Pierre Mertens, Le don d’avoir été vivant

Vivre, écrire, résister

Pierre MERTENS, Le don d’avoir été vivant, Écriture, 2009

mertens le don d'avoir ete vivantPar un heureux hasard éditorial, en même temps que la trilogie dont nous parlons dans le magazine, parait de Pierre Mertens un recueil d’essais. Sous le beau titre Le don d’avoir été vivant (au double sens du don que l’on reçoit et de celui que l’on exerce), il reprend des études déjà publiées sur Benn, Malraux, Cortázar, Sciascia, Tynianov, Kafka, Kundera et Pasolini, auxquelles viennent s’ajouter deux textes inédits consacrés à Lowry et Pavese.

Ces essais, bien que rédigés à des époques différentes, n’en présentent pas moins une grande cohérence dans leur contenu : chacun à sa manière s’interroge sur la place et le rôle de l’écrivain dans la société. Presque tous les auteurs dont il s’agit ont en commun de s’être trouvés confrontés à de grands événements historiques et d’avoir pris position par rapport à eux dans leur œuvre ou dans leur vie, souvent les deux à la fois.

C’est évident pour le poète et médecin Gottfried Benn (auquel Pierre Mertens a consacré son roman Les éblouissements), qui paya cher son ralliement passager au nazisme et se vit démis de ses fonctions, persécuté par ceux-là mêmes en qui il avait cru reconnaitre certaines de ses valeurs. Ou pour Malraux, si souvent raillé en raison du rôle historique qu’il s’est volontiers attribué, puis de ses fonctions de ministre de la Culture sous la Ve République, et dont l’auteur montre que son engagement fut bien plus sincère qu’on n’a voulu le croire. Ou pour Pasolini, confronté lui à l’ennemi de l’intérieur et qui, au-delà de ses contradictions, sera resté d’une intransigeance et d’une fidélité à lui-même exemplaires, rendant par avance caduques les basses tentatives visant à faire de sa fin brutale la chronique d’une mort annoncée par son œuvre même. Ou encore pour Sciascia, dont les romans-enquêtes ont réinventé et parfois anticipé, notamment dans l’affaire Moro, le cours de l’Histoire réelle.

Cortázar et Kundera n’ont pas seulement en commun d’avoir choisi le chemin de l’exil, mais d’avoir développé une littérature de résistance fondée sur le caractère irréductible de la forme, expérimentations narratives chez le premier, défense du roman contre la poésie chez le second.

Quant à Lowry et Pavese, s’ils ne sont guère intervenus sur le terrain politique, ils n’en ont pas moins mené une autre sorte de lutte, contre l’alcoolisme pour l’auteur d’Au-dessous du volcan, contre la tentation du suicide pour l’écrivain du Métier d’exister – mais il serait réducteur de n’y voir que des victimes de leur « maladie », alors que leurs textes constituent une formidable affirmation de la vie.

Reste le « cas Kafka », le plus complexe sans doute, le plus passionnant aussi, ce qui justifie l’importance qui lui est ici accordée (plus de cent pages, soit un  tiers du volume). Pierre Mertens retrace avec autant d’érudition que d’esprit critique la manière dont son œuvre a d’abord été rejetée ou incomprise, puis récupérée, surinterprétée, adaptée à toutes les sauces – presque toujours en la dénaturant. Il y a à cela une bonne raison : c’est que Kafka, l’écrivain par excellence, celui dont la vie a le plus fait corps avec la littérature, est un auteur d’une singularité totale, et par-là même voué à ne pas avoir de postérité.

Daniel Arnaut


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°159 (2009)