Hubert Nyssen, Dits et inédits

Dans les pas d’Hubert Nyssen

Hubert NYSSEN, Dits et inédits, Arles, Actes Sud, 2012, 280 p., 22,50 €

nyssen dits et ineditsEn hommage à leur créateur, parti à l’automne 2011 pour un autre « endroit où aller » les éditions Actes Sud publient, dans la précieuse collection rose, si chère à Hubert Nyssen, Dits et inédits, un recueil de nouvelles précédées d’Imagerie délicieuse, livre « aussi de mes amis (…) composé au retour d’après-midi et de soirées passés à évoquer une enfance que nous voulions belle ».

De la prime jeunesse bruxelloise jusqu’à la guerre et à l’évacuation, avec pour corollaire la découverte éblouie de la France (« mon âme était plus celle d’un conquérant que d’un fuyard ») Hubert Nyssen, à peine masqué sous un prénom d’emprunt, reconstruit, au fil des ans passés, une mosaïque de souvenirs et de moments déjà marquée par l’élégance de plume et par la subtilité du regard et des sentiments. Et à lire ce texte, de jeunesse en grande partie, on croit entendre, au delà du temps, cette voix grave qui sculpte les mots avec volupté entre deux bouffées de pipe et guetter l’ironie douce du regard tapi sous la paupière en rideau. Et déjà on décèle les tropismes qui enchanteront l’œuvre à venir. Dont une fascination pour la femme et pour la beauté confondues dans un même mystère.

Depuis la chaste et juvénile initiation aux délices pressentis de l’approche des corps jusqu’aux envoûtements souvent dispensés par des créatures altières, fermées sur leur troublante énigme: sphinx auxquels il importe de donner les bonnes réponses pour n’être pas rejeté de leurs sommets. Fussent-elles des filles de joie, comme Jeanne dans « Le fruit coupé en deux », une des nouvelles, pour la plupart inédites, de ce recueil. Elles y sont bien présentes, ces femmes, dans des textes peuplés aussi de personnages insolites, de couples étranges ou d’aventures prodigieuses. Agrémentés aussi des malices d’un conteur roublard, comme dans « La cabine de Moïse », récit « parabiblique » où l’on voit un nain enfermé dans une cabine téléphonique emportée par la crue furieuse d’un fleuve et dérivant du Midi de la France jusqu’au delta du Nil « entre Damiette et Rosette, où avec la fille de Pharaon, un nouveau destin l’attendait ». L’aventure peut aussi s’avérer signifiante comme dans « L’habitude de sauter » où un doute soudain surprend et conduit à la mort l’acrobate Alexandre pour qui la réussite en tout avait, depuis l’enfance, semblé parfaitement naturelle. Nouvelle de 1946 conclue par un avertissement selon lequel « toute ressemblance avec une personne vivante ou morte n’a rien d’accidentel ni de fortuit ». Peut-être est-on en droit de se demander si, par ce clin d’œil, le jeune homme de 21 ans, brillant, sûr de lui et prêt à toutes les conquêtes, ne s’adresse pas à lui-même une mise en garde contre les excès de confiance en soi. Si l’élégance de l’écriture est constante, une certaine simplicité s’avère parfois aussi efficace que chez Lafontaine. Ainsi l’amorce de « Un cheval dans l’ascenseur », (titre moins surréaliste qu’il n’y paraît ) : « Le cheval s’appelait Hercule. Il était le plus fort, à l’attelage et au labour. Son maître vint à mourir et la veuve eut des difficultés. etc.».

Mais revenons aux femmes, pierres angulaires de la plupart de ces nouvelles. Jeanne, prostituée délurée aux ongles rongés qui échange une liaison marquée par les fiévreuses intermittences du cœur contre un amour bourgeois « défigurant » ses mains d’une lourde bague et d’ongles neufs. Nadine revivant dans un train de militaires une violence parallèle au martyre de sa sœur Sarah déportée naguère dans un convoi d’un autre genre. Julie qui annonce par la couleur inhabituelle de sa robe le terme qu’elle met d’autorité à une liaison. Et d’autres encore comme Léontine, ombre émouvante qui jouait divinement Chopin, Solange, l’actrice qui modifie les répliques et inverse le sens de la pièce. Ou encore, Sophie Brunschwig, femme impérieuse et typiquement « nyssenienne » (« Il savait que pour comprendre les sourires de Sophie Brunschwig, il faut être attentif à son regard qui peut les faire tendres, menaçants ou même pervers. »). On reconnaîtra aussi la patte de l’écrivain féru de sémantique dans le personnage de Philippe, l’amant fugitif de Sophie séduite par son traité « De la ponctuation comme censure de la pensée ». Dans cette nouvelle qui clôture le recueil et dont le titre évoque un certain 11 septembre, on retrouve, une fois de plus, le regard fasciné et lucide d’Hubert Nyssen sur les aléas et mystères du couple. Ainsi que le charme roué de son écriture.

Ghislain Cotton


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°175 (2013)