Hubert Nyssen, Oeuvres – Tome 1

Osmoses et matriochka

Hubert NYSSEN, Œuvres – Tome 1 : Le nom de l’arbre ; La Mer traversée ; Des arbres dans la tête, Eléonore à Dresde ; Les rois borgnes, Actes Sud, coll. « Thésaurus », 2009

nyssen oeuvres tome 1Cette réunion en un seul volume des cinq premiers romans d’Hubert Nyssen, sans présentation d’aucune sorte, incite à une lecture suivie plus qu’au butinage – à tenter d’embrasser un ensemble, un mouvement de pensée, une dynamique créative plutôt qu’à « lire des histoires ».
Les textes s’éclairent les uns les autres ; on les voit ainsi traversés par de grandes constantes que l’on retrouvera dans les œuvres ultérieures, les plus visibles étant l’extrême virtuosité d’écriture bien sûr, l’art d’imprégner la fiction d’éléments biographiques identifiables comme tels mais retaillés selon les besoins du puzzle fictionnel, et enfin cette façon réinventée à chaque récit de scruter le geste du romancier, par le truchement d’un personnage écrivant ou de manière beaucoup plus subtile… L’on repère aussi d’autres marques récurrentes, peut-être moins imposantes mais non moins typiques, comme les considérations touchant au langage glissées çà et là avec plus ou moins d’insistance.

Virtuose de la phrase et du mot, mariant avec un art de grand maître de très subtiles préciosités lexicales et syntaxiques à de fugaces rugosités familières, Hubert Nyssen est aussi un artiste de la composition et de la construction, aimant à jongler avec les instances narratives autant qu’à les regarder se confondre ou s’écarter du « je » de l’écrivain. Un jeu de regard et d’écriture sans doute fondateur du geste romanesque puisqu’il s’amorce avec force dans le roman inaugural, Le Nom de l’arbre, où un « je » implicite apostrophe ans cesse à la deuxième personne l’un des personnages, Louis Quien. Ce je/tu sonne comme une lente scission cellulaire, un distinguo en train de s’établir entre un « je » narrateur et un « moi » romancier. Mais plutôt qu’une gémellité c’est un rapport de contenant à contenu qui régit les deux instances, ainsi que le suggère la référence à la matriochka, qui parcourt le roman tout entier. Et de là procèderont, semble-t-il, les relations qui se noueront désormais entre le romancier, ses narrateurs et ses personnages…

L’on reconnaîtra en maints endroits une situation vécue, les traits à peine transformé d’un ami, d’un membre de la famille, dont il a été question dans l’une ou l’autre des mille anecdotes personnelles dont l’écrivain émaille ses essais, ses interviews. Et l’on se dit qu’il raconte sa vie par le truchement de ses personnages, avec une évidence mâtinée de cette distance imputable au travail d’écriture. Hubert Nyssen ou l’art d’écrire ses mémoires sans jamais se poser en autobiographe…

La « lueur de l’incendie » de l’incipit du Nom de l’arbre répond, telle une ultime résonance, au « champignon de lumière » qui illumine en une terrible « déflagration » la dernière phrase des Rois borgnes. Cela achève de montrer combien le jeu des récurrences est important, autant que la fluidité avec laquelle l’autobiographie se coule dans la fiction. Les volumes à venir continueront sans doute de révéler, au fur et à mesure de leur déploiement, les chatoiements de ces échos. Jusqu’à ce que se recompose la figure complète d’une abondante bibliographie derrière laquelle se devinera probablement, en ombre portée, le théâtre de toute une vie.

Isabelle Roche


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°163 (2010)