Le centième anniversaire de la naissance de Michel de Ghelderode aura donné lieu, tout au long de l’année, à de nombreuses manifestations destinées à remettre à l’honneur son théâtre (à travers notamment une mise en scène de Mademoiselle Jaïre au Parc) ou à éclairer d’un jour neuf une personnalité offrant autant de facettes que l’œil de la mouche. Car cet auteur est l’ambiguïté même. On s’en rend mieux compte au fur et à masure que parait sa Correspondance générale, éditée par Roland Beyen chez Labor. Elle nous révèle la richesse stylistique, l’inventivité verbale d’un immense épistolier en même temps qu’elle nous fait voir les grandeurs et petitesses d’un homme pétri de contradictions, dont le portrait s’infléchit peu à peu.
Il y a trente ans, presque jour pour jour, que le destin de Roland Beyen et celui de Ghelderode se sont officiellement liés. C’est en effet le 31 mai 1968 que le premier nommé a soutenu, à l’Université de Louvain, sa thèse de doctorat consacrée au second – thèse dirigée par Joseph Hanse. Il avait mal choisi son moment : « L’Histoire était en train de se faire dans la bibliothèque occupée par les étudiants, et moi, je ne pouvais pas la vivre, parce que je devais terminer dans l’urgence la rédaction d’une thèse annexe sur l’emploi du conditionnel après ‘si’, dont je n’étais pas trop sûr ». Nous associerons donc désormais à la commémoration des événements de mai la figure d’un fébrile chercheur requis par la grammaire…
S’il n’est pas pour autant devenu un digne successeur de Grevisse, il s’est imposé comme le spécialiste incontesté de Ghelderode, et comme un historien renommé du théâtre contemporain. Sa recherche, en effet, a débouché sur de nombreuses publications, à commencer par une adaptation de sa thèse, publiée par l’Académie, Ghelderode ou la hantise du masque. On lui doit aussi une imposante bibliographie de l’œuvre et des commentaires qu’elle a suscités et un admirable petit volume chez Seghers où le chercheur établissait la synthèse de ses études sur le dramaturge, en rétablissant clairement la chronologie des pièces (car l’auteur s’ingéniait à antidater systématiquement son travail) et en replaçant leur propos dans une démarche d’ensemble, pour montrer la cohérence de leur évolution et leur importance dans l’histoire du théâtre contemporain.
Durant ces trente années, parallèlement à ses activités d’enseignant, Roland Beyen a déployé une patience infinie pour débusquer et rassembler les innombrables missives que Ghelderode a envoyées ou reçues depuis son entrée sur la scène littéraire en 1919 jusqu’à sa mort en 1962. Quinze mille copies de lettres, soigneusement répertoriées et classées par date, sont aujourd’hui réunies dans la pièce que le chercheur leur a réservée dans sa maison. Elles offrent une mine d’informations de première main sur l’auteur et le milieu littéraire auquel il fut mêlé, dévoilant parfois des épisodes controversés de son histoire, que certains (à commencer par lui-même) auraient préféré passer sous silence.
En 1998 est paru le cinquième volume de cette Correspondance, couvrant les années 1943 à 1945. Une publication qui a fait du bruit, parce qu’elle met en évidence un côté particulièrement désagréable de Ghelderode : son antisémitisme, qui s’exprime durement à plusieurs reprises, notamment dans une lettre du 15 septembre 1942, écrite peu après que les nazis eurent décidé les déportations massives des Juifs. Pourtant, on ne peut pas dire qu’il s’agit d’une révélation. L’antisémitisme de Ghelderode est perceptible dans plusieurs pièces, il a nourri l’une ou l’autre causeries « patriotiques » que l’auteur a écrite ou prononcées pendant la guerre pour la radio belge sous contrôle allemand et Beyen en parlait déjà clairement en 1971 dans La hantise du masque, sans avoir jamais rencontré, sur ce point, d’écho particulier. Significativement, ses propos antisémites ne figuraient pas non plus parmi les reproches adressés à Ghelderode à la Libération par l’administration communale de Schaerbeek, où il était employé. Il faut croire qu’aujourd’hui les temps sont mûrs pour une nouvelle conscience historique. Sans doute les résurgences fascistes nous ont-elles donné de nouvelles raisons de nous montrer vigilants.
Beyen pour sa part avoue sa lassitude quant à la façon dont ses prétendues « révélations » historiques occultent le reste de son travail. Certes, le racisme de Ghelderode n’est excusable en rien, mais l’œuvre ne se réduit pas à ce seul trait de personnalité et la correspondance présente beaucoup d’autres approches possibles. Une bonne partie du cinquième volume est consacrée aux affres que l’auteur connut à la fin de la guerre, suite à son licenciement pour faits de collaboration. Littérairement, c’est un homme fini, la perte de son emploi le prive de toute ressource financière, il est malade et réduit à une extrême misère : pour se chauffer il va jusqu’à brûler les éditions de ses propres livres. Il faudra toute l’influence de quelques amis, dont Hellens, pour que le Ministre de l’intérieur accepte de lever partiellement la sanction dont il a été frappé et le fasse réintégrer au sein du personnel de l’administration communale. Et Ghelderode, dans ses lettres de cette époque, s’efforce de persuader les uns et les autres que, dans cette sinistre affaire, il est la malheureuse victime d’une conspiration.
Le volume 6, en préparation, le montrera encore en train de se défendre car, en 1946, ses problèmes ne sont pas réglés. Il est interdit de publication, on ne peut citer son nom nulle part. François Maret, le frère d’Hellens, est alors le seul qui s’intéresse encore à son œuvre. Il organise des séances de lecture de ses pièces par de bons acteurs – sans aucun succès. Ghelderode est complètement oublié. Mais bientôt l’horizon pour lui va se libérer, car cette même année 1946, Catherine Toth découvre son théâtre presque par hasard. Elle lui écrit, il lui envoie les trois volumes de ses pièces. Dès la saison suivante elle monte avec André Reybaz et le théâtre Le Myrmidon Hop signor ! et Le ménage de Caroline. Ce sont les prémices de ce qu’on appellera la « ghelderodite aiguë » à partir de 1949, au moment où les mises en scènes de Fastes d’enfer et de Mademoiselle Jaïre remportent respectivement le premier et troisième prix du Concours des jeunes compagnies organisé à Paris. Jean-Louis Barrault invite la compagnie victorieuse à jouer Fastes d’enfer au Théâtre Marigny, pour quelques représentations. À la quatrième, des spectateurs scandalisés commencent à démolir le théâtre, ce qui provoque l’expulsion de la troupe et augmente encore l’intérêt pour l’auteur. Dès lors, tout le monde veut monter Ghelderode, en France, mais aussi en Italie, en Pologne, en Angleterre puis dans le monde entier. Il continuera d’être beaucoup joué jusqu’en 1953 avant que l’attention autour de son nom se relâche peu à peu.
Ghelderode est devenu un phare du théâtre contemporain mais, pour Roland Beyen, il a manqué sa chance historique. Ce sont les théâtre d’avant-garde qui se sont disputé ses pièces, pas les grandes scènes. Pour se racheter de l’épisode malheureux des Fastes d’enfer, Barrault a voulu monter La farce des ténébreux, avec un décor de Labisse. Le travail était déjà bien avancé quand il a renoncé au spectacle, par crainte de perdre son public. On a plusieurs lettres de Ghelderode à Barrault et vice-versa (elles paraitront dans le tome 7). On y voit que le dramaturge donne du souci au metteur en scène parce que sa pièce ne parait suffisamment claire à cet esprit rationaliste. Il se plaint quant à lui de ce que les François veuillent toujours tout comprendre… Le refus de Barrault a été une catastrophe pour la suite de sa carrière. À partir des années 50, de nouveaux auteurs tiennent l’affiche : Ionesco, Beckett ou Genet, lequel avait d’ailleurs une grande admiration pour Ghelderode. En 1954, quand le Berliner Ensemble vient jouer Mutter Courage à Paris, le dramaturge belge sera aussi concurrencé, dans l’esprit des Français, par Bertolt Brecht : une œuvre aux antipodes de la sienne. Le temps, désormais, n’est plus aux viscérales exubérances mais à la distance critique.
Les correspondants, à partir de l’époque de la ghelderodite, sont devenus une foule. Beyen en a dénombré un millier. Pour les seules années 60 et 61, il dispose de quarante centimètres d’épaisseur de photocopies, ce qui fait beaucoup de lettres et, pour les éditeurs, du pain sur la planche : il prévoit d’ajouter cinq autres volumes à son œuvre.
Carmelo Virone
À partir d’un entretien avec Roland Beyen
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°103 (1998)