Notre couverture : Jean-Pierre Verheggen

Jean-Pierre Verheggen

Jean-Pierre Verheggen

Jean-Pierre Verheggen : les mots, le corps, la mort

En ce début d’année 2004, Jean-Pierre Verheggen sort deux nouveaux recueils : Du même auteur, chez le même éditeur (en l’occurrence Gallimard), et, au Rocher, Gisella, hommage à sa femme récemment disparue. Ces deux livres ne se ressemblent guère : le premier est drôle, le second émouvant, mais, chacun à sa façon, ils constituent à la fois un aboutissement et un renouvellement de l’œuvre. Belle occasion pour Le Carnet de se pencher sur celle-ci.

Nom : Verheggen. Prénom : Jean-Pierre. Lieu et date de naissance : Gembloux, le 6 juin 1942. État civil : marié depuis 1961 avec Gisella Fusani. Signes particuliers : poète connu pour ses calembours en cascade, sa langue carnavalesque et ses propos provocateurs, qui lui ont valu d’être qualifié de pornocrate scatologique. A publié son premier recueil, La grande mitraque, à Bruxelles en 1968. Autres publications remarquées : Le degré Zorro de l’écriture (1978, réédité dans la collection de poche Espace Nord), Divan le terrible (1979), Vie et mort pornographiques de Madame Mao (1981), Pubères, putains (1985) et Stabat Mater (1986, ces deux derniers titres sont repris dans un autre volume Espace Nord), Artaud Rimbur (1990), Les Folies-Belgères (1990), Ridiculum vitae (1994), On n’est pas sérieux quand on a 117 ans (2001)… Activité : membre, depuis 1969, du groupe TXT, dernière avant-garde poétique française digne de ce nom, qui regroupe, entre autres, Christian Prigent, Yves Froment et Éric Clémens. Marottes : lit ses textes en public avec fougue et invente des mots tels que « langagement », « enfernité », « insoncient », « excrémaman » ou « mamanque »…

Le poète du corps

La notion d’ « écriture du corps » semble aujourd’hui dépassée : elle a si souvent servi à décrire, de façon floue, des poétiques très diverses qu’elle s’avère en général inutile. Dans le cas de Jean-Pierre Verheggen, elle veut vraiment dire quelque chose. Christian Prigent réfléchit, au cœur de ce dossier, à la manière dont il faut entendre le mot « corps » dans ce contexte : il reste à redire, après d’autres, pourquoi l’écriture de Verheggen est particulièrement corporelle. Trois raisons au moins justifient ce jugement. D’abord, au niveau thématique, le corps et ses fonctions occupent une grande place dans ses poèmes. Et il s’agit souvent du corps de l’écrivain, mis en scène avec ironie, par exemple dans Ridiculum vitae (avec les sections « Portrait de l’artiste en Al Bacino du Bassin », « Portrait de l’artiste en grosse Môme Piaf » ou « Portrait de l’artiste en sculpture grecque »). Ensuite, au niveau théorique, Verheggen commente lui-même ses textes en ce sens : ceux-ci seraient liés non à ses « tripes » (fausse notion qu’il rejetait déjà dans Le degré Zorro de l’écriture) mais à son appareil digestif. Tel est en tout cas le sujet de « Misèréré », la troisième partie de Stabat Mater, où il compare son bas-ventre à un utérus. Il y évoque aussi ses lectures-performances : nous voici à la troisième raison. Nombre de lecteurs de Verheggen sont d’abord ses auditeurs. La plupart de ses poèmes sont écrits pour être lus à voix haute. Aussi, pour peu qu’on l’ait entendu une fois, dès que l’on ouvre un recueil de Verheggen, on entend sa voix, on voit son corps, son énergie, ses rondeurs, sa barbe, sa tignasse…

Belge, moderne et accessible

Le caractère oral de l’œuvre conduit irrésistiblement à une question embarrassante : les textes de Verheggen survivront-ils à son corps ? Nous n’en savons rien, bien entendu, mais il serait dommage qu’il en soit autrement. Car Verheggen est un repère dans l’histoire de la littérature récente, tant en ce qui concerne la poésie belge que la française.

verheggen du meme auteur chez le meme editeur

Belge, son œuvre ne se prive pas de l’être, jusque dans le titre de ses Folies-Belgères et, un peu partout, par ses multiples clins d’œil goguenards à la BD, à la littérature belge, au cyclisme, au folklore, à la famille royale… Elle l’est aussi par le recours fréquent à la langue « vernaculairheggen » (Stabat Mater), c’est-à-dire à un wallon personnel : « Dégagez la langue belge cachée sous votre belle langue », déclare-t-il dans Ridiculum vitae. Toutefois, il ne s’agit nullement pour lui d’affirmer une identité claire, pleine d’elle-même et autosatisfaite. Sa belgitude est ironique : en cela, il est sans doute, avec Pierre Mertens, le meilleur exemple de la troisième phase de l’histoire de nos lettres, phase dite « dialectique », qui problématise consciemment la question de l’identité belge, et qui suit la phase « centripète » (1830-1920), où se construisait une identité artificielle autour du mythe de la nordicité mêlée à la latinité, et la phase « centrifuge » (1920-1970), où les écrivains belges faisaient semblant d’être français.

Quant à la poésie française, Jean-Pierre Verheggen s’y inscrit en point de chute : il est un des aboutissements de la modernité poétique, celle qui commence avec Rimbaud, voire, pour reprendre un autre de ses mots-valises, avec « Rimbaudelaire » (Ridiculum vitae). Ses multiples expériences de déconstruction des formes, son travail sur le signifiant (la chair des mots), sur la disposition typographique des vers, sur le métissage des registres langagiers, les thématiques, parfois très choquantes, qu’il aborde (notamment le corps maternel démystifié crûment dans Stabat Mater), l’aspect réflexif de nombre  de ses textes, qui s’apparentent souvent à des arts poétiques (« hard poétique », comme il l’écrit dans Artaud Rimbur), sa participation active à TXT, d’autres caractéristiques encore permettent en effet de l’inclure dans l prestigieuse filiation de la modernité. Et il en est un des aboutissements dans la mesure où, sur le terrain qu’il s’est choisi, celui du signifiant, du calembour, il est allé jusqu’au bout de son exploration : il est facile d’imiter Verheggen, de brasser les niveaux de langues et de multiplier les jeux de mots, mais il parait impossible de le dépasser, d’en faire plus que lui.

Il n’est évidemment pas le seul « aboutissement » : ce n’est pas un hasard si Prigent cite ici le nom de Denis Roche. Mais, tandis que Roche demeure réservé à des lecteurs endurcis, Verheggen, en tout cas le Verheggen qui lit avec passion ses textes en public, est accessible à (presque) tous.

… Ou, du moins, l’est-il devenu. Christian Prigent, retraçant rapidement, dans les pages qui suivent, le parcours de son ami, y voit trois périodes. Qu’il me permette de reprendre cette éclairante vue d’ensemble afin de remarquer que, dans la troisième période, Verheggen resserre son travail technique, abandonnant les stratégies de brouillage et de déconstruction du sens, pour se concentrer sur le seul calembour, qui occupe chez lui la place royale réservée d’ordinaire à la métpahore. Par ailleurs, la matrice autour de laquelle se construisent les textes devient, de recueil en recueil, de plus en plus manifeste (ainsi les « Portrait de l’artiste en… » de Ridiculum vitae). Enfin, les thématiques se concentrent elles aussi, allant toujours, d’une part, vers un approfondissement de l’art poétique à la Verheggen, et, d’autre part, paradoxalement, vers l’autobiographie, même si c’est une autobiographie corporelle, une autobiographie du signifiant, tout entière vouée à la remise en cause d’un genre.

Le calembour et la mort

Nous en arrivons aisni naturellement aux deux derniers recueils, qui poursuivent chacun à sa façon cette évolution. Du même auteur, chez le même éditeur est peut-être le plus drôle des livres de Verheggen. Le plus ludique : chaque texte semble être écrit uniquement pour le plaisir des jeux de langage. S’y bousculent en nombre les pastiches (de Duras ou du sabir des top managers), les calembours (« quand James dîne, Campbell soupe »), les mots-valises (il est « Tintinterdit » de…), les détournements de phrases célèbres ou de proverbes (« Quand on veut noyer son chien, on est mordu »), les fausses traductions (« Vamos a la playa » = « Nous irons tous dans la Pléiade »), les prises au pied de la lettre de poèmes fameux (comme « Le cimetière marin » de Valéry : « des colombes qui marchent on n’en connait pas des masses »). Tous ces jeux sont classés par thème et des sous-titres indiquent, de manière plus ou moins explicite, les règles ludiques qui vont être appliquées. Autre élément allant dans le sens de la lisibilité : certains jeux de mots sont soulignés, voire expliqués, ce qui, sauf erreur, est neuf chez Verheggen : « Zarathoustro (beaucoup trop) » ou « Swann et son ver – le ver à Swann, quoi ! ». Le lecteur est toujours noyé sous la déferlante incessante, mais il n’est plus perdu, comme il pouvait l’être dans Le degré Zorro de l’écriture ou dans Pubères, putains.

La thématique qui relie l’ensemble est d’abord et avant tout la littérature. Du même auteur, chez le même éditeur peut se lire, à nouveau, comme un art poétique : le texte fait d’ailleurs d’emblée penser à une réflexion du texte sur lui-même, ou du moins sur ce qui l’entoure. Mais il est aussi beaucoup question d’autres écrivains : des anciens comme Rimbaud, Mallarmé, Valéry, Duras, Jarry, Gracq (appelé ici « le beau-père du gendre de Poirier ») ou des contemporains comme Prigent, Gunzig, Logist, Benoziglio ou Noël Godin.

Dans les dernières pages, toutefois, le discours change de ton et le thème de la mort se superpose au discours sur la littérature : « Ainsi donc nous mourrons peut-être un jour simplement de la mourire comme on disait jadis ».

Cela n’étonnera en rien les lecteurs de Verheggen. Jean-Marie Klinkenberg le notait en 1991 dans la « lecture » de Pubères, putains en Espace Nord : « Derrière l’inoffensive image d’un Verheggen rigolo se cache un Verheggen tragique. Chacun de ses textes ne parle-t-il pas de la mort, de sa mort ? »

Gisella Fusioni

Gisella, qui parait au Rocher, parle aussi de la mort, mais pas de la sienne : celle de la femme qu’il a aimée sa vie durant. Qu’il aime et qui l’aimait, si l’on en croit son texte, depuis l’âge de douze ans. Cette fois, c’est la part autobiographique de l’œuvre, ténue jusque-là, qui s’exprime pleinement à travers un texte émouvant et juste.

verheggen gisella 1

Dès que l’on feuillette le libre, sa dimension intime saute aux yeux : de nombreuses photos, très belles, nous montrent Gisella à différentes périodes de sa vie. Le contrat de lecture est donc limpide. De plus, ces photos servent à plusieurs reprises de support à la mémoire et aident le poète dans sa reconstruction biographique, même si une seule d’entre elles est directement commentée. À certains endroits, au contraire, les photographies présentent un décalage avec le texte : l’éclat de la beauté de la jeune femme d’hier contraste, dans les premières pages, avec le récit de la maladie qui l’a emportée. D’où une émotion forte, presque un malaise, dont le lecteur ne peut se départir aisément.

Il s’agit là d’une ouverture dans l’œuvre, peut-être d’un tournant. En tout cas, Gisella n’est ni un accident, ni un livre à part. S’il semble écrit dans une sorte d’urgence émotionnelle et s’il répond d’abord, hélas !, à un drame personnel réel, ce recueil de deuil s’inscrit dans la trajectoire poétique de Jean-Pierre Verheggen à plus d’un égard.

On y retrouve en effet ses grands thèmes. La mort. La matérialité exhibée du corps à la fois aimé et désacralisé. Et, plus timidement, la littérature (à travers les lectures de Gisella).

Ensuite, Gisella était déjà présente dans Ridiculum vitae, notamment dans une fausse traduction (« Magister dixit / Ma Gisèle l’a dit ») et, plus longuement, dans le chapitre intitulé « Lettre d’amour à Gisella Fusani (Éloge de l’amour).

Enfin, en ce qui concerne son écriture, le poète est certes moins tonitruant et moins drôle que d’ordinaire, mais il est fidèle à lui-même et impose toujours au langage les torsions les plus audacieuses. Les calembours jouent comme d’habitude un rôle déterminant dans l’économie du texte : preuve, si besoin est, que leur fonction n’est pas seulement de faire rire. Et il arrive que ces jeux de mots soient osés, même si, une fois n’est pas coutume, Verheggen s’en excuse un peu. Ainsi, à propos du traitement médical subi par Gisella : « Cette impression, mon amour, qu’on te vidait à la petite cuiller à panade ! / Schihérazade !/ Ou mieux : Chiérazade, si on peut, de rage, me le concéder ! »

Verheggen écrit du Verheggen parce que telle est la seule réponse possible, pour lui, à la disparition de Gisella, à la « djissparition » : « je voudrais simplement écrire : j’écris / j’écris à Gisella, / c’est mon travail, / je suis écrivain à Gisella ».

Le livre, qui tient du portrait, de l’évocation et aussi, çà et là, du récit, s’achève sur un ultime calembour, un calembour émouvant, portant sur le nom de Gisella Fusani et mimant dans sa construction même l’idée qu’il exprime : « ô Gisella Fusioni / je fonds et meurs ainsi en toi qui revis ! »

Laurent Demoulin

Accélérez vos particules !

groupe txt

Le groupe TXT en 1981 – de gauche à droite : J. Demarcq, E. Clémens, C. Prigent, JP. Verheggen et C. Minière

Le poète et critique français Christian Prigent a déjà beaucoup écrit sur l’œuvre de son ami Verheggen, notamment dans Le langage et ses monstres (1989) et Ceux qui merdrent (1991). Il revient ici sur leur compagnonnage au sein de TXT. En commençant par le commencement.

Rennes, fin 1967. Je lis, dans Promesse, I-O-L-E ou la douleur des voyelles. Et, presque en même temps, dans Actuels, d’autres fragments du même ensemble : O-I-E-A-U-X.

C’est signé Jean-Pierre Verheggen (inconnu à mon bataillon).

Choc : rien, à l’époque (sauf les textes de Denis Roche) ne me donne à ce point la sensation d’un défi inouï.

Quelques semaines après (début 1968), quelques poèmes de moi dans Le pont de l’épée. À Bruxelles, Le journal des poètes en rend compte : « Ah, c’est bon, Prigent ! C’est vraiment bon ! » L’enthousiaste signe : Jean-Pierre Verheggen.

Voilà : c’est en route. À Rennes, Jean-Luc Steinmetz et moi fondons TXT. Nous demandons des textes à Jean-Pierre. On se rencontre bientôt, chez lui, à Mazy.

TXT attitude

Ceux qui ont fait TXT venaient de la poésie. Mais, en 1968/69, ils savaient qu’il leur faudrait quitter la « poésie » pour trouver le langage poétique. Pas simple. Gros chantier théorique ? Intense gymnastique pratique.

Pour Jean-Pierre, cependant, c’était déjà fait (La grande mitraque, de 1968, en témoigne). Pas pour moi, pas si nettement. Ni pour Steinmetz. Jean-Pierre, là, nous a tirés vers l’avant, fort, vite.

Après, si je regarde le parcours de TXT (vingt-cinq ans !), je vois ceci : à chaque étape, Jean-Pierre est là, décisif. Pas comme un théoricien, certes. Pas non plus comme tacticien des sommaires. Mais parce qu’il pose ponctuellement sur la table des débats tel ou tel geste écrit qui exige un nouvel effort de théorisation.

D’entrée il dispose du bagage TXT : langues basses, verbigération zutique, emprunts cutupés, glossolalies rythmées – ce qui sera labellisé « carnavalesque » et que fixeront des mots comme « violangue », « ouïssance », « insonscient », « imagimère », etc.

Dans la phase TXT 1 (avant-gardiste hyper-politisée), voici Sur une chiotte monumentale : Buck Danny, bouc damné. Dans la phase 2 (rupture avec le maoïsme et résistance à la liquidation de l’esprit avant-gardiste), c’est d’une part la désopilante chronique De la déception petite-bourgeoise considérée comme une œuvre d’art populaire, d’autre part le déferlement « oualon » de M’violence c’est m’violangue. Dans la phase 3 (une « modernité » débarrassée de ses alibis idéologiques et politiques) : la trilogie Vie et mort pornographiques de Madame Mao, Pubères putains, Artaud Rimbur.

Le jeu de mots n’est pas un jeu

J’ai beaucoup écrit sur le travail de Jean-Pierre. On pourrait en rester là. Mais je vois encore la paresse critique lui coller les sempiternelles étiquettes : Verheggen le jovial, le Rabelais belge, le Breughel cacographe, l’ex mao viré Almanach Vermot, etc.

Insistons.

Primo. Verheggen joue avec les mots et ce jeu génère des effets comiques.

Bon.

Mais qu’est-ce qu’un jeu de mots ? – ce qui fait que la langue joue, que ça ne colle plus. Les approximations phoniques de Verheggen décomposent le corps verbal en séries homophones. C’est-à-dire qu’elles font glisser la langue en elle-même et sur elle-même, qu’elles la désaccordent. L’enjeu, c’est le mouvement de dérapage qui met la langue en crise. Le matériau qu’emporte cette vitesse est, certes, le signifiant phonique (d’où les effets de calembour). Mais il ne s’agit pas d’aligner des néologismes drôles ou des traits d’esprit : seul fait sens le dynamisme négatif du rythme. S’il y a jeu avec les mots, le jeu n’est pas dans l’invention des « bons mots », mais dans la rafale de leurs enchainements : dans le sismographe de cette mise en mouvement catastrophique (c’est la différence entre les jeux de mots de Lacan – qui cloutent d’effets de sens la ceinture discursive – et le chant « chaosmogonique » de Finnegans Wake).

Deuzio. Du corps parle là-dedans, on dit.

Mais c’est quoi, corps ? Bien sûr corps désigne la viande par quoi nous souffrons et jouissons. Mais pour qu’un organisme fasse corps, il faut qu’il se scie de l’indifférencié. Le symbolique est cette force qui nous arrache à l’innommé, nous individue et nous retire à la familiarité du monde – et corps est, pour le parlant, le nom du lieu où il accueille le monde et simultanément lui donne congé.

Si l’écrit (le travail du symbolique) a affaire au corps, c’est à ce corps-là.

Disons que le langage poétique fait corps, d’une part de sa vitesse de dérapage écholalique (assonancé, allitéré, rythmé), d’autre part d’un suspens (sophistiqué ou bouffon, ésotérique ou fatrasique) du sens mesuré. Ainsi consiste, verbalement incarnée, l’épaisseur de la Dichtung.

L’écrit est un accélérateur de particules. Ça fait de la matière dynamisée, qui file en douce ou en tonitrué (chez Jean-Pierre : plutôt en tonitrué). On peut dire : ça jouit. Mais ça fait aussi de l’anti-matière : ça vide de lui-même le corps de la langue (et le monde qu’il stabilise pour nous). Au fond : trou noir, vertige. Et défi, stricto sensu goguenard (= de chiotte) à toute représentation formée.

Du coup, si ça rit, c’est assez jaune, voire noir.

Ce rire de danse macabre est aussi celui de Jean-Pierre Verheggen. Et pas seulement quand il écrit son Stabat Mater, son Opéré bouffe ou son Misèréré).

Christian Prigent (Le Gué de la chaine, décembre 2003)

Verheggen, l’écripeint et le peintécrit

La peinture fait écrire : Verheggen en sait quelque chose. Mais ses textes sur la question sont éparpillés. À quand une édition qui les rassemble ?

Holà, holà, comme il y va, Jean-Pierre Verheggen, avec tous ces amis-là, c’est sésame ouvre-toi, la boite à couleurs qu’on secoue et toutes les images en vrac, en tas ! Alors oui, on y va, on dresse un portrait de l’artiste en vieux barde narquois, 117 balais et combien déjà ?, où on aimerait réunir, comme cela se fit il y a quelques mois, à Charleville-Mézières, pour l’auteur d’Artaud Rimbur, les gens de « l’écripeint et du peintécrit », de Pierre Alechinsky à Valère Novarina, de Philippe Boutibonnes à Claude Viallat («  la peinture s’entend, ce pourquoi celle de Viallat fait un tel boucan »), de Pierre Buraglio à, pourquoi pas ?, Baudouin et Fabiola, qui le saluaient – comme le temps passe, et nos Folies Belgères aussi – de leur main royale au Cirque Divers d’autrefois.

Oui, crier encore viva Zapata, et « Bravo ! » avec Pierre Lucerné et Mathias Pérez au temps de la PanchoMédicis Villa. Ou pleurer, comme l’hagard du Nord qui fait les cent pas, quand Johan Muyle le montre aujourd’hui, loin des « petites et grosses légumes ferroviaires », dans tous ses états, lui, l’amant de Gisella. On aurait beaucoup à écrire aussi, pas forcément pour, mais à propos de cette Belgique plus que jamais qui, depuis Vol747 Bouilling au pays de Tintin et Milou, ne l’empêche pas de sauter en vol pour mieux retomber sur ses pattes, en-dehors et dans ce pays-là que fuyait Henri, Henri Michaux « le frère à Charlot », le pays des « descendants des Marx Broodthaers », le pays de Jacques Charlier le pasticheur-né, « grand affabulateur menteur en scène et de l’art contre-pompier » – même si jamais, au grand jamais, en ce pays comme ailleurs, « ceci n’est pas une pipe », on ne le répétera jamais assez.

Alors, irrégulier de la langue, forcené dérégulateur de mots, Verheggen l’est aussi hors-cadre, tout chamboulé dans l’image. Ne lui demandez pas de tenir sa langue en laisse, il est plutôt du genre bride sur le cou, quand il entre à fond la casse dans une case de BD, qu’il éclate de rire devant un dessin noir-panique de Topor, qu’il brandit avec Pol Pierart les calicots du « Ni vieux, ni naitre », ou qu’il a « tout de suite envie de poter (au sens de faire ami-ami et d’en être un peu gris », voire même de danser, avec le « Gilles de Vinche » (Lionel de son prénom). Et s’il ne peut plus danser, le barde de l’opéré-bouffe, qu’avant le grand seau, il s’offre le plaisir de l’autre Marcel prenant du champ, « mourant à Neuilly entre embolie et rire au lit » – parce qu’il relisait, allez qui ? Alphonse, Alphonse Allais.

Mais Duchamp, c’est celui qui disait, aussi, « ce sont les regardeurs qui font la peinture » – et si l’on s’en souvient, TXT le répétait haut et fort dans un numéro fin des années 80, « la peinture fait écrire ». Alors voilà, c’est ça, ce qu’il faudrait, à Verheggen comme à nous, c’est qu’il nous donne son bréviaire ah-ah-ahrtistique, son anthologie humoresque des « artistes marchant de traviole », un bottin de téléphone, avec les pages blanches (encore à remplir) et les pages d’or de tous ces sésamis-là, que l’on retrouve déjà à mots pleins, déliés, déraisonnés, d’un livre à l’autre. Ça nous changerait des discours thé(rr)orisant, des jargonneurs-jargons-nés, des césarengs-sauce, des fausses badernes, et des vieilles vessies qui se prennent pour les nouvelles lanternes du lézard plastique. Ah oui, ça ferait du bruit, mais tant qu’à faire, pourquoi pas, Jean-Pierre Verheggen, fais-le nous secula, et ça durera !

Alain Delaunois


Dossier paru dans Le Carnet et les Instants n°131 (2004)