Hubert Nyssen, L’helpe mineure

Repentir romanesque ?

Hubert NYSSEN, L’helpe mineure, Actes Sud, coll. « Un endroit où aller », 2009

nyssen l'helpe mineureJulie Devos : d’emblée ce nom saute au cœur de qui a lu Les déchirements. Et le trouble grandit dès que l’on pénètre dans le récit : Julie est une femme mûre et sensuelle, veillant un époux moribond – Victor… N’avait-elle pas connu une mort horrible pendant la guerre ? Peut-être n’est-ce pas cette Julie-là ? L’auteur d’ailleurs met en garde : « Aux lecteurs qui auraient reconnu des personnages venus de Déchirements, il reste peut-être à s’en assurer ». Pourtant à ses côtés, on retrouve entre autres protagonistes Colette et Valentin ; à chacun s’attache une histoire amorcée dans Les déchirements – de multiples renvois attestent de ces liens, tels les émouvants agneaux mystiques, omniprésents – et infléchie par ce qui est raconté ici : la vie qu’a menée Julie aux côtés de Victor Boyer pendant que Victor Cordonnier se laissait dévorer par le spectre de ce professeur dont il était amoureux et qu’il croyait tragiquement disparu. On est comme dans une dimension parallèle aux Déchirements ; n’était la similitude des noms on pourrait se conformer sans ciller à l’invite d’Hubert Nyssen. Mais l’on tend plutôt à penser que L’helpe mineure s’imbrique à la suite des Déchirements et leur apporte un éclairage venu d’une autre source.

Tout de suite cette chronique s’est référée aux Déchirements – à l’instar du récit lui-même. L’helpe mineure a cependant son autonomie et ce serait une erreur de ne pas considérer ce roman pour ses propres qualités. Découpé comme un scénario cinématographique en six séquences correspondant chacun au point de vue d’un  personnage et clôturé par un épilogue, il repose sur un très subtil jeu d’échos intérieurs auxquels il faut être attentif pour conserver une perception globale de l’histoire. Une histoire tissée de plusieurs histoires individuelles liés les unes aux autres qui s’ajustent par bribes infimes au fil des pages mais selon un cheminement bien méandreux. Car tout semble imaginé pour déstabiliser le lecteur. Sa vigilance est poussée à son comble : ce qui relève de l’énonciation – conversations, monologues intérieurs, supputations, rêves éveillés, souvenirs, désirs… – est pris dans le tissu narratif et les différents niveaux du récit comme de la chronologie se confondent en un même continuum. Il n’y a pas même d’italiques pour distinguer les titres d’œuvres ou les expressions étrangères. Mais l’auteur maitrise si parfaitement la langue et le tressage en réseaux des résonances que le récit demeure limpide de bout en bout et se goute comme un mets rare. Quant aux renvois aux Déchirements, ils sont traités avec tant d’habileté qu’ils seront, pour qui n’aurait pas lu le livre, une sorte d’avant-récit particulièrement dense accusant les reliefs de l’histoire sans nuire à sa compréhension.

Des êtres se cherchent, se frôlent se lient et se délient – doutent et vont à tâtons quand ils croyaient avancer dans le grand jour : comment cela aurait-il pu se satisfaire d’une construction sommaire ? Reste qu’à élever si haut la virtuosité formelle l’auteur donne le sentiment d’avoir multiplié les défenses contre le pathos – et, surtout, contre ses tourments intérieurs. Les déchirements éveillent un sentiment analogue ; quand on sait la part qu’y prend l’autobiographie, on comprend pourquoi de tels remparts lui ont été nécessaires. Ils semblent n’avoir pas été suffisants : retrouver dans L’helpe mineure Julie vieillissante et sensuelle laisse penser qu’Hubert Nyssen se repent d’avoir recouru au roman pour évoquer le sort de Julie Devos – au point de la ramener à un malentendu qui lui permet de la ressusciter et de lui inventer à sa guise un autre destin, moins tragique et, innervé d’érotisme, tout entier placé sous le signe de la plus éclatante vitalité.

Reste Valentin, si ébranlé dans son inversion. Pour lui rien ne se résout. Il y a bien un épilogue mais c’est, comme dans Les déchirements, une ouverture béante. Le romancier poursuivra-t-il au-delà de cette virgule romanesque au nom si musical son geste d’écriture pour rattraper encore cette Helpe-là et lui offrir un autre cours ? À moins qu’il ne faille comprendre ici que l’indicible reste, pour l’auteur, définitivement hors de portée du roman…

Isabelle Roche


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°158 (2009)