. Désormais, Romain peut s’atteler avec passion au story-board de Melvile, le film : « On a montré ce teaser la première fois à un festival à Bordeaux, il a immédiatement reçu le prix Eurimage, très important pour les investisseurs. Ce sera un vrai film d’animation, mais utilisant la grammaire des films classiques, cadré comme s’il s’agissait de prises de vue réelles. Depuis l’avènement de réseaux tel Netflix, le film d’animation pour adulte s’est trouvé un nouveau public, de nouveaux intérêts : on espère pouvoir sortir le film en 2024 ».

Olivier Van Vaerenbergh

 

Melvile : Trois tomes aux éditions Le Lombard  

renard melvile l'histoire de ruth jacob

Trois tomes, trois histoires et trois personnages atypiques qui ont Melvile pour point commun. Il y eut d’abord dès 2013 L’Histoire de Samuel Beauclair, écrivain frustré littéralement hanté par les fantômes et rongé par la culpabilité ; il y eut ensuite L’Histoire de Saul Miller, astrophysicien à la retraite, aimé et entouré, mais menacé à la fois par la crise de la cinquantaine et par d’étranges chasseurs rôdant aux alentours. Enfin, cette année, il y eut L’Histoire de Ruth Jacob, fille de pasteur et premier amour du narrateur, qui se retourne 25 ans plus tard sur cet été 1987 qui finalement les relie tous. Dans un vertigineux jeu de miroirs et de boucle, la fin du troisième tome rejoint ainsi le début du premier, donnant aux lecteurs l’envie de tout recommencer dans l’instant !

Exigeant par sa taille, son ampleur et forcément son prix, ce grand roman graphique en trois tomes et 800 pages, exceptionnel dans l’histoire de la BD franco-belge et de la BD réaliste,  a pourtant trouvé sa place auprès des librairies et du public. Le film d’animation dont Romain Renard réalise désormais le storyboard sera l’adaptation plus spécifique du troisième tome de la série, axée sur la love story (très) contrariée de Ruth Jacob et Paul Rivest. Un récit initiatique où le poids du passé joue un rôle prépondérant, et qui s’avère particulièrement riche en atmosphères et en grandes doubles pages d’illustrations aussi superbes que contemplatives. Le tout en parfaite symbiose avec la bande son réalisée par Romain (disponible sur le site Melvile.com et sur la plupart des plateformes musicales) pour s’offrir Melvile dans sa globalité, et littéralement dans tous les sens.

 

Les Chroniques de Melvile

renard chroniques de melvile

À l’image de la carte des lieux que Romain Renard a dessinée dans les cahiers de couverture de ses bandes dessinées, et qui s’étoffe de volume en volume, la cité imaginaire de Melvile regorge de coins et d’histoires secrètes faisant remonter son Histoire, avant la fermeture des scieries Tréjean, lorsqu’elle était peuplée de plus d’un millier d’habitants. Implantés depuis la fin du siècle dernier, les Tréjean possédaient la moitié de la ville et il était de tradition qu’ils en soient maires de père en fils…. jusqu’à un certain accident de chasse. Autant d’événements parallèles aux récits principaux de Melvile, que Romain Renard s’était d’abord mis à distiller sur son site sous la forme – encore une autre ! – de récits illustrés. Ces Chroniques en regroupent une trentaine, nouvelles graphiques naviguant entre polar, « southern gothic » et fantastique qui se suffisent à elles-mêmes, mais qui prennent évidemment tout leur sel et leur sens en complément de la trilogie, ajoutant à chaque fois leur pierre à l’édifice, de la chair aux personnages et de l’humeur aux récits atmosphériques de Romain Renard. Et ce sont cette fois ces Chroniques qui sont au cœur des spectacles-concerts que l’auteur, scénographe et musicien développe désormais sur scène. Une ambiance blues rock dévoyé née dans le petit atelier saint-gillois de Romain (entre sa cuisine et son salon) en même temps que ses planches, et dont l’expression scénique le rapproche un peu plus encore de cette idée d’art total cher aux Renard, et dont Melvile est désormais le nom.

 

Melvile :

  • L’Histoire de Samuel Beauclair, Le Lombard, 2013, 136 p.
  • L’Histoire de Saul Miller, Le Lombard, 2016, 208 p.
  • L’Histoire de Ruth Jacob, Le Lombard, 2022, 400 p.

Les Chroniques de Melvile :

  • Chroniques de Melvile : d’après les écrits de Thomas Beauclair, Le Lombard, 2022, 240 p.

Site internet : https://melvile.com


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°213 (2022)