L’ivre examen : ce que Moreau dit à ses lectrices

Marcel Moreau

Marcel Moreau

Le dernier ouvrage de Marcel Moreau, Lecture irrationnelle de la vie, inaugure aux éditions Complexe, avec Oubliez les philosophes ! de Maurice Maschino, la collection « L’ivre examen ». Nous avons demandé à Jacques Sojcher, qui la dirige, ce qui fait sa spécificité.

« D’abord, ce n’est pas une collection de philosophie. Elle n’a pas le caractère strictement scientifique d’autres collections : elle n’est pas journalistique, et ce n’est pas non plus une collection d’initiation philosophique. Pour comprendre ce qu’elle est, il faut dire qu’elle a un rapport direct à l’écriture. Le propos est de demander à des hommes et des femmes, qui ne sont pas nécessairement philosophes, mais qui peuvent l’être, d’avoir une réflexion de type philosophique sur des questions comme la critique d’une raison extrêmement néocriticiste (Moreau), ou la critique des philosophes et des abus du discours philosophique (Vaneigem, à paraitre). La règle du jeu, c’est de pratiquer l’essai, dans un ancien sens du terme, comme chez Bernanos ou Malraux : un ton intempestif, critique, assez libertaire, quelque chose qui relève d’une polémique argumentée. Dans ces textes il y a un « je » qui parle, qui s’engage et qui dans son engagement peut emporter d’autres avec lui : une passion et une contagion. Les auteurs doivent trouver le ton, l’entre-deux entre le sérieux des concepts et une démarche interrogative, critique, y compris pour eux-mêmes. C’est l’ivresse de la pensée qui ne se laisse pas aller à l’ivresse, mais qui essaie de comprendre ce qui l’emporte ».

Beau défi, que Le Carnet a voulu relever à sa manière en proposant l’essai de Marcel Moreau à deux lecteurs de spécialités différentes. Quelles réflexions cet ouvrage inspire-t-il à une virologue, qui s’intéresse en femme de science au fonctionnement du cerveau ? Comment est-il reçu par une philosophe ? Ce sont leurs réactions, où elles engagent leurs savoirs et leurs convictions, qu’on découvrira dans les colonnes qui suivent.

P.L. et C.V.

moreau lecture irrationnelle de la vie 

Vers les profondeurs du soi

Antonio Damasio, Portugais de naissance, mais professeur de neurologie en Californie, lit-il le français, ou faudra-t-il attendre une traduction pour qu’il découvre sa connivence avec Marcel Moreau ? (mais qui s’enhardirait à transposer la truculence de Moreau, l’orgie d’images dont l’audace grinçante chante pourtant comme une musique, et fait de ce pamphlet l’un des plus beaux poèmes en prose que nous ait donné la Wallonie depuis longtemps ?)

Dans plusieurs de ses livres, Damasio traite des rapports de l’émotion avec le fonctionnement du cerveau. Il rappelle que la psyché, en grec, désignait l’esprit, mais aussi le souffle, le sang. Que, au cours de l’évolution, l’émotion serait née avant l’aube de la conscience, prenant chez l’animal la forme du plaisir et de la peur, et se compliquant chez l’homme par des liens nouveaux avec des jugements, des principes. L’émotion n’est pas un luxe désuet, un reliquat fossile dont nous pourrons nous débarrasser lorsque nous aurons atteint le stade des super homme (plausible, selon certains darwiniens). Privés d’émotion, nous risquons de prendre des décisions désavantageuses pour notre survie. Certaines lésions du cerveau épargnent la capacité de résoudre des problèmes logiques, mais ont effacé la propriété de répondre aux émotions internes qui normalement nous guident dans les prises de décisions concernant la vie personnelle. De tels malades ont perdu « leur intuition identitaire ». Seul le cerveau fonctionne là-haut, coupé de sa base sourd aux injonctions « de ses tripes », comme dit Moreau.

Des émotions primaires forment le bruit de fond de notre vie quotidienne et n’émergent pas à notre conscience, pas plus d’ailleurs que certaines émotions secondaires liées à un événement ponctuel. Seules les émotions qui engendrent des sentiments envoient des images au cerveau À ce moment seulement on atteint la conscience, qui dresse des plans de réponse et des comportements. Le rite du passage à la connaissance s’effectue au sein du noyau du moi, où s’éveille une attention furtive, transitoire mais réaliste, ancrée sur l’ici et le maintenant. Ce moi est distinct de la conscience étendue om s’élabore un sens complexe de notre soi autobiographique, riche de son passé et des anticipations.

Or, Daniel Nettle, dans son tout récent livre Strong Imagination, décrit combien les éclairs d’attention dans le noyau de soi sont sélectifs. Ils dirigent leur tir et font le ménage parmi la profusion de signaux envoyés à chaque moment par le monde extérieur.

Le tri des informations se ferait à différents niveaux, certaines parvenant à atteindre le cerveau, y être enregistrées, mais sans franchir l’étape suprême qui conduit à la prise de conscience. Nos neurones savent des choses que notre conscient ignore. Tout se passe comme si cette conscience avait pour mission d’écrire une histoire cohérente de notre vie au jour le jour. À ce rôle inhabituel, le cerveau consacre beaucoup d’énergie. Bien des instincts grouillant en nous ne font pas surface. Nous voici les « indécrottables compartimentateurs » décrits par Moreau, confinés dans une ornière de pensée linéraire, conventionnelle. La censure exercée là-haut, au sommet de notre corps, concerne nos pulsions internes, mais aussi les incongruités qui pointent le nez dans le monde extérieur (sous forme d’un Dali, d’un Serge Gainsbourg… ou d’un Marcel Moreau ?). Si le filtre est trop serré, s’il fait barrière aux pensées transversales ou divergentes analysées par Nettle, s’il rabat les sautillements de l’esprit, s’il étouffe l’introspection, il écarte l’homo imaginans et nous réduit à un sapiens presque aussi prévisible qu’un animal.

C’est à ce contrôle-là que s’attaque la verve fulgurante de Moreau, contre « la raison qui sédentarise à son projet tout ce qu’elle touche ; y plante son drapeau ». Il plaide pour « les retrouvailles des sens et du sens », « la vision saisie de l’intérieur, où l’esprit et le corps échangent des messages », « l’aventure de l’esprit s’appuyant sur sa chair ». Il veut rendre l’écoute « à ses forces obscures, aujourd’hui dédaignées comme infantiles, qui se tordent dans leurs fers (…) et que notre époque (…) semble extraire pour les mettre au service de la barbarie matérialiste ».

Le soi de chacun d’entre nous est spécifique, unique (le décryptage du génome humain vient encore de le préciser). Nous sommes individuellement atteints par quelques fautes génétiques qui devraient permettre à chacun – s’il n’y avait pas le filtre – d’exprimer ses diversités.

Parmi les bourreaux de nos forces obscures personnelles, Moreau désigne, certes, la raison « notre interne termite », mais aussi les pouvoirs économiques, la technocratie – et le dogme scientifique.

La science ? Je ne suis pas certaine de savoir ce que c’est. Je connais les chercheurs qui, le nez au vent, sortent des chemins battus, parce que c’est seulement dans les sentiers sauvages que l’on a encore une chance de cueillir l’inconnu. Je connais par ailleurs des experts – tels ceux dont s’entourent les ministres -, mais je ne suis vraiment pas sûre que l’expertise engendre le dogmatisme. Mieux on connait un problème, plus on en mesure l’intrigant mystère. Les experts sont des spécialistes en incertitudes, les seuls qui peuvent dire : « on ne sait pas ». Mais combien je rejoins Moreau lorsque, sans la nommer, il dénonce la statistique « la démarche qualitative de la science est poétique le temps qu’elle cherche. Dès l’instant qu’elle trouve, elle est déjà la proie de l’hydre quantitative ».

Aujourd’hui, la notion de dépassement de soi évoque le record sportif, mais aussi une sorte de reniement de nous-mêmes, de pudeur devant les forces obscures chères à Moreau. Pour lui, « le dépassement de soi consiste maintenant à redécouvrir notre être inné, forcément démesuré, puisque sa complexité est extrême, et insondable son sens ».

Que pense de tout cela une biologiste ? Depuis peu, la science joue passionnément avec un nouveau joujou, l’imagerie cérébrale, qui lui permet de révéler les sites du cerveau dont l’activité s’allume, même dans le subconscient. Pouvoir ainsi concrétiser notre moi qui est secret à nous-même, conduit à ramener le cerveau au rang des autres organes mous. Après tout, la fonction du foie est aussi très complexe. La médecine nous enfonce ainsi dans une optique fragmentée de l’être. L’aperçu d’ensemble, la perception du soi, restera-t-elle l’apanage de l’artiste ?

Lise Thiry

 

Pour un mariage d’amour entre rationnel et irrationnel

C’est d’une inconfortable assise que je parcours la Lecture irrationnelle de la vie  offerte par Marcel Moreau. Comment se maintenir en équilibre, à l’abri des coups qu’il assène à la raison et à la philosophie ? Je ne me vois pas même les pieds sur un fil tendu non, ou alors tendu au-dessus de quatre années d’étude et de quelques autres de pratiques. Or, il m’est toujours apparu qu’il ne me serait jamais plus possible de nier, d’anéantir, voire de retomber en-deçà de mes années de formation. En philosophe, il ne m’est donc pas confortable de lire cet éloge de l’irrationnel.

Non pas que j’y perçoive une menace pour ce qui pourrait être considéré comme un quelconque matériel ou matériau de la philosophie cette discipline heureusement indisciplinée. Mais plutôt parce que je m’y sens piégée. Que dire sinon « oui, bien sûr… » face à ces constats pourfendeurs de l’impérialisme de la Raison ? Oui, la raison, trop souvent parée d’idéaux libérateurs se voit devenir un instrument d’épuration, voire d’éradication de tout ce qui ne la concerne pas. Lorsqu’elle s’exerce contre les désirs, passions et autres émotions, il est vrai qu’elle s’érige sur une définition tronquée de l’homme, joliment qualifiée « d’autocratie des moignons » par Marcel Moreau. J’aime même à le suivre dans une dénonciation de la rationalité militante qui uniformise les discours et désirs jusqu’à les vider de leurs sens, de leur humanité. Comment ne pas être troublé par une telle personnification de la raison : « vieille trahie, ou vieille traitresse, figure de contrefaçon ou Madame Robot, attifée de poudreuses fanfreluches… Traquenard permanent sous nos pas de pèlerin de la Nuit… » ? Enfin, je le suis quand il érige en impératif vital le fait que la raison n’a pas et ne doit prétendre à aucun monopole en ce qui concerne « le sacré de la vie ».

Le pourrait-elle, n’étant, selon lui, en soi ni bonne ni mauvaise ? Il ne peut donc y avoir d’un côté la bonne et de l’autre la mauvaise raison, d’un côté, celle qui régule « nos pulsions nécessaires et leurs incertaines limites » et, de l’autre, celle qui justifie, par exemple, les horreurs du système communiste. Ne devrait-on pas, dès lors, penser que c’est un mauvais usage de cette faculté qui la rend perverse ? Ne pourrait-on pas ainsi douter de la légitimité de l’irrationnel en tant que solution commode à tous les maux de la raison ? Ne pourrait-on pas en somme nuancer l’enthousiasme de la critique de la raison de Marcel Moreau ?

Car, si la raison ne doit pas être isolée de nos autres facultés telles que nos désirs, nos intuitions, nos passions ou nos émotions, rassemblées par Marcel Moreau sous la bannière de l’irrationnel, celles-ci ne doivent peut-être pas non plus être isolées de la raison. Force est alors de constater qu’une autre lecture se propose à nous. Une lecture où rationnel et irrationnel, plutôt que de s’exclure, se complètent dans un même mouvement. C’est peut-être parce qu’elle est utilisée avec passion, nourrie d’émotion, motivée par des intuitions, désireuse et désirée, que la raison ne sera jamais un outil sans faille et sans reproche. En somme, c’est bien parce qu’elle est enracinée dans notre chair, qu’elle est, comme nous-mêmes, source d’erreur, d’horreur autant que de vérité et de beauté. Comme si la vie et sa lecture jaillissaient d’un complexe d’irrationnel-rationnel.

C’est en avocat du diable que je poursuis cette Lecture irrationnelle de la vie, offerte en alternative à ceux qui « s’ennuyaient à être intelligents à bon compte, c’est-à-dire en soumission aux seules facultés intellectuelles réduites de la raison ». Ce qui témoigne pour le moins de la capacité de ce texte à susciter le débat, la polémique même, suivant les ambitions de Jacques Sojcher, son éditeur. Il s’agit bien d’une écriture cruelle, passionnée, lyrique, ivre d’une vie à vivre tout en la racontant. Est-ce pour cette raison qu’il est si difficile de lire le contenu de cette Lecture ? Comment en effet résumer le contenu de cet ensemble poétique et foisonnant de chapitres où se mêlent les obsessions, les pensées, les craintes, les expériences et les amours d’un subversif désespéré de la vie ?

Tendant à donner valeur de savoir (ce qui ne veut pas dire de théorie) à ce qu’il appelle, par une de ces formules antinomiques dont il a le secret, sa « culture instinctive », Marcel Moreau nous force à réagir avec ce que j’appellerai après lui, notre propre culture instinctive.

C’est donc d’une assise inconfortable que je parcours la vie d’un homme riche d’une œuvre dont il nous livre probablement ici quelques clés. En déséquilibre sur un fil ténu, aurais-je quelques réticences à laisser l’ivresse gagner ses droits ?

Pour une pluralité de lectures de la vie…

Kathleen Lemal


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°118 (2001)