
Paul Nougé
Paul Nougé (1895-1967)
Il fut une figure phare du surréalisme en Belgique mais son œuvre comme sa personnalité demeurent peu connues. Il aurait eu cent ans en 1995 : une grande exposition marquera cet anniversaire. Mais son avenir est devant lui : Nougé nous étonne.
Il était, aux yeux de Francis Ponge, non seulement la tête la plus forte du surréalisme en Belgique, mais l’une des plus fortes de son temps. Il faisait preuve d’une grande rigueur d’esprit, ajoutait Jean Paulhan, qui appréciait qu’il fût à la fois excessif et mesuré.
Jane Graverol qui le peignit en bouddha énigmatique et silencieux, en gardait l’image de l’intégrité absolue et Marcel Lecomte, celle d’une sorte de Monsieur Teste, doublé d’un écrivain de haute qualité.
Dans les pages qu’il a consacrées à Paul Nougé dans son Expressionnisme, Dada, surréalisme et autres ismes (Denoël / Les lettres nouvelles, 1976), Serge Fauchereau nous le restitue admirablement, tel qu’en lui-même : théoricien certes mais aussi poète exemplaire et d’une extrême variété. En désaccord avec l’écriture automatique et loin des obscurités hermétiques en vogue à la même époque, Nougé opte, radicalement, pour une poésie plus efficace qui dérange les habitudes mentales de son lecteur et remet en cause les conventions de forme et de genre propres à cette pratique.
Son champ expérimental est vaste et couvre bien des domaines qui en font, avant l’heure, un artiste protéiforme, intéressé par la littérature et le cinéma, la peinture (et particulièrement celle de Magritte à laquelle il donne quelques-uns de ses plus beaux titres !), la musique (via André Souris et La conférence de Charleroi), la photographie, la mode, le théâtre, et, par-dessus tout, la vie.
Jeux de mots, charades, papiers pliés, grammaires, syntaxes ou sémantiques, réclames ou anecdotes, fables, apologues, renversements anagrammatiques ou textes quasi-recopiés, à peine retouchés ; tout est bon qui peut être gauchi et détourné, repensé ou dépersonnalisé, pour mieux montrer et davantage encore donner à voir.
Qu’il s’agisse du catalogue d’un marchand de fourrure (le fameux Catalogue Samuel, de 1927-1928) ou de la grammaire d’une institutrice fin de siècle ; d’une affiche ou d’un mot-croisé ; d’une mise en équation mathématique de formules poétiques ou de la Brabançonne déjouée par son complice André Souris, tout y passe qui doit servir à dérégler nos sens et déranger notre confort intellectuel.

Paul Nougé par Jane Graverol
Précurseur, Nougé l’est des plus passionnants créateurs littéraires du 20e siècle : du Queneau des Cent mille milliards de poèmes, note Serge Fauchereau, des techniques de l’Oulipo ou du Compact de Maurice Roche, en ses explorations typographiques ; des pseudo-calligrammes ou des encadrés de Michel Leiris auxquels il faudrait sans doute ajouter le Perec de Clôtures ou, plus près de nous, aujourd’hui, un Pierre Alfieri ou un Olivier Cadiot. Mais tout n’est pas dit, pour autant.
Il reste à découvrir l’homme d’action, l’homme de défi, et de révolte, l’homme de méfiance – y compris à l’égard des pouvoirs de l’écriture ! – le rédacteur de tracts plutôt que de gros livres, l’homme insensible au tapage médiatique, et peu soucieux de la publication de ses ouvrages, l’inventeur de fulgurances ironiques, drastiques, le lanceur de lazzi distants ou le poseur, comme autant de bombes, de questions impertinentes. Il reste, surtout, à découvrir l’homme tout court à travers l’auteur des plus belles pages érotiques de notre littérature d’amour fou, le flamboyant et fort charnel Esquisse d’un hymne à Marthe Beauvoisin. Nous n’avons, en effet, pas hésité un seul instant à en inclure des extraits dans le catalogue, qui accompagne cette exposition que la Communauté française organise, deux mois durant, à la Bellone, autour du plus subversif et du plus rebelle des poètes de la Belgique francophone.
À côté des originaux de ses livres, de ses manuscrits, de sa correspondance, de ses tracts et des revues auxquelles il a collaboré, on pourra y voir des œuvres de Magritte, Ernst, Ubac ou Graverol ainsi que des pièces rares liées à ses relations d’amitié ou de travail avec les surréalistes de son temps.
Entre autres surprises : Madame Edwarda de Georges Bataille retranscrit à la main par Paul Nougé ; un grand tapis de laine dessiné par René Magritte et brodé par Georgette d’après un texte du poète ; la vraie grammaire de Clarisse Juranville et de nombreuses photographies et partitions musicales inédites.
Dernière précision : le 13 février 1995, jour du vernissage de cette exposition rétrospective mise sur pied par la Promotion des Lettres (Jean-Luc Outers) et la Cellule Fin de Siècle (Marc Quaghebeur), Paul Nougé aurait eu 100 ans !
Jean-Pierre Verheggen
Repères bibliographiques
L’œuvre de Nougé
Nougé, un écrivain sans œuvre ? Ce n’est que très tardivement, à la fin de sa vie, qu’il consentit à ce que Marcel Mariën établisse une édition de ses textes, disséminés jusque-là dans des revues confidentielles ou des plaquettes introuvables. Pour l’essentiel, ils figurent à présent dans trois volumes de la collection « Lettres différentes » éditée par Cistre et L’âge d’homme :
Pour peu que la distinction des genres soit pertinente en pareil cas, Histoire de ne pas rire (1980) est constitué des interventions théoriques et critiques de Nougé : tracts de Correspondance, écrits sur le cinéma, la littérature, la peinture, avec une importante section consacrée à Magritte.
L’expérience continue (1981) rassemble les textes à caractère poétique, notamment L’écriture simplifiée, La chambre aux miroirs, La publicité transfigurée…
Le troisième volume, Des mots à la rumeur d’une oblique pensée (1983), offre moins de cohérence que les précédents, mais il permet notamment de découvrir quelques extraits du journal intime de Nougé, de ses Notes sur l’érotisme ou sur les échecs, ainsi que de larges fragments de l’Esquisse d’un hymne à Marthe Beauvoisin.
Contrairement à ce qu’affirme l’éditeur Robert Georgin en quatrième de couverture, ce livre ne clôt pas l’œuvre de Paul Nougé. Didier Devillez a entrepris récemment de ressortir plusieurs textes et travaux négligés jusqu’ici.
En attendant la parution prochaine de l’intégrale du Journal (1941-1950) suivi des Notes sur les échecs, cet éditeur bruxellois a publié en 1994 l’ensemble des Érotiques, reprenant entre autres La chambre aux miroirs, Georgette, d’abondants Commentaires ainsi que les Notes sur l’érotisme. Il annonce en outre la réédition, avec une étude critique de Christine Denayer, des travaux photographiques de Nougé connus sous le titre de La subversion des images.
C’est également chez lui que paraitra le catalogue de l’exposition organisée à la Maison du spectacle – la Bellone par le Service de Promotion des Lettres et la Cellule Fin de siècle.
Enfin, dans sa collection « Fac simile », le même Didier Devillez a réédité plusieurs revues surréalistes auxquelles Nougé a participé : Correspondance, Marie, Distances et Variétés (numéro hors-série, « Le surréalisme en 1929 »).
Dans la collection de poche Espace Nord, les Éditions Labor ont fait paraitre une anthologie de Paul Nougé, Fragments, préfacée par Frans de Haes et suivie d’une lecture critique de Marc Quaghebeur.
Sur Paul Nougé
Toutes les études consacrées au surréalisme en Belgique épinglent peu ou prou cette figure incontournable. Parmi les ouvrages parus ces dernières années, nous retiendrons notamment :
- Le n°1 de la revue Correspondance, « El surrealismo belga », Caceres (Espagne), 1990.
- Le n°8 de la revue Textyles, « Surréalismes de Belgique », Bruxelles, 1991.
- L’article « Évidence de Paul Nougé », dans Marc Quaghebeur, Lettres belges entre absence et magie, Labor, coll. « Archives du futur », 1990.
- La biographie établie par Olivier Smolders, Paul Nougé. Écriture et caractère. À l’école de la ruse, Labor, coll. « Archives du futur », à paraitre en février 1995.
Audiovisuel
Les Archives & Musée de la littérature ont édité un film vidéo, Émergences des avant-gardes, dont Nougé constitue la figure centrale.
À l’école de Paul Nougé
Olivier Smolders est cinéaste et écrivain. Il va publier prochainement chez Labor une biographie critique de Paul Nougé. En attendant de découvrir cet ouvrage en librairie, nous avons voulu savoir quelles pistes son auteur avait suivies pour tracer l’itinéraire de cet écrivain, de cet intellectuel qui toujours s’est placé hors des sentiers battus, le fussent-ils par les surréalistes mêmes.
Le Carnet et les Instants : Quelles ont été vos sources de renseignement pour élaborer la biographie de ce personnage somme tout secret ?
Olivier Smolders : Au départ, mon projet n’était pas d’écrire une biographie critique mais de rassembler le souvenir de ceux qui avaient connu Nougé au plus fort de l’expérience surréaliste. Comme la plupart de ces témoins étaient fort âgés, il y avait une certaine urgence à rassembler leurs témoignages. Du reste, lorsque j’en ai parlé à Marcel Mariën, que je connaissais déjà pour avoir adapté au cinéma une de ses nouvelles, il m’a glissé avec un demi-sourire : « Dépêchez-vous, nous sommes déjà tous dans le couloir de la mort ». Et de fait, au moment où mon travail s’achève, plusieurs d’entre eux ne sont plus là.
Dans un deuxième temps, il m’a semblé dommage de ne pas donner une forme à l’ensemble de ces témoignages dont la lecture continue, au-delà des anecdotes parfois éclairantes et des prises de position passionnelles, s’avérait assez fastidieuse. Des lignes de force sont apparues aussitôt qui permettaient de mettre en relation des attitudes et des textes, des événements de la vie privées et des épisodes de la vie publique. J’ai donc pris le risque de proposer ma propre vision des choses, de construire un portrait de Nougé à partir de souvenirs, de documents d’archives et d’une lecture de ses écrits.
D’où vous était venue l’envie d’en savoir plus sur Nougé ?
C’est une passion pour l’œuvre de Lautréamont qui, à la fin de mes études secondaires, m’a fait découvrir le surréalisme de Breton puis les surréalistes belges. Cette attirance était connue d’un de mes anciens professeurs de Louvain qui me suggéra de proposer à la Promotion des Lettres un travail de recherche biographique sur Nougé. Celui-ci occupe en effet une place à la fois centrale et mystérieuse au sein de l’ensemble du mouvement. Aujourd’hui encore, on se réfère souvent à ses textes sans trop se risquer à les commenter. On fait allusion à sa vie bien qu’elle ait été très secrète.
De quel matériau avez-vous disposé ?
Si l’on se contente des informations et des textes publiés par Mariën, on a déjà beaucoup de choses, mais confidentielles, difficilement accessibles. Grâce à son appui, j’ai pu rassembler l’essentiel. Différentes archives publiques ou privées ont complété cette documentation. Enfin, le contact avec certains témoins m’a permis de mettre à jour des documents inédits.
Qui seront publiés ?
Je l’ignore. Pour ma part, je me suis bien évidemment efforcé d’intégrer dans mon travail la plupart des informations que j’y trouvais. Ce sont surtout des documents qui relèvent du détail de la vie privée. Leur publication n’offrirait qu’un intérêt limité, sauf à satisfaire une vision fétichiste des choses. Le seul manuscrit que Mariën ait délibérément laissé de côté, c’est le journal de jeunesse de Nougé. Il s’agit d’un carnet d’amoureux qu’il échange avec sa fiancée et dans lequel il note ses états d’âme, laissant deviner une ambition littéraire naissante, quelques élans mystiques et une certaine naïveté dans l’imagerie poétique. Toutes choses dont on comprend que Mariën les ait considérées comme des péchés de jeunesse.
Dans la composition de votre texte, vous semblez répondre à un double mouvement, narratif – on raconte ce qui s’est passé – et analytique. Comment avez-vous articulé ces deux dimensions ?
La chronologie de surface de ce travail, qui commence en effet par l’enfance de Nougé et s’achève par sa mort, cache une structure plus essentielle. Il s’agissait d’observer l’interaction des différents univers dans lesquels Nougé a évolué : sa vie privée, ses activités de bio-chimiste, sa participation à la mouvance surréaliste, sa collaboration au programme communiste et son degré d’implication dans les événements liés à la guerre. Il m’importait davantage de comprendre la logique interne de chacun de ces univers – ce qui ouvre la porte à une tentative d’analyse – plutôt que d’établir une chronologie. Ceci dit, mon ambition première a consisté davantage à fournir de la documentation aux futurs chercheurs, à ouvrir de nouvelles pistes, plutôt qu’à proposer un commentaire globalisant.
Le point de vue que j’ai adopté est un peu particulier. Ce n’est pas vraiment celui d’un historien – ce qui ne m’empêche pas de rechercher la précision des faits – ni celui d’un critique littéraire – bien que j’accorde une grande importance aux écrits de Nougé. Ma curiosité s’est surtout portée sur la singularité intellectuelle de Nougé, sur ses stratégies mentales, sur les méthodes très particulière qu’il a inventées pour parler et agir malgré le mensonge des mots et des attitudes. Le texte même de sa vie, pour une grande part inédit, se donne alors à lire tout autant que l’écriture qu’il a laissée sur le papier.
D’où le sous-titre de votre biographie : « À l’école de la ruse » ?
Précisément. C’est Nougé qui note sur un bout de papier : « Aux amateurs de la pensée, se mettre à l’école DE LA RUSE. Rien de fait ». Cette formule explique peut-être l’embarras de bon nombre de ses lecteurs. Elle renvoie directement au conflit interne qui traverse toute son écriture : le langage, et à fortiori la littérature, n’est pas qu’un leurre. Nous ne communiquons qu’à travers des nœuds de malentendus. Passage obligé pour la plupart de ceux qui prennent la plume – Valéry s’en accommodera parfois jusqu’à la caricature – ce constat deviendra le moteur même et l’enjeu de l’écriture nougéenne. Quelles stratégies inventer pour ruser avec le langage, forcer la communication et avoir vraiment prise sur le réel ? Sa vie et son œuvre seront la mise à l’épreuve de quelques réponses à cette question essentielle.
Comment Nougé a-t-il nourri votre propre travail de créateur ? Vous avez publié un Éloge de la pornographie – où d’ailleurs vous citez incidemment Nougé – quand lui a écrit des « Commentaires » sur l’écriture érotique…
Peu de temps avant d’entrerprendre cette biographie, je caressais le projet d’une adaptation cinématographique de La chambre aux miroirs, cette série de portraits de femmes, qui se déshabillent dans le cabinet d’un médecin. Nougé en fait une description méticuleuse, quasi entomologique, avec cependant des notations qui provoquent des bouffées d’affect, où surgit dans les corps ce punctum dont parlait Barthes, qui non seulement traduit l’émotion que l’auteur a eue lui-même face à ces personnes (qu’elles soient réelles ou imaginaires) mais qui éveille aussi l’imaginaire du lecteur. Je voulais construire une série de portraits en noir et blanc de personnages féminins, majoritairement vêtus, en léger décalage avec le texte de Nougé qu’on entendrait. Mais ce projet n’a pas abouti pour une question de droits.
Nougé avait sur la question de l’écriture du texte un point de vue qui n’est pas pour me déplaire, préférant l’obscénité pornographique à la niaiserie érotique. Pour le reste, s’il a souvent abordé avec pertinence des sujets qui restent essentiels aujourd’hui (la stéréotypie, l’orthodoxie esthétique, la dialectique du mensonge et de la sincérité, la complémentarité de la science et des arts, etc.), il s’est aussi investi dans des utopies que l’histoire s’est chargée de contrarier. Paradoxalement, le premier profit qu’on peut tirer de son œuvre et de sa personnalité relève peut-être d’abord d’une question de morale. Nougé a adopté très tôt et pour toute sa vie une attitude intellectuelle qui force le respect. Follement épris de littérature, il sacrifie son immense talent au profit d’une discipline d’écriture et de pensée qui le mettra à l’abri de tout succès personnel. Son projet est autrement plus ambitieux. Nougé est un agitateur au sens noble du terme. Il ne laisse pas l’esprit en repos. Il force à plus d’acuité dans le regard que nous portons sur le monde et sur nous-mêmes. J’ai une très grande estime pour la figure intellectuelle qu’il est, que je trouve très singulière, très courageuse, qui porte l’esprit bien au-delà du paysage surréaliste dans lequel on cherche trop souvent à l’enfermer.
Carmelo Virone
Articles parus dans Le Carnet et les Instants n°86 (1995)