Archéologie de soi et histoire politique
Hubert NYSSEN, Le nom de l’arbre, postface de Benoît Denis et Pascal Durand, Impressions nouvelles, coll. « Espace nord », 2013
Le nom de l’arbre est le premier roman d’Hubert Nyssen, publié chez Grasset en 1973. Le voici intégré à la collection patrimoniale « Espace nord », pourvu d’une postface de Benoît Denis et Pascal Durand, tous deux professeurs à l’Université de Liège, là où l’auteur a déposé ses archives.
Lorsque paraît ce volume, Nyssen a déjà quitté la Belgique pour la Provence. S’il n’a pas encore à l’époque fondé les éditions Actes Sud, il a baigné dans les milieux du théâtre, de la critique et de la culture en général et a déjà publié des essais et des recueils de poésie. L’histoire pourrait se résumer banalement ainsi : un homme se penche sur son passé. Formule clichée qui rend bien peu compte de l’originalité du roman. Il s’agit d’un homme, oui, touché sinon assailli par des souvenirs en désordre. Il tente de les fixer, les organiser, en comprendre le sens. Ces images obsédantes sont d’ordre familial, social, politique ; historiques, pour tout dire. Et par dessus tout, l’une d’entre elles, sentimentale, érotique, douloureuse. Il faudra y revenir.
Identifier ces rappels, en reconstruire l’enchaînement permet sans doute de dépasser le cadre individuel d’une seule mémoire, car, autour d’un individu, Louis Quien, le protagoniste, ils concernent tout un groupe et balaient un pan entier de l’histoire d’une communauté au 20e siècle, très précisément localisée en Belgique. C’est à travers ce personnage porteur qu’apparaissent les différentes figures agissantes du récit, mais il n’en facilite pas le déchiffrement car lui-même est complexe, pluriel. Variant selon les âges qu’il évoque, de l’enfance à la maturité, différent aussi selon les aspects de sa personne affleurant tant dans les faits que dans la manière de les énoncer.
Le narrateur lui-même, pour caractériser la fragmentation d’un seul personnage, se réfère à la figure de la matriochka qui s’ouvrant ne révèle rien sinon une nouvelle énigme ou un autre secret. “Approchez, Louis Quien. Ce Louis Quien avait une résonance de pluriel. Nous étions trois ou quatre à nous rassembler en hâte, à nous dissimuler l’un dans l’autre par ordre de taille.” Cette complexité habite le texte lui-même, elle le sous-tend d’un bout à l’autre. Commencé in medias res, le récit bouscule toute chronologie, si ce n’est qu’il déroule du début à la fin, mais irrégulière, spiralée, une lente remontée dans le temps, vers l’origine. D’un paragraphe à l’autre, parfois d’une phrase à l’autre, les repères de lieux, les temporalités changent, de même que les faits racontés, les personnes grammaticales et les voix narratives elles-mêmes. L’instance est au moins double, passant de la deuxième personne à un “nous” dont le référent est variable, ou à un régime de relation neutre. Les auteurs de la postface soulignent judicieusement le rapport direct entre la fragmentation de l’identité du personnage, la dispersion des lieux et des temporalités, la diversité des voix narratives avec la nature et surtout la culture de la Belgique, marquées par la pluralité, des langues, des littératures, de l’histoire, des valeurs. Et les commentateurs de souligner : “On voit par là que cette multiplicité est un fait de construction romanesque, un choix esthétique, contrôlé d’un bout à l’autre…”, ou encore “que cette multiplicité […] tient en même temps d’une archéologie de soi à travers une lignée familiale.”
Autre figure de référence, présente dès le titre, la métaphore de l’arbre, non qu’on en dénombre et déchiffre les cercles, mais qui symbolise un éclat de profusion possible qui sied bien à ce texte à mille feuilles, collage parfois étourdissant de sessions différentes, que détaille l’arborescence des récits adjacents. L’éparpillement narratif est pleinement assumé, cultivé même s’agissant du personnage de Juliette, cette belle femme rousse, historienne de l’art et initiatrice, qui a enflammé Louis lors de très brèves rencontres au temps du collège. Figure capitale qui disparaît pendant la guerre, périra atrocement dans un camp en Allemagne et dont il cherchera en vain la trace. Quête sans fin qui scande le récit. Le thème obsédant de l’amour et le sentiment du non accompli s’articulent au surgissement fortuit et intermittent du souvenir. Discontinuité du récit et persistance du motif amoureux vont bien ensemble, ils indexent au malheur la tension irrésistible vers le fantasme du bonheur.
Premier roman, mais œuvre très aboutie, Le nom de l’arbre, selon Denis et Durand, s’inscrit chronologiquement et intellectuellement dans le mouvement de la belgitude.
Jeannine Paque
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°177 (2013)