In Naturalibus Veritas !

camille lemonnier

Camille Lemonnier

Bien sûr, les plus éminents représentants du naturalisme furent avant tout français, et ce sont les Frères Goncourt autant qu’Émile Zola qui peuvent revendiquer la paternité de ce courant littéraire foisonnant, aux forts relents soufrés… Mais, à parcourir l’impressionnant dictionnaire que René-Pierre Colin a récemment consacré au sujet, on se persuade aisément que le naturalisme n’aurait guère présenté le même visage ni sans doute la même richesse sans l’apport de « nos lettres ».

D’après Henri Mitterand, c’est en décembre 1866 que paraît le premier « manifeste naturaliste », sous la forme d’une communication prononcée à Aix par Zola, à l’occasion du Congrès Scientifique de France. Devant traiter de la problématique du roman, celui qui n’est encore qu’un jeune auteur s’enhardit à définir le romancier comme « un savant de l’ordre moral » dont la tâche est de « peindre la nature telle qu’elle est et les hommes tels qu’ils sont ». L’adjectif « naturaliste » sera quant à lui pleinement intronisé en littérature dans la préface de la deuxième édition de Thérèse Raquin.

En quoi cette appellation tranche-t-elle avec le projet réaliste, dont Balzac à lui seul semblait avoir épuisé les possibles du haut de son écrasante Comédie humaine ? C’est que, dans la France de la deuxième moitié du XIXe siècle, le regard de l’homme de science concurrence sérieusement celui de l’artiste. Il semble donc logique que le second, s’il veut maintenir le crédit que le public prête à sa parole, se pare des atouts du premier, soit l’observation documentée, la démarche expérimentale, le rendu objectif du réel. Ainsi ses œuvres parviennent-elles à atteindre un idéal qui n’est plus le Beau ni le Bien, mais le Vrai. Edmond et Jules de Goncourt visitent hôpitaux et bas-fonds pour en faire les cadres germinatifs de leurs personnages, et Zola remplit ses carnets de notes détaillées sur les galeries de mine ou le fonctionnement labyrinthique de la Bourse…

L’écrivain naturaliste, en plus d’être le témoin de son époque, voudrait en être le médecin. Ayant tâté le pouls de la misère, mesuré les tensions sociales et établi la généalogie des maux, il prononce un diagnostic empreint de vitalisme, parfois aussi d’hygiénisme un brin suspect. Pour ce faire, il use d’un vocabulaire déconcertant, que l’on ne s’attend pas vraiment à rencontrer dans un récit d’imagination. La caricature bien connue montrant Flaubert en chirurgien-boucher pourrait s’appliquer à maints autres exemples de romanciers qui se plurent à manier la plume comme un scalpel.

Mêler ainsi prétention à la scientificité, souci du sens esthétique et préoccupation morale constitue une alchimie détonante qui, quel qu’en soit le dosage, suscite des œuvres atypiques, voire carrément scandaleuses. Et voilà l’une des raisons pour lesquelles la Belgique, après avoir hébergé tous les endettés et les proscrits des Lettres françaises, se fit à nouveau terre d’accueil pour les censurés, salon réservé à l’usage des refusés tenant du naturalisme.

Si René-Pierre Colin ne dédie pas de notice spécifique au rôle qu’elle joua dans la diffusion de cette littérature, la Belgique est évidemment omniprésente dans sa somme et est incarnée par de grands noms ou par des minores, et surtout par l’incontournable Henry Kistemaeckers.

Cet Anversois se lance en 1876 dans l’aventure de l’édition propagandiste, en diffusant les écrits et les pamphlets des Communards et des « corsaires de l’humanité » comme il se plaisait à les qualifier. « Républicain, socialiste, franc-maçon », Kistemaeckers s’oriente ensuite vers l’anticléricalisme et la bibliophilie à caractère libertin. L’inclinaison naturaliste de son catalogue a lieu en 1879, quand « Kist » estampille de la vignette In Naturalibus Veritas, gravée par Félicien Rops, les œuvres de Cladel, Mendès, Maupassant, Lemonnier, Bonnetain ou Descaves…

colin dictionnaire du naturalisme

Colin rectifie quelque peu le cliché de l’entrepreneur courageux en rappelant que « les conditions imposées aux jeunes naturalistes permettent à l’éditeur de ne pas aventurer ses finances ». D’autres reproches seront adressés à celui que Rops surnommait « Tristemacaire », comme « ses procédés cavaliers en matière de publicité, le flou qui entourait souvent sa comptabilité et sa désinvolture à l’égard des justifications des tirages ». Dès lors, il est compréhensible que les rapports avec son écurie se soient tendus. Le découragement à soutenir les écrivains jusque dans les procès dont ils sont victimes se fera sentir à partir de 1885. Il n’empêche qu’en quelques années, Kistemaeckers aura su prouver qu’il était plus qu’un marchand de papier, en devenant l’un des éditeurs-phares du mouvement aux côtés de Charpentier, Stock ou Savine.

Les revues favorisèrent également l’émulation du naturalisme. En Belgique, bien qu’éphémères, deux hebdomadaires sont à retenir : L’Actualité à travers le monde et l’Art et L’Artiste, dirigés respectivement par Camille Lemonnier et Théodore Hannon. Dans la première publication parut l’étude qui fit date sur Émile Zola et « L’Assommoir » signée Huysmans ; la seconde se choisit la devise « Naturalisme, modernité » avant d’adopter en 1878 un tour antinaturaliste ! La Jeune Belgique prendra vaille que vaille le relais de ces projets – enthousiastes, mais hélas flous et cahotants – en proposant le concept d’un « naturalisme-parnassien » qui fera long feu.

Au rang des individualités enfin, qui mieux que Lemonnier représente notre naturalisme, lui à qui on appose encore la qualification simplificatrice de « Zola belge » ? Il semble en effet difficile de ne pas remarquer le décalque de Germinal dans Happe-chair (quoique Lemonnier soutienne qu’il l’ait écrit avant, « ce qui n’est point trop sûr » commente Colin avec un zeste d’ironie) ou de ne pas suivre Jacques Dubois quand il note : « La Fin des bourgeois est comme une citation ininterrompue des Rougon-Macquart. » Colin prolonge cependant la réflexion et souligne la touche particulière que Lemonnier appliqua au roman naturaliste, à travers ses références à la réalité belge d’une part, et « la surcharge baroque de l’écriture » d’autre part. « Le résultat, c’est un grand roman malade, bancal, déhanché, mais à coup sûr coloré et gueulard comme une toile flamande », poursuit Colin. Ce mélange, que d’aucuns envisageront comme un déséquilibre maladroit, situe un auteur comme Lemonnier à la charnière entre le naturalisme pur et la veine décadente qui éclot à la même époque. L’insistance sur l’éveil des bas instincts qui craquellent le vernis de la civilisation, la mise en scène de la sensualité transgressive et de la violence aveugle, l’attrait du terme coruscant à la limite de la préciosité, sont d’ailleurs quelques-uns des traits communs aux créations de Lemonnier et du premier Huysmans.

Le « Maréchal des Lettres belges » ne doit pourtant pas occulter les compatriotes qui se rangèrent sous la bannière du naturalisme, ou qui lui apportèrent une contribution de qualité avant de prendre leur distance. Hannon, déjà cité parmi les revuistes, était pressenti pour être le poète naturaliste par Huysmans, qui avait été enchanté par ses Rimes de joie en 1881. Hélas, Hannon laissera son talent se dissiper pour se consacrer à « de la littérature alimentaire et des vers de mirliton ». Georges Eekhoud a lui aussi sa place dans la nébuleuse naturaliste, mais le jugement de Colin est assez sévère à son encontre : « Il manque d’adresse pour construire une œuvre : la vraisemblance fait souvent défaut à cet hyperbolique, son lyrisme s’étire volontiers et la langue qu’il prête à ses personnages est souvent conventionnelle, mais il a de la verve, de la truculence, et le sens de la couleur. » Le critique fait trop hâtivement l’impasse sur le souffle qui anime le grand roman qu’est La Nouvelle Carthage, et préfère insister sur la production canaille ou pittoresque du père de Kees Doorik… À chacun son Eekhoud !

En tout cas, le plaisir principal procuré par ce dictionnaire français est d’y croiser des noms en général absents ou parfaitement oubliés des anthologies belges mêmes. Ces méconnus se voient ici traités avec la copieuse érudition qui leur revient, même s’ils n’ont donné que de rares volumes, guère plus lus. Il en va de la sorte pour le Verviétois Paul Heusy, pionnier du naturalisme belge, qui approche avec une poignante sobriété la condition du petit peuple dans Un Coin de la vie de misère en 1878. Ou encore pour Henri Nizet, qui commit en 1885 Les Béotiens, satire dépeignant avec une certaine grossièreté les journalistes et écrivains de son temps et jugée « passablement basse » par Colin, puis en 1891 l’étrange Suggestion, sur les pouvoirs de l’hypnose.

Une mention spéciale à Jean-François Elslander, figure d’écrivain anarchiste qui produisit entre autres aberrations scripturales la noire pépite qu’est Rage charnelle (1890), œuvre marquée du sceau de la démesure, où un personnage d’homme des bois se trouve animé par une libido si maniaque et dévorante qu’il pratique, en les cumulant parfois, tous les exemples de la psychopathia sexualis, de l’inceste à la nécrophilie…

De n’importe quel côté de la frontière franco-belge, l’héritage naturaliste demeure fécond et n’a pas fini de nous réserver des surprises. Un outil tel que le dictionnaire de Colin, conjuguant rigueur philologique, connaissances livresques et style enlevé, nous en fournit la preuve définitive. 

René-Pierre COLIN, Dictionnaire du naturalisme, Du Lérot éditeur, 2012

Frédéric Saenen


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°177 (2013)