Notre couverture : André Blavier

André Blavier ou le don d’Ubuquité

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Une exposition, des publications, un colloque universitaire : cet automne plus personne ne pourra rien ignorer de l’œuvre et des riches heures d’André Blavier, ‘pataphysicien devant l’éternel.

Verviers, ville de Belgique, chef-lieu d’arrondissement de la province de Liège sur la Vesdre ; 53 482 habitants. Centre industriel. Monuments des 16e-19e siècles. Musées.

À cette laconique notice de dictionnaire semée à tout vent, à côté des « monuments » et autres « musées », on pourrait ajouter « bibliothèque ». Car si la prospère cité lainière que fut Verviers a vu filer vers d’autres cieux son opulence et sa richesse, elle garde aux yeux de beaucoup un rayonnement certain, grâce à une espèce de mutant de Panurge, André Blavier, être mi-chair, mi-fiction, bibliothécaire à la retraite, qui sut tisser autour de lui un précieux réseau d’amitiés, de collaborations, de complicités ludiques et créatives et faire de sa ville la capitale d’un royaume de bonne franquette où le Père Ubu, qui reste un fort grand voyou, compte de nombreux cousins. Faut-il rappeler qu’au départ de toute l’œuvre, il y eut, en 1942, la lecture de Queneau – Le chiendent et Les enfants du limon, seuls titres disponibles à la bibliothèque communale où le jeune André, 20 ans à peine, venait d’être nommé ? Rencontre décisive tant sur le plan littéraire qu’existentiel. Dans le long entretien qu’il a accordé à Alain Delaunois pour le catalogue de l’exposition, il confie en effet : « J’ai l’intime conviction que Queneau m’a permis d’échapper au désespoir et au suicide que j’envisageais dans les années 1942-1943. Je ne me sentais pas le courage… ou le manque de bon sens pour ‘entrer dans la Résistance’, les choses n’allaient vraiment pas bien, et je n’envisageais plus que d’en finir avec une vie aussi dégueulasse. Et puis la découverte de Queneau […], ce fut vraiment une renaissance ».

S’ensuivit – mais cinq ou six ans plus tard, car le bonhomme est timide et circonspect – une première lettre à l’auteur admiré, dont le motif, ou le prétexte, fut la figure de Tapon-Fougas, un « fou littéraire » auquel s’intéressait Blavier et à propos duquel le père de Zazie possédait des informations. La correspondance, rassemblée aujourd’hui chez Labor se prolongea jusqu’en 1976, année où mourut le distingué membre de l’Académie Goncourt. Quant aux fous littéraires, ils ont fait l’objet d’un fort volume publié chez Veyrier en 1982.

C’est encore à l’enseigne de Queneau que Blavier fonde en 1952, avec la peintre Jane Graverol, le groupe puis la revue Temps mêlés, qui joua un rôle-clé dans ce qu’on a coutume d’appeler « la Belgique sauvage ». En dépit de l’indifférence du public et des menaces de sanctions administratives qui lui étaient régulièrement adressées par les autorités communales (il était fonctionnaire) pour le caractère intempestif de ses initiatives, Blavier, aidé par une poignée d’amis, fut l’imperturbable cheval de Troie de la modernité artistique dans sa ville, et nombreux sont les créateurs qu’à son tour, il aida à vivre, par son attention et son amicale lucidité.

Mais l’homme est un modeste. Pour Alain Delaunois et Jean-Pierre Verheggen, frais promus commissaires d’exposition, ce ne fut pas tâche aisée que de lui faire avouer l’ampleur véritable de son œuvre, qui ne se limite pas, certes, aux quelques volumes publiés sous sa signature. Il fallut le faire parler, exhumer des archives, compulser d’innombrables revues, remettre de l’ordre dans ce que le temps s’était plu à mêler. Sortir photos, manuscrits, peintures, bouquins rares, coupures de presse, lettres et cartes postales, souvenirs… Accumuler les preuves. Organiser l’ensemble.

Autant qu’elle nous donne l’image d’un écrivain, d’un critique, d’un érudit malicieux, l’exposition « André Blavier ou le don d’ubuquité » compose un portrait de famille et dresse la topographie d’un univers mental : en entrant dans la Maison du Spectacle – la Bellone, le visiteur se retrouve chez l’auteur, entouré de ses amis.

La maison ne peut tout exposer

Dans le bureau reconstitué (« désordre libre, hétéroclisme savant, accumulation spontanée en foutoir cohérent ») : son poêle, son vieux fauteuil, ses pipes, ses objets de prédilection et, déjà, de nombreuses œuvres d’art. Avec, aussi, la présence des intimes : Odette Blavier, Yellow le beau-fils, éditeur et photographe, le grand peintre Maurice Pirenne, trop peu connu.

À côté, c’est la pièce des Temps mêlés : couvertures de la revue, documents qui accompagnèrent sa réalisation au fil des années depuis 1952, lettres, dessins. Quelques noms prestigieux : Miro, Ghelderode, Choissac…

Dans la cage d’escalier s’accumulent les œuvres accrochées en pagaille, comme elles le sont dans l’antre verviétois, sans distinction entre le célèbre et l’anonyme, entre la croute et le miracle. La subversion, chez Blavier, s’accompagne aussi d’une mise en cause des hiérarchies culturelles ou marchandes : Blavier, ou l’œil du cœur.

L’étage enfin est réservé à ses recherches sur les fous littéraires, aux carrières qu’il mena de front comme écrivain, critique, concepteur d’expositions, organisateur de colloques, éditeur, bibliographe… Une place de choix est réservée en cet espace à deux de ses mais, différents en tous points. Magritte et Queneau. C’est un troisième ami, le photographe (verviétois) Georges Thiry, qui fournit sans doute le fil rouge de l’exposition : 25 de ses portraits de Blavier rythment un parcours qui mène (dans le désordre) de Topor à Scutenaire, de Jean Dubuffet à Ionesco, d’Alechinsky à Mac Orlan… Et comme le proclament les organisateurs : la maison ne peut tout exposer, même si des vidéos, au second étage de la Bellone, permettront de présenter d’autres facettes encore du talent de cet homme-orchestre.

Prolongements

Il restera aux visiteurs désireux d’en savoir plus à se plonger dans deux publications. Le catalogue de l’exposition, chez Didier Devillez, offre, en plus d’un savoureux entretien de l’auteur avec Delaunois, la reproduction (parfois en couleurs) de nombreux documents rares ou inédits, cocasses ou curieux, comiques ou émouvants, mais toujours intéressants. Il propose des repères biographiques détaillés et, comme il se doit, une bibliographie. L’ensemble est introduit par une préface de Jean-Pierre Verheggen. Par ailleurs, la revue Plein-Chant ressort pour la circonstance son n° spécial 22-23, composé en 1985 par Pierre Ziegelmeyer sous le titre éloquent de Les très riches heures d’André Blavier et depuis longtemps épuisé.

Enfin, un colloque international organisé par le Centre d’Études de la Littérature francophone de l’Université de Liège réunira au Cirque Divers, les 17 et 18 octobre, un grand nombre de chercheurs et d’amis de Blavier, pour scruter son œuvre à la loupe. Dans le comité organisateur de ce colloque figure notamment le professeur Jean-Marie Klinkenberg, natif de Verviers, membre du Groupe Mu, coauteur de la Rhétorique générale qui, dans son adolescence, fréquenta assidûment la bibliothèque communale où un certain André Blavier…

Carmelo Virone


Mettons les voiles, mêlons les temps (et les toiles)

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André Blavier

Dénicheur de fous littéraires, créateur du Centre de Documentation Raymong Queneau, co-fondateur de l’OUvroir de LIttérature POtentielle, recteur honoraire de l’Institution limbourgeois des Hautes Études Pataphysiques, compilateur (presque) exhaustif des écrits de René Magritte, André Blavier est aussi (malgré lui : « Les Z’arts plastiques ? J’y connais rien ! ») un homme comblé (et encombré selon lui) par les arts depuis une bonne quarantaine d’années.

Instigateur avec la peintre Jane Graverol du groupe Temps mêlés dès 1952, il publia et exposa ce qui se fit de plus réjouissant pour l’œil et l’esprit.

Chez André et Odette Blavier (sa dame), ça sent « la bonne odeur des guillemets », on n’est pas dans un musée (c’est pas très ‘pata’ le musée), ce n’est pas une collection non plus (ça fait timbre-poste), ni une mémoire (ça fait monument aux morts). C’est avant tout un lieu de rencontres, rencontres par œuvres interposées de personnages attachants, caustiques, légendaires et/ou étonnants.

De la cave au grenier, d’admirables toiles de Maurice Pirenne nous retiennent (rétiniennes) l’œil malgré le feutré, le crayeux ou les huiles sombres. Avec cette classe hors-temps, le merveilleux peintre d’un quotidien recadré (qui se hisse ici jusqu’à la clairvoyance – ou la révélation pour les plus illuminés).

Au salon, un très grand portrait de Raymond Queneau à la fin de sa vie, brossé dans les dernières flamboyances de l’automne (et déjà deviennent les brumes) par Jean-Marie son fils (et peintre top peu connu), un Mirabelle Dors aux joyeuses boursoufflures et une scie entièrement (et dialectiquement) en bois de Marcel Mariën nous appâtent.

La cage d’escalier est une grande volière où se côtoient (avec des prises de bec parfois), toutes sortes d’oiseaux rares : un déroutant Aline Gagnaire aux épais tissus cramoisis, des Robert Willems en couleur, des yeux d’encre à robinets de Topor, une peinturlure de Lizène et des chefs-d’œuvre trouvés ou acquis, anonymes ou indéchiffrables.

Aux étages, un autoportrait au pointillisme minéral d’Armand Permantier, les inclassables et inattendues gouaches de Queneau lui-même, des timbrés et des affranchies de Stas, un Baj de la période atomiste, une boue de Vandercam, un Chaissac derrière un bibelot. Le curieux est aux anges. Entre deux étagères, un Miro (mais même petit, c’est l’univers qui s’ouvre, béant), une photo de Man Ray, un visage de Victor Brauner, et puis des gidouilles, des pères Ubu et des pipes. (Et je ne parle pas de l’affolante bibliothèque peuplée de Mac Orlan, de Queneau, de littéraires plus ou moins fous, d’érotiques plus ou moins littéraires, de pieds nickelés et de revues rares).

Grâce aux Temps mêlés, Blavier fraya avec une incroyable faune d’artistes de tous poils (et à plumes) : dadas, surréalistes (paras, néos et posts), cobras, pops, nouveaux réalistes, lettristes, matiéristes (étiquetons ! étiquetons ! tant qu’il est temps et qu’on les mêle !). Il coucha (sur le papier) Valentine Hugo, Max Bucaille, Clovis Trouille, Hérold, Zadkine, Picabia et tant et tant.

Les Temps mêlés accueillirent en leur cave une trentaine de Magritte de la période dite « des pierres », « défendus par un frêle loquet, et plus efficacement par l’indifférence des habitants, fins connaisseurs ou escarpes, c’était en 1952, avant Iolas ». Chez Blavier, dans toute la maison, restent de Magritte des chromos, des repros, des affiches, des gravures (j’y ai vu La grande guerre, La folie Almayer et La magie blanche) car c’est l’image qui compte ici plus que la griffe.

Un grand moment des arzélettres furent ces extraordinaires « Journées d’hommage à Christian Beck » en octobre 1964, avec les séances de travail de l’OULIPO à la Baraque Michel et pour ce qui nous occupe ici l’exposition (organisée par André Blavier et Noël Arnaud) : « Arts d’Extrême-Occident ». Quelle affiche ! Voyez plutôt (et dans le désordre) : Pirenne, De la Villeglé, Simon, Spoerri, Jorn, Ernst, Dubuffet, Duchamp, Bettencourt, Isou, Lemaitre, Arman, Mesens… Verviers ne verra pas ça de sitôt et s’en mord encore les doigts (après la queue).

André Blavier est aussi (mine de rien) ce décrypteur lucide (désemmêleur cette fois) du surréalisme (même s’il s’en défend) qui parlait déjà, dès les années 1950, dans les publications des T.M., de textes surréalistes « guettés par la documentalité et le prurit de l’exégèse » et de « l’académisme érotico-fantastico-oniro-ringard d’une demi-douzaine de tâcherons faisant moins le ‘renouveau’ qu’une alouette le printemps ».

Un surréalisme déjà en cage, bientôt empaillé le beau fauve (mais encore étonnamment vivace chez les plus archivistes d’entre nous, ce feu toujours vif sous la cendre malgré les élans pompiers des bibliothèques et carcéraux des musées).

Mais Blavier est avant tout ‘pataphysicien et toute sa vie rayonne autour de la ‘Pata et ses préceptes (qui n’en sont pas). Il est inétiquetable comme cette science des solutions imaginaires qui se sert de notre réalité pour en explorer d’autres (mais explorer, est-ce bien ‘pata ?).

La ‘Pataphysique qui « relie chaque chose et chaque événement non à la généralité (qui n’est au fond qu’un moyen de souder ensemble des exceptions) mais à la singularité qui en fait une exception » (Roger Shattuck, Compendium pataphysicum élaboré par Alexandre Merdrev, Temps mêlés).

Lorsque les moyens justifient la fin, la manière plus que la matière (et on comprend mieux ainsi les gouts de notre Grand Patacon de l’Empire Impérial : des Dadas à Flux en passant par les Naïfs – il serait curieux d’ainsi revisiter toute l’Histoire de l’Art…)

Ce Parisen de Verviers, ce flâneur des quatre rives (Seine et Vesdre, ça fait quatre), l’amateur de rouge se passionne pour les Municipales aimerait finir ses jours (et ses nuits) à Paris, du côté de l’Observatoire. Les Temps ont vécu, de 1952 à 1977, sont devenus ensuite les Temps mêlés – Documents Queneau jusqu’il y a peu, et se mêlent maintenant d’une touche de jaune (celui du soleil plus que de la nostalgie, assurément).

C’est sur un nuage qu’on a quitté Odette et André Blavier, sur ce nuage pétrifié mais tellement léger (celui qu’on voit dans La flèche de Zénon de Magritte), en suspension entre le dernier croissant de lune et le ressac du temps.

François Liénard, avec la complicité de Valérie Peclow


Articles parus dans Le Carnet et les Instants n°99 (1997)