Chroniques d’un temps sulfureux
Pierre MERTENS, La violence et l’amnésie. Chroniques des années de soufre, Labor, coll. « Quartier libre », 2004
Son père, qui l’était lui-même avec panache, lui avait enjoint : « Surtout, ne deviens jamais journaliste ! » Pierre Mertens a pourtant tenu, pendant quelque trente ans, un « bloc-notes littéraire » dans le journal Le Soir (dont l’actuel et très mince supplément hebdomadaire « Les Livres du Soir » nous laisse nostalgiques…) puis, en alternance avec Yvon Toussaint, une rubrique sur les temps que nous vivons. Ces chroniques, dont il se demande à chaque fois si Guy Mertens, aujourd’hui disparu, les aurait appréciées, et qui courent d’octobre 2002 à mars 2004, sont réunies en un volume sous le titre La violence et l’amnésie. Chroniques des années de soufre.
De rapprocher les événements, de les faire s’entrechoquer dans le même espace, donne à voir parfois leur étrange — et terrible — logique. Ce sont des contrechamps.
Au gré de l’actualité, de ses sentiments, émotions, humeurs, réflexions, Pierre Mertens nous promène de la nouvelle bibliothèque d’Alexandrie (Que la plus belle bibliothèque du monde renaisse en un lieu où les livres demeurent souvent interdits, ou inaccessibles, ne constitue pas un mince paradoxe) aux lendemains du désastre de Manhattan (Ne pas rebâtir, aussi vite que possible, eût consacré la victoire de la barbarie. Mais de quelle façon refaire du plein avec du vide, de la mémoire avec du manque ?). Du drame de Vilnius (Une mise à mort nommée Désir) au procès d’Arlon (Verra-t-on bien qu’à Arlon, la justice des hommes ne cherche pas à tirer vengeance de la plus lâche et la plus abjecte barbarie, mais seulement à remporter sur elle la plus pacifique des victoires : celle de la vérité ?). Il dénonce avec la même force l’antisémitisme et l’arabophobie. Revient toujours sur les droits de l’homme (mais de quel homme ?) […] Les damnés de la Terre n ‘ont pas tous le même grade). Ironise à propos de la mode dérisoire de l’anti-intellectualisme, au sein même de l’intelligentsia. Médite sur le suicide (que Camus estimait l’unique « problème philosophique vraiment sérieux », et Stig Dagerman, « la seule preuve absolue de la liberté humaine »), à travers le maître livre de Maurice Halbwachs, enfin réédité, Les causes du suicide, et Lettres du pays froid, de Caroline Lamarche, un texte que le suicide hante et perfore.
De grandes ombres habitent ces pages : Sciascia, Pavese, Pasolini, Paul Nizan… Et l’on y retrouve le lecteur — et critique — passionné dans des saluts vibrants à Milan Kundera, J.M. Coetzee, Bernard-Henri Lévy, Roland Barthes, superbe jusque dans l’inachèvement, ou encore Italo Calvino (L’homme fut engagé, mais avec légèreté, prophétique mais sans présomption, seulement animé par une inexorable passion de comprendre. Il refusa autant le cynisme que la complaisance romantique). Plus curieusement, dans un long commentaire navré du livre de Brigitte Bardot Un cri dans le silence, dont la lecture a ulcéré, blessé cet admirateur enthousiaste de « la Lorelei des années soixante » : On dirait un pastiche de ce qu’on peut écrire de pire dans le genre. À quoi donc s’attendait-il ?!
L’ensemble de ces libres opinions est intéressant, vivant, stimulant. Mais on voudrait y entendre plus souvent, sous le ton rapide, direct et familier du chroniqueur, les accents de l’écrivain, comme ici : La haine de L’autre commence parfois par le mépris de soi-même. Face à la violence qui triomphe partout, y compris sous les formes de l’oubli délibéré et du mensonge, Pierre Mertens refuse de désespérer et scrute l’avenir : A quand la nouvelle morale ? Et un nouveau monde ou le « vieux monde » même retrouverait son âme?
Francine Ghysen
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°134 (2004)