Le Théâtre du Chatelet, à Paris, se prépare à vivre en avril prochain un événement inspiré par un des joyaux de notre littérature. Peter Stern y mettra en effet en scène Pelléas et Mélisande, l’opéra que Debussy a composé à partir de la pièce de Maeterlinck. Un autre géant, Pierre Boulez, occupera le pupitre du chef d’orchestre. En même temps, le Centre Wallonie-Bruxelles présente, en création mondiale, Joyzelle.
Maeterlinck, notre contemporain ? Nous avons demandé à Marc Quaghebeur de resituer l’apport à la modernité du Prix Nobel 1911.
Dès la parution de ses premiers textes, distance est prise sans le dire – et comme sans y toucher – avec le caractère appliqué du travail des Jeunes Belgique et de nombre de symbolistes, belges ou français. Qui plus est, au fur et à mesure que progresse son parcours, l’écrivain parait ne pas se tenir aux formules qu’il vient de métamorphoser.
À l’ampleur onirique rendue possible par l’invention des grandes laisses déliées de Serres chaudes succède la douloureuse insistance distillée par la reprise savante d’une vieille formule populaire, celle des Chansons. Très vite, celles-ci s’inscrivent dans la production théâtrale pour en moduler et en creuser la scansion. Au point de transformer l’action en résonance de l’âme… À la profusion vénéneuse de La princesse Maleine (1890), le dramaturge fait par ailleurs succéder le resserrement scénique de L’intruse (1890), des Aveugles (1890) et des Sept princesses (1891). De quoi retrouver – de la même façon que le poème est en train de le faire avec la chanson – le vieux principe populaire des marionnettes ! Afin, cette fois, de faire sortir le jeu de l’acteur du vérisme bourgeois. Ce vérisme, les incessantes reprises des dialogues le mettent particulièrement à mal. Ainsi s’obtient progressivement, et subtilement (mais rapidement !) un décalage des codes représentatifs au sein duquel émerge de façon presque mythique le rôle des objets et des rares accessoires requis par la mise en scène. La chevelure de Mélisande en sera le parfait symbole. Beaucoup ont oublié qu’elle était aussi un actant du drame.
Miracle formel et sensible, Pelléas et Mélisande (1892)) engrange immédiatement tous ces acquis pour les insérer dans la vieille structure du drame en cinq actes que l’auteur évide ensuite jusqu’à l’épure dans La mort de Tintagiles (1895). En même temps, Maeterlinck donne aux lettres – et en langue française ! – le type d’œuvre globale dont le drame wagnérien était censé détenir le monopole. Il le fait en incarnant, au gré d’une langue fluide et comme évanescente, les préceptes théâtraux que Mallarmé avait formulé dans la langue sacrale qui est la sienne.
Parallèlement au travail du vers et du drame, l’auteur s’attaque à la prose : pour la sortir, elle aussi, de sa gangue sans en violer les contours. Les traductions de Ruysbroeck et de Novalis servent autant ce dessein que les nouvelles inspirées de Poe (Onirologie). Elles débouchent sur la langue du Trésor des humbles (1895) et sur l’infinie prosopopée des essais. À travers elle, le créateur de L’oiseau bleu ne cesse de chercher à atteindre, au travers de la phrase française, l’indicible qu’il ne peut nommer, et qui le taraude d’autant plus qu’il l’a entr’aperçu dans l’abîme qui sépare les mots des objets qu’ils désignent. Abîme bien plus énorme pour un francophone de Belgique que pour un Français…
Une œuvre source
Toutes ces mutations – « novations » convient mal à son art –, Maeterlinck les fait surgir avant que n’éclate le 20e siècle. Il le fait avec l’agilité de l’eau. Sans qu’un discours d’escorte n’accompagne vraiment le tracé qu’il dessine. Du moins jusqu’à ce que l’interminable quête des essais ne vienne peu à peu se substituer aux merveilles engendrées par un muet qui feignait d’être aveugle.
L’Europe que lassent ses nouveaux parapets ne s’y trompe pas. C’est Verhaeren ou Claudel saluant le nouvel écrivain. C’est Lugné-Poe portant tout de suite le dramaturge à la scène, et Mallarmé rectifiant le célèbre article de Mirbeau pour indiquer tout ce qui sépare Maeterlinck de Shakespeare (ses personnages ne froissent pas la page). C’est Hofmannstahl traduisant Les aveugles ; et Rilke montant Sœur Béatrice tout en s’inspirait du dramaturge pour sa Princesse blanche. C’est Tchékhov imprégné par cet art du dialogue dont il retient l’essentiel ; et Stanislavski ou Meyerhold découvrant dans son cercle les potentialités novatrices d’un art du théâtre qui débouche sur le « tragique avec le sourire aux lèvres ». C’est d’Annunzio, à la croisée des chemins, qui trouve de quoi nourrir romans et poèmes paradisiaques.
C’est Pessoa qui pouvait difficilement passer à côté de cette dissolution tout emplie d’élégance et de discrétion. C’est même Artaud. Ne voit-il pas en Maeterlinck celui qui « rétrécit la membrane » qui sépare l’homme des « vérités supérieures » ?
Ainsi nombre d’artistes de premier plan ont-ils « senti » ce que cette œuvre quelque peu hiératique véhiculait de neuf ; ce qu’elle indiquait d’essentiel par rapport aux autres trouvailles que la poésie et le théâtre du 20e siècle allaient produire. À la façon, en somme, des grands précurseurs du Quattrocento sans lesquels il n’y aurait pas eu de Renaissance.
L’espace théâtral que Craig et Appia vont transcender dans leurs scénographies, c’est la langue de Maeterlinck qui le libère et le conçoit. Pourquoi dès lors, aujourd’hui encore, tant de metteurs en scène s’évertuent-ils à écraser ses réparties sous le fatras dont il chercha précisément à s’évader ? Vitez l’avait compris, qui donna à Vienne, avec la complicité de Kokkos, une mise en scène acérée de Pelléas. La servait un décor qui était symbole et allusion, épure et espace.
Les clochards de Samuel Beckett ou les errants lunaires de Marguerite Duras n’eussent pas été pensables sans l’étrangeté qu’induisirent un jour Les aveugles ou Les sept princesses. Même s’il ne faut pas sous-estimer les différences entre le compagnon de route du Parti ouvrir belge et les décrypteurs de l’impasse tragique appelée Auschwitz. Demeure par contre sa prescience de l’aphasie moderne. Peut-être un jour verra-t-on que l’anorexie de Mélisande correspond à un art qui sait sans pouvoir dire ; qui annonce la faillite de la fin du siècle – et ses séquelles ; qui demeure encore marqué par l’espérance aussi bien sociale que métaphysique. Demeurent aussi les associations d’images des grandes Serres chaudes et le travail musical des Chansons. Ils annoncent les fulgurances surréalistes et l’obsession de la signifiance rythmique, voire de la glossolalie.
Tout cela survient sous la plume d’un « taiseux » à forte constitution physique : celui qui crée à la fois Golaud et Mélisande. Tout cela émerge à l’heure où son pays, dont il combat l’obscurantisme politique, est à l’apogée de sa puissance.
Sans doute est-il un des seuls à en mesurer l’insigne fragilité. De la même façon, il pressent les failles du temps. Sans s’y laisser sombrer. L’artiste en lui s’est contenté de les laisser advenir à la lueur. À charge pour d’autres de s’en saisir ; et pour l’homme Maeterlinck, de poursuivre sa lente dérive vers le gigantesque promontoire qu’il nomme, très symboliquement Orlamonde.
N’a-t-il pas rompu avec la tradition d’une façon qui lui permet surtout de lui donner congé sans l’insulter ? N’a-t-il pas donné à voir l’horreur, la lassitude, l’imposture mais aussi l’incurable espérance du monde ? Celles qu’un homme d’aujourd’hui, Tadeusz Kantor, qui a toujours reconnu devoir beaucoup à l’art de Maeterlinck, exprime avec force dans La machine de l’amour et de la mort. C’est-à-dire dans la recréation contemporaine de La mort de Tintagiles…
Marc Quaghebeur
Quelques jugements sur Maeterlinck
« Maeterlinck a travaillé aux confins de la poésie et du silence, au minimum de la voix, dans la sonorité des eaux dormantes ». Gaston Bachelard
« Il semble que soit joué [dans Pelléas] une variation supérieure sur l’admirable vieux mélodrame. Silencieusement presque et abstraitement au point que dans cet art, où tout devient musique dans le sens propre, la partie d’un instrument même pensif, violon, nuirait par l’inutilité ». Stéphane Mallarmé
« Son théâtre est bientôt tout un monde où les personnages traditionnels du théâtre apparaissent évoqués par le dedans. La fatalité inconsciente du drame antique devient chez Maeterlinck la raison d’être de l’action. Les personnages sont des marionnettes agitées par le destin ». Antonin Artaud
« On pourrait réunir tous ces drames sous le nom de Drames de la mort car ils ne contiennent rien d’autre que des heures d’agonie et sont la confession d’un poète voyant dans la mort l’unique chose sûre, l’unique certitude quotidienne et désespérante de notre vie ». Rainer Maria Rilke
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°72 (1992)