« Des connivences presque absolues »
On ne présente plus Pierre Mertens. Plus de quarante ans de compagnonnage avec le monde de l’édition, et ce n’est pas fini, ont fait de lui une figure-phare de la littérature belge et européenne. Il a côtoyé des personnages du monde éditorial sans lesquels la littérature contemporaine ne serait pas ce que nous en connaissons aujourd’hui.
Pierre Mertens nous reçoit dans son appartement, au onzième étage d’un immeuble de Boitsfort, fiché entre ciel et terre bruxellois. Un appartement littéralement envahi de livres, revues, journaux, documents divers. Un univers de papier qui a accompagné Pierre Mertens, ses réflexions, ses émotions, ses enthousiasmes et ses indignations. Un univers de papier qui est comme un port d’attache pour celui qui a arpenté le monde sous toutes les latitudes. Nous cherchons un petit coin d’espace libre pour nous poser. Des éditeurs, il en a côtoyé plusieurs, et parmi les plus grands. D’emblée, nous lui demandons quel serait pour lui l’éditeur idéal, au regard de cette expérience : « Je crois qu’il y a deux écoles : ceux qui pensent que le mieux est d’avoir affaire à un éditeur objectif, précautionneux, équidistant et, au contraire, ceux auxquels je me rallie, qui demandent une connivence presque absolue. Pour moi, c’est une histoire d’amour. Mes grands souvenirs d’édition vont à des hommes dont je suis devenu extrêmement proche, même quand nous nous sommes quittés. Je conserve des rapports étroits avec les éditeurs qui ont compté pour moi. Je crois pouvoir dire que le tout premier, c’est comme la première femme de ta vie, tu ne l’oublies jamais. »
Chute d’Icare et envol de Mertens
Pierre Mertens apparaît au public en 1969, avec un premier roman paru au Seuil, L’Inde ou l’Amérique. Avant de sortir, ce livre a pourtant déjà connu toute une histoire. « J’avais envoyé un gros manuscrit d’un millier de pages qui était la première mouture d’un livre qui s’intitulait : Paysage avec la chute d’Icare. Je l’ai envoyé en 1958, à 18 ans, aux éditions Gallimard. À une ou deux voix près, le livre n’a pas été accepté, malgré de nombreuses hésitations du comité de lecture, parce qu’il était énorme, interminable. De plus, c’était le premier livre d’un tout jeune homme. Cela a dû les rendre prudents. Un membre du comité de lecture, Roger Borderie, lui-même auteur de plusieurs livres dans la collection Le Chemin de Georges Lambrichs, m’a confié plusieurs années après que j’aurai dû insister car, à peu de choses près, en élaguant quelque peu, le livre aurait été pris. Cela était extrêmement encourageant. J’ai laissé passer deux, trois ans, le temps de commencer mes études de droit. Je ne voulais surtout pas suivre des études littéraires, mais une formation qui me permette de voyager, de rouler ma bosse, d’interroger le monde par un autre prisme que celui des mots. Pour moi, le droit international s’imposait et il a occupé un tiers de ma vie quotidienne, en me permettant de voyager en Amérique latine, en Afrique, en Europe de l’Est, au Proche-Orient. J’ai visité un grand nombre de prisons et suivi de multiples procès. Que ces expériences finissent ou non dans mes livres, elles ont nourri ma vie. » Finalement, le manuscrit des débuts paraîtra au Seuil, retravaillé, pour donner les trois premiers livres de Pierre Mertens : L’Inde ou l’Amérique, au Seuil, en 1969, qui obtient d’emblée le prix Rossel et est salué par toute la critique, Le Niveau de la mer, recueil de nouvelles paru en Suisse à L’Âge d’Homme en 1970, et La Fête des anciens, à nouveau au Seuil en 1971 (qui sera réédité dans la collection Passé&Présent de l’éditeur belge Jacques Antoine, avec une préface de Daniel Oster et, en couverture, un détail de la peinture de Bruegel l’Ancien qui donne son titre à la trilogie). Trois livres où apparait le personnage de Julien Delmas. Trois livres qui constituent un triptyque et qui, ironie de l’édition, a été réédité à peu près dans sa forme originelle au Seuil, il y a trois ans, pour les 70 ans de l’écrivain. Trois livres derrière lesquels se profilent trois personnalités du monde de l’édition francophone : Jean Cayrol, Vladimir Dimitrijevic et Claude Durand.
Jean Cayrol : un lecteur dialoguant
La vie est un roman et les hasards de la vie font parfois beaucoup pour la naissance d’un roman. La rencontre entre un auteur et son éditeur passe parfois par des détours inattendus, comme l’explique Pierre Mertens : « Avec une amie poétesse que j’admirais beaucoup, Françoise Delcarte (ndlr: Françoise Delcarte (1936-1995) a publié dans les années ’60 les recueils Infinitif et Sables, chez Seghers), je fréquentais un café qui a eu son heure de gloire du temps des surréalistes, La Fleur en papier doré, rue des Alexiens. Nous nous réunissions en fin d’après-midi pour nous lire nos textes, dans un coin un peu secret, près d’une boîte à musique appelée Azulma la Sérieuse. Un jour, alors que je lisais des extraits de mon roman, un voisin de table m’a interpellé : ‘J’ai été indiscret mais je ne vais pas y aller par quatre chemins. Vous devez absolument croire en ce livre, même s’il n’est pas en état d’être publié. Il y a encore du travail, il est en jachères, mais je connais déjà le nom de votre éditeur. Je suis poète et je publie dans la revue Écrire dirigée par Jean Cayrol. Ce sera votre éditeur. Cet homme s’appelait Paul Perrey, il était déserteur de la guerre d’Algérie et s’était réfugié à l’abbaye de Maredsous. Il a disparu par la suite. »
Pierre Mertens envoie son manuscrit à Jean Cayrol. Ce dernier lui propose de tronçonner le manuscrit original. « Cayrol était un formidable éditeur – j’ose dire : comme on n’en fait plus –, c’est-à-dire un lecteur dialoguant. Il venait me chercher à midi à la Gare du Nord, nous allions déjeuner ensemble et nous retournions dans son bureau jusque 7 h. du soir, avant de reprendre mon train pour Bruxelles. C’était une conversation absolument extraordinaire d’une demi-journée, textes en mains, entrelardée de confidences. » Les deux hommes ne manquent pas d’intérêts convergents. Alors que Mertens travaille sur une thèse consacrée à l’imprescriptibilité des crimes de guerre et contre l’humanité, Cayrol lui raconte sa déportation au camp de concentration de Mauthausen-Gusen. « Je me suis aperçu que, dans ses romans, il n’était presque jamais question de ce sujet mais qu’il était constamment présent en filigrane. On se souviendra bien sûr qu’il a écrit un texte majeur sur la déportation, le monologue de Nuit et Brouillard de Resnais. Dans son sillage, ce qui me passionne encore aujourd’hui, c’est l’après-Auschwitz. J’ai écrit un essai, qui est une anthologie des grands écrivains de la déportation, dont Cayrol, Primo Lévy, Jorge Semprun, Robert Antelme, Imre Kertész. » Car s’il est un formidable éditeur, empathique et bienveillant, Jean Cayrol est également un écrivain fécond, un superbe poète et le romancier d’une trentaine de titres dont Je vivrai l’amour des autres, prix Renaudot en 1947, Le Froid du soleil ou Le Déménagement. Il a également participé comme scénariste ou réalisateur à quelques films et courts-métrages, en collaboration avec Alain Resnais ou Claude Durand, dont on reparlera. Il a créé un univers bien à lui, qu’il qualifia de monde lazaréen. Un monde qui n’est pas sans rappeler celui de Pierre Mertens, un monde toujours en guerre où il est naturel de vivre caché pour survivre, ainsi que Mertens en avait fait l’expérience durant la guerre alors que sa mère cachait des gens chez elle. Jusqu’au jour où, à la mort de sa grand-mère, elle apprit à son fils qu’il était juif et qu’elle s’était tue pour le protéger. « Il est indéniable que Cayrol m’a marqué comme écrivain, comme éditeur, comme déporté. À trois égards, l’homme me passionnait et était l’interlocuteur qu’il me fallait. Il avait une façon sensuelle de parler des textes, il en dépistait les couleurs, presque les odeurs. Il me disait que j’étais obsédé par le problème du mal, à la Bernanos. Cela m’a infiniment plu parce que j’avais été marqué par Nouvelle Histoire de Mouchette, dont Besson a réalisé un si magnifique film. Selon Cayrol, j’avais écrit un livre aussi candide qu’un lys blanc où se révèle toute la poisse de l’âme humaine. ‘On voit bien que le diable existe pour vous, me disait-il, surtout quand on ne l’attend pas’. Il n’était pas étonné que Kafka était l’écrivain le plus important pour moi. Cayrol m’a encouragé à devenir écrivain et, quand il m’arrivait de faire fausse route, il avait une façon courtoise de me l’indiquer. Par exemple, s’il y avait une répétition, en particulier si elle survenait plusieurs pages plus loin, il la repérait. Il avait un œil d’aigle. Il ne me donnait pas la solution. Il me forçait à réfléchir à une autre voie, avec une exquise courtoisie. »
En trois livres, Pierre Mertens aura trois éditeurs car, entre-temps Cayrol a pris sa pension, quitté Paris, démissionné de l’Académie Goncourt où il a siégé de 1973 à 1995 et est retourné dans son Bordelais natal, à Castillon-la-Bataille, pour reprendre ses activités de viticulteur. « Une fois par an, il m’envoyait une petite caisse de son vin. Il m’écrivait aussi de très belles lettres à la main, avec une charmante écriture, un peu tremblée, à l’encre bleue. » Dans l’édition, il a passé le relais à son adjoint, Claude Durand, qui deviendra l’éditeur de La Fête des anciens. Pour ce qui est des nouvelles tirées de l’ensemble originel, la décision des éditions du Seuil traduit bien l’attitude de l’édition française à l’égard de la nouvelle, ainsi que lui confie Jean Cayrol : « ‘Malheureusement, nous acceptons rarement les nouvelles d’un débutant’, m’a-t-il expliqué. ‘C’est un défaut typiquement français. Il faudra vous débrouiller autrement.’ » Pierre Mertens se tourne vers un éditeur hors normes du monde francophone, un Serbe qui s’est exilé en Suisse peu après la Seconde guerre mondiale, Vladimir Dimitrijevic. Éditeur passé par la librairie, il a ouvert sa maison d’édition à 4500 titres, à des personnes ʺdéplacéesʺ, comme il se qualifiait lui-même [Vladimir Dimitrejevic, Personne déplacée, entretiens avec Jean-Louis Kuffer, L’Âge d’Homme]. Ayant lu un ‘Prière d’insérer’ dans Le Monde qui annonçait l’apparition de cette nouvelle maison d’édition à Lausanne, l’envie prit à Mertens de proposer à celle-ci son texte. C’est ainsi que Le Niveau de la mer parut à l’automne 1970 dans une collection qu’il inaugurait et qui s’intitulait ‘Vent d’est, Vent d’ouest’. Tout un programme. Si cet éditeur a fait connaître de nombreux pans de la littérature slave en francophonie, il a toujours été particulièrement attentif à la littérature belge, notamment en publiant le théâtre d’Hugo Claus en français. Fidèle à cet attachement, il a récemment confié à Jean-Baptiste Baronian la direction d’une collection spécifique, joliment intitulée ‘La petite Belgique’. Vladimir Dimitrijevic est décédé accidentellement l’an dernier, entre Lausanne et Paris, dans sa camionnette bourrée de livres. Pierre Mertens lui a rendu hommage dans Le carnet et les instants, hommage intitulé ‘Un porteur de clefs’ [Le Carnet et les instants, n°168, 1er octobre 2011].
Claude Durand, Soljenitsyne et les autres
En 1965, Claude Durand qui était déjà très proche de Jean Cayrol reprend la direction de la collection Écrire au Seuil, après avoir été lecteur dans la même maison. « Claude Durand a été un successeur immédiat, directement fraternel, plus proche de mon âge. Claude Durand était un travailleur forcené. Quand je l’invitais dans le Verdon, il pouvait s’enfermer six, sept heures de suite dans la voiture, le manuscrit sur les genoux, et travailler pendant que j’écrivais en écoutant de la musique. Le soir, on se faisait un petit feu car on y allait souvent à Pâques. Il me demandait de lui lire des pages à haute voix. Ce que j’adorais faire. Au petit-déjeuner, nous revenions sur certains aspects de la veille. Pour moi, c’étaient des conditions de travail magnifiques. C’est l’éditeur au côté duquel j’ai le plus travaillé, celui qui était le plus partie prenante. » Pour Le Seuil, Claude Durand supervisera la publication de La Fête des anciens et du roman suivant, Les Bons Offices, en 1974. C’est aussi au début de cette collaboration qu’il fait une proposition à Pierre Mertens, qui aurait certainement donné une toute autre direction à sa vie s’il l’avait acceptée : « Rapidement, Claude Durand m’a proposé d’entrer comme lecteur au Seuil. Il adorait ma façon de lire et de révéler certains auteurs oubliés. C’est ainsi que je lui ai amené un jour le livre posthume de Paul Gadenne, Les Hauts Quartiers, qui a remporté un beau succès au Seuil. Mais, à la différence de Cayrol qui a tellement bien allié ses métiers d’écrivain, de poète et d’éditeur, éditer m’aurait dévoré et tari. J’ai évité la tentation, même si cela a été le refus le plus difficile de ma vie. Paris ne m’a jamais attiré, mais Durand me proposait de créer une succursale du Seuil dans le Sud de la France, dans le Verdon, où j’avais eu l’occasion de l’inviter dans un petit bastidon que j’y possédais. Yves Berger, que j’ai connu par la suite chez Grasset, était un bel écrivain à ses débuts, mais a laissé tarir sa veine de romancier en devenant éditeur à temps plein, ce que j’ai toujours regretté pour lui. Il aurait donné une œuvre plus importante s’il avait renoncé à l’édition. Être éditeur est un métier exigeant : on sait où ça commence, on ne sait pas où ça finit. » Un avis que Claude Durand n’aurait pas désavoué, lui qui disait il y a quelques années dans une interview : « On ne peut être un grand éditeur et un grand écrivain. Écrire est une activité égocentrique et éditer, c’est se glisser dans l’écriture d’autrui ». Malgré la tentation, Mertens refuse la proposition et reste à Bruxelles qui sera son port d’attache sa vie durant. Notons au passage que Claude Durand est aussi écrivain, que son roman La Nuit zoologique a remporté en 1979 le prix Médicis et qu’il a publié il y a deux ans, au moment de prendre sa retraite, un roman burlesque et savoureux sur la vie d’un éditeur parisien à partir de son expérience. Ironiquement titré J’aurais voulu être éditeur, le livre est signé du pseudonyme François Thuret, qu’il démasque dès la quatrième de couverture. Durand s’y amuse des travers et mœurs du milieu littéraire de la capitale française, jouant de quelques clés assez faciles à décoder. Pour Le Seuil, Claude Durand a également créé la célèbre collection Combats où il traduira avec son épouse Cent ans de solitude, de Gabriel Garcia Marquez et, surtout, publiera L’Archipel du Goulag d’Alexandre Soljenitsyne. Soljenitsyne dont il deviendra agent littéraire pour le monde entier, ainsi qu’il le relate dans son dernier livre, Agent de Soljenitsyne. Claude Durand restera près de vingt ans au Seuil. Au départ du fondateur Paul Flamand, Durand passe chez Grasset. Pierre Mertens le suit et publie dans la maison de Bernard Privat le roman Terre d’asile, en 1978. En 1980, nouveau départ de Durand, chez Fayard cette fois, où il accomplira pendant près de trente ans le reste de sa carrière. Pierre Mertens le suit à nouveau et publiera avec lui un roman érotique d’une force rarement égalée, Perdre, et un recueil de nouvelles, Ombres au tableau. Mais Claude Durand est de plus en plus requis par son engagement pour Soljenitsyne ou encore Sciascia. Pierre Mertens décide de revenir à la maison de ses débuts. « Claude Durand a participé à une des aventures littéraires majeures du siècle. Il avait une grande cohérence idéologique et je me sentais sur la même longueur d’ondes que lui. Durand rapprochait les gens entre eux. Mais il n’avait plus la même disponibilité. J’ai eu une belle conversation avec lui et nous avons gardé d’excellents contacts. Nous nous téléphonons encore une fois par mois, par exemple lorsque j’ai une hésitation, généralement tard le soir. Il ne faut pas croire qu’il faut que des portes claquent, qu’il y ait des brouilles, lorsqu’un écrivain change d’éditeur. Chaque livre a peut-être droit à sa maison. Ce n’est plus aussi compliqué de changer d’éditeur que ce ne l’était autrefois. »
Denis Roche, Fiction et Cie
Lors d’un colloque sur Pasolini à Paris, à l’Institut italien de culture, Pierre Mertens est approché par Denis Roche, éditeur au Seuil, qui l’invite à boire un verre dans un café de la rue des Saints-Pères. « Tout comme Robbe-Grillet ou Bernard Noël, Roche avait adoré Perdre, mon roman érotique, très hard comme on dirait aujourd’hui puisqu’il n’y a plus de mot français pour exprimer cela. Il m’a demandé quels étaient mes projets et proposé de revenir dans ʺmaʺ famille, le Seuil. Je lui ai parlé de mon projet du moment : une vie imaginaire d’un grand poète allemand qui, à un moment donné, a fait fausse route idéologiquement alors que c’était un excellent poète, un médecin honorable et un homme digne. Il s’est aveuglé pendant quelques temps et a malheureusement épousé le national-socialisme, pendant très peu de temps, mais de façon irréparable. Il sait qu’il n’en guérira jamais. Le négationnisme m’a hanté toute ma vie, depuis que je suis petit. Ce n’est pas un hasard si je suis en procès aujourd’hui avec quelqu’un que j’ai accusé de négationnisme [ndlr : Pierre Mertens, dans Le Monde du 6 décembre 2007 et dans l’hebdomadaire Knack du 10 du même mois avait qualifié Bart De Wever, président de la N-VA, de négationniste parce qu’il avait refusé les excuses présentées par le bourgmestre d’Anvers, Patrick Janssens, pour l’attitude de l’administration communale anversoise dans les déportations de Juifs au cours de la Seconde Guerre Sur quoi le leader du parti nationaliste flamand avait déposé plainte contre Mertens pour calomnie et diffamation, en janvier 2008. Le 14 février dernier, la cour d’appel de Bruxelles a estimé qu’il y avait prescription pour ce délit de presse, sans se prononcer sur le fond. À moins d’un appel de cette ordonnance, le débat en assises n’aura pas lieu, au grand regret de l’écrivain]. C’est pour cela aussi que je suis tellement heureux de cette loi française mémorielle qui reconnaît le génocide des Arméniens. Il y a une cohérence dans mon parcours. Ce qui me hante le plus depuis mon enfance et qui a traversé tous mes livres, c’est la trahison, le négationnisme dans tous les domaines de la vie, la faculté de nier et de se mentir. »
Pierre Mertens signe avec Le Seuil la veille de partir en Allemagne en 1986. Il va passer un an dans la patrie de ce poète-médecin, Gottfried Benn, pour se documenter et rédiger Les éblouissements. « De Berlin, j’envoyais une liasse dès que j’avais terminé un chapitre. Denis Roche me répondait très vite et m’envoyait ses encouragements à distance. Quand je suis rentré en Belgique, j’avais presque terminé le livre et je suis allé vivre trois, quatre mois au bord de la mer, à Ostende, pour le finaliser. » Les éblouissements parait à l’automne 1987, sous une superbe couverture reprenant une peinture d’Otto Dix, Hommage à la Beauté, et remporte le prix Médicis. L’aventure continuera au Seuil, avec le succès que l’on sait. « Il y a une ambiance propre à cette maison. À part Gallimard, je n’ai jamais imaginé une maison plus parfaite que celle-là. Ce sont les deux maisons où je m’imagine le mieux, parce que les plus proches de la conception que je me fais de la littérature. » Lettres clandestines, Les phoques de San Francisco (prix de la nouvelle de l’Académie française), Une paix royale (prix Jean Monnet des littératures européennes), Perasma paraîtront tous dans la collection Fiction&Cie créée et dirigée, de 1974 à 2005, par Denis Roche. Écrivain, mais aussi photographe, Denis Roche est l’un des représentants de l’avant-garde poétique des années ’60-’70. Une véritable complicité va s’installer entre les deux hommes, notamment à travers une correspondance dont des extraits sont parus dans un ouvrage consacré à Pierre Mertens et où l’on peut lire ceci sous la plume de Denis Roche: « La vie sans littérature n’est qu’une erreur, une besogne éreintante, un exil. N’est-ce pas ? Alors, on continue : j’écris, tu écris, ils… À bientôt » [Pierre Mertens l’Arpenteur, ouvrage dirigé par Danielle Bajomée, Labor,1989, p. 96-105].
Des éditeurs gardiens du temple
Au vu de son parcours, on constate que Pierre Mertens a toujours eu un correspondant régulier : Cayrol, Durand, Roche. « Les encouragements que tu reçois sont tellement bienvenus. Cela te donne un coup de fouet et tu n’en es que plus heureux de poursuivre. Il y a quelqu’un qui est en marge de mon œuvre, mais dont je dois dire un mot. Il s’agit d’Hubert Nyssen, décédé lui aussi récemment, qui a été plus un ami qu’un éditeur. Il a publié mes tout premiers textes dans des revues, en particulier Synthèse, où est sortie la nouvelle “Une leçon particulière”. » On sait quelle formidable aventure est celle de la maison Actes Sud, fondée par le Belge expatrié en Arles, et qu’il a relatée notamment dans L’éditeur et son double. Pierre Mertens y sera notamment publié pour le livret d’un opéra réalisé avec Philippe Boesmans, La Passion de Gilles, et pour un essai sur un écrivain allemand majeur, Uwe Johnson, le scripteur de mur. À des degrés divers, tous ces éditeurs sont ou ont été des écrivains. « Ils fonctionnent comme des écrivains. Je saurais dire s’ils écrivent ou pas. Il y a quelque chose de l’écrivain en eux, il y a une connivence avec la littérature. Ce ne sont pas des gestionnaires. Ils sont de la partie, ils sont complices. Combien de fois Cayrol m’a-t-il dit : ‘Ah ces pages-là, j’aurais pu les écrire moi-même.’ Tout comme Jean-Luc Godard disait qu’il y a des films et le cinéma, je crois qu’il y a des livres et la littérature. Il y a des éditeurs qui sont des gardiens du temple et d’autres qui sont des gardiens de parking. Ils parquent du papier comme on parque des voitures. C’est dommage qu’il n’y ait pas de permis d’éditer comme il existe des permis de conduire. Certains font n’importe quoi, en publiant de mauvais livres, ou en publiant mal de bons livres. Un mauvais éditeur est un censeur qui s’ignore. Parfois l’intervention impérialiste d’un mauvais éditeur sur l’élaboration d’un texte face à un auteur un peu timide qui ne peut pas lui résister est une forme de censure perverse. L’auteur, le vrai, doit résister, d’autant que l’éditeur a un pouvoir presque absolu. »
Aujourd’hui, Pierre Mertens travaille sur un nouveau texte, qui est venu s’imposer à un roman déjà bien avancé. Denis Roche a passé les commandes de sa collection à Bernard Comment. Le Seuil a été racheté par La Martinière. « Les hommes que j’y ai côtoyés ont disparu ou ont changé d’horizon, qu’ils soient écrivains ou éditeurs. Pour le dernier livre que je suis en train d’écrire, le choix de l’éditeur n’est pas encore tout à fait fixé parce que je suis en négociation. Je choisirai l’éditeur qui sera le plus amoureux de mon livre, pour autant que ce soit moi qui puisse le choisir. C’est un livre dont je voudrais que l’on soit amoureux, parce qu’il touche à deux ou trois problèmes cruciaux. L’un touche à un aspect strictement personnel, charnel, lié à la santé et à ce qui la met en péril, que j’ai déjà pu aborder dans ‘La vie sauve’, une chronique publiée dans La Libre Belgique. Il se placera aussi sur le plan d’une procédure judiciaire, qui est une autre sorte de cancer, peut-être le plus grave des deux car il déborde ma personne et touche à des principes universels. La cohabitation des deux exige un rapport exceptionnellement étroit avec l’éditeur, une discussion permanente, un dialogue. Ce n’est pas un livre que l’on peut écrire seul. Un roman, comme j’en ai tant écrits, exige la solitude. On peut s’enfermer dans un roman comme en entre dans un couvent, en retraite. Le livre que j’écris pour l’instant a une part de fiction, une part d’essai, une part d’analyse, une part de chronique, le tout entremêlé. Je suis à la recherche de l’interlocuteur idéal, mais la forme du dialogue n’est pas tout à fait fixée, même si le matériau est là. Le livre est encore à écrire. »
Michel Torrekens
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°171 (2012)