La route du songe où le vert était bleu

bartholomée oedipe sur la routeIls étaient trois sur la route du songe : Œdipe, Antigone et Clios. Ils étaient trois sur la route de l’opéra : Henry Bauchau, Pierre Bartholomée et Philippe Sireuil. L’écrivain, le compositeur et le metteur en scène. Trois avant que tant d’autres ne mettent leurs rêves et les bouillonnements de leur créativité au service du sonde d’Œdipe. Chanteurs, musiciens, décorateurs, sculpteurs de lumière, inventeurs d’images, de costumes, de machines, ils furent près de 350 aux moments les plus fous pour conduire Œdipe sur la route.

Premier, le roman – immense – d’Henry Bauchau donna à Pierre Bartholomée le désir d’une musique pour opéra. Puis de ce désir et d’une commande de Bernard Foccroulle pour La Monnaie, vinrent la musique et d’autres mots ; le parcours fut long et tourmenté depuis 1997, balbutiements des premières rencontres, jusqu’au 7 mars 2003 où l’opéra prit chair et musique, voix et couleurs sur la scène bruxelloise.

Chacun connait le mythe d’Œdipe. Après le suicide de Jocaste, il quitte Thèbes où Créon s’est emparé du pouvoir et où ses fils se déchirent pour lui succéder. Le roman d’Henry Bauchau raconte cette errance. Le héros s’est crevé les yeux et expie le long de ce chemin vers l’absolu, une faute qu’il ignorait naguère avoir commise. Antigone, une de ses filles, le suit, malgré l’interdiction.

À l’opéra, dans les bleus, les gris et les verts, les cris violents d’Œdipe font éclater les traits symboliques du décor : nous sommes aux portes de l’imaginaire. Des stridences du début au chant sublime du clairchantant, le registre est énorme, les couleurs essentielles, les mots indispensables, les chants plus beaux. Cela sourd dans la conjonction des écritures d’Henry Bauchau et de Pierre Bartholomée, dans la lumière, l’ombre et les couleurs que Philippe Sireuil a décidées, dans les voix forcément sublimes de José Van Dam, Valentina Valente, Jean-Francis Monvoisin, Hanna Schaer. C’est une expérience absolue, aboutie, un songe très fort et très beau.

Le compositeur Pierre Bartholomée balise pour nous ce passage, cette transmutation particulière d’un roman en opéra par son auteur, même.

Pierre Bartholomée : Le roman d’Henry Bauchau m’inspirait beaucoup, mais je ne voulais pas réécrire moi-même quelque chose qui avait pris tant de temps à exister ; et cependant, il suffit de regarder l’épaisseur du roman ; il fallait bien l’adapter aux exigences de l’opéra ! Bauchau acceptait le projet mais refusait d’écrire le livret. Michèle Fabien a relevé le défi, après beaucoup d’hésitations. Son approche de Jocaste, sa connaissance du théâtre, ont soulevé nombre de questions intéressantes. J’ai écrit la musique de deux ou trois scènes à partir de ses écrits, une sorte de prélude. C’est alors que Michèle Fabien est morte, brutalement. Impossible de continuer dans la même voie, j’ai gardé ce prélude pour en faire une autre œuvre, par respect pour la mémoire de Michèle.
C’était une période difficile. Henry Bauchau refusait toujours d’écrire le livre. Moi, je savais très exactement ce que je voulais prendre dans le roman. J’étais convaincu aussi, à présent, qu’il fallait que Bauchau écrive le texte. J’ai donc tenté un stratagème pour le décider : j’ai écrit un projet de premier acte en essayant de n’utiliser que des mots à lui. Je l’ai envoyé comme un exemple de ce qui marcherait à l’opéra et cela l’a décidé à écrire le livret.

Le Carnet et les Instants : Premier moment : l’écrivain et le compositeur ? Vus travaillez selon quels principes ?
Henry Bauchau s’est mis à l’écoute de ma demande. On a mis au point un canevas avec Bernard Foccroulle qui a une grande expérience en matière de création d’opéra. Henry m’envoyait son travail par fax, je lui répondais, on transmettait copie également à Philippe Sireuil et à Bernard Foccroulle. Puis on est passé au courriel : on devait utiliser encore un vieux fax à rouleau, très vite cela a été impossible d’utiliser ce système vu le volume des documents envoyés ! Henry m’a proposé de correspondre par e-mail, c’est lui qui m’a fait franchir ce pas.
Puis, il s’est enhardi, s’est mis à écrire beaucoup, il nous a donné un développement lyrique, magnifique mais impossible pour un opéra : on a dû renoncer à des choses très belles… On est tous d’accord sur ce point : il y a le roman, l’opéra, le livret et aussi un grand poème lyrique…
Parfois, on lui envoyait une suggestion d’ellipse, on a retravaillé avec Philippe Sireuil la matière du quatrième acte, on lui a fait part de nos contre-propositions. Entretemps, Bernard Foccroulle m’a demandé une pièce pour l’inauguration des nouveaux ateliers de la Monnaie. J’ai pris, avec l’accord d’Henry, un extrait de vingt lignes d’un autre de ses textes, Diotime et les lions. Il a découvert la musique au moment de la création.

Comment avez-vous perçu son attente d’écrivain vis-à-vis de l’opéra ?
Il était très curieux et impatient de voir résoudre les problèmes comme ceux de la scène de la vague (ndlr : Œdipe veut absolument sculpter une vague dans une gigantesque falaise, c’est une entreprise démesurée, un passage secret obligé dans ce douloureux voyage, qui révèle les forces de chacun). C’est un épisode essentiel qui posait des problèmes scéniques énormes. Mais Philippe Sireuil nous avait mis à l’aise : « Dites ce que vous voulez, je m’arrangerai pour le réaliser ». Lorsqu’il a pris la décision de mettre la scène de la vague hors champ, Henry a trouvé que c’était une solution simple qui convenait parfaitement.
Henry a été stressé, fatigué par ce travail. Réécrire autrement ce qui a déjà été écrit, ce n’est pas simple. Mais je crois qu’il a aussi été touché par toute la lumière que ce travail de l’ombre a projetée sur lui. D’après Bernard Foccroulle, c’est un cas à peu près unique où un grand écrivain se mue en librettiste et écrit un opéra à partir d’un de ses romans.

Une fois le livret et la musique écrits, c’est le monde de l’opéra qui arrive, en prend possession, avec, contrairement à la « musique pure », tout un jeu de transformations parfois radicales. Ce n’était pas trop difficile de voir votre musique soumise à ces contraintes ?
Bien sûr, il faut retravailler le texte et la musique, parfois en tenant compte des particularités et des demandes des chanteurs. Il faut penser aux déplacements…. Peut-être, parfois, le metteur en scène aurait-il eu envie de plus ou moins de temps… Mais ce sont des efforts de convergence. Aujourd’hui, il n’y a pas de forme imposée de l’opéra, on conjugue les efforts pour que tout puisse fonctionner sans compromis justement. On arrive toujours à des solutions pour ne pas trahir son propre langage. Franchement, c’est très passionnant ! On sent un élan collectif vers le moment de la création, les prouesses, l’énergie sont là pour que tout fonctionne. En plus, ici, il y avait une entente magnifique entre tous, entre les chanteurs, un vrai bonheur.

Revenons au projet : le texte est là, la musique aussi, le metteur en scène, le scénographe inventent les images. Où êtes-vous à ce stadelà ?
J’ai été présent à chaque étape. Philippe Sireuil travaille avec Vincent Lemaire, ils ont fait des propositions concrètes, un storyboard en images de synthèse, séquence par séquence. La Monnaie a des exigences très grandes et demande des études de projet très précises. Une maquette grand format a été présentée aux services techniques, la machinerie était très délicate.
C’est un moment très important, on voit concrètement les choix techniques mais aussi esthétiques qui vont façonner la réalisation de l’opéra.

Les chanteurs, leur voix, leur personnalité ont-ils déterminé votre écriture musicale ? Saviez-vous qui deviendrait Œdipe, Antigone, Clio, les connaissiez-vous avant de composer ?

J’ai connu Valentina Valente qui interprétait Lulu dans une mise en scène de Sireuil, elle a chanté Diotime et je tenais beaucoup à ce qu’elle soit Antigone. Bernard Foccroulle voyait José Van Dam dans le rôle d’Œdipe. J’étais ravi mais je n’étais pas sûr qu’il accepte : une création bloque les chanteurs une assez longue période, ce n’était pas sûr que ce soit possible. Par chance, il connaissait et aimant le roman d’Henry Bauchau. Il était séduit par l’idée. Bernard a organisé une rencontre, j’ai joué des extraits de la musique, José Van Dam a chanté ce que je lui avais fait parvenir… Il a accepté. Dès ce moment, j’ai écrit pour Valentina Valente et José Van Dam. Puis, j’ai rencontré la Diotime idéale à Aix-en-Provence, en la personne d’Hanna Schaer. Restait Clios qui nous a donné bien des soucis. Notre premier Clios a renoncé au rôle en octobre 2001. Il nous a fallu plusieurs mois avant de trouver un ténor allemand tout à fait parfait. Dix jours avant le début des répétitions, le 18 janvier, il est tombé gravement malade.
Les répétions ont donc été interrompues par des auditions. Ce qui n’est pas très rassurant ! Par chance, à la troisième séance, un chanteur inconnu ici et pas entièrement libre, Jean-Francis Monvoisin, a fait un test magnifique. Il a accompli un tour de force, il a appris son rôle en un mois. Cela a créé des liens très forts dans toute l’équipe.

Y a-t-il eu d’autres moments inouïs, des découvertes étonnantes ? Le travail de création d’un opéra avec tous les relais que cela suppose peut créer bien des surprises.
Il y a eu une chose fondamentale : l’implication de tous. Ainsi, David Miller, le chef de chant, a réalisé tout l’enregistrement de l’opéra au piano, il chante tous les rôles, c’est un véritable exploit. Cela a permis à Philippe Sireuil d’avoir une bonne idée des durées et des interludes pour construire la mise en scène.
J’ai été surpris également que des chanteurs – ou même parfois des figurants – soient présents à toutes les répétitions alors qu’ils n’intervenaient qu’à l’acte suivant : ils voulaient comprendre le travail des autres et s’inscrire dans la dynamique. C’est formidable.
José Van Dam lui aussi m’a étonné : dès les premières répétitions, il chantait à pleine voix pour entrer dans la musique sans restriction… Il a été là quasiment tout le temps. C’est une convergence d’énergies assez unique.

Et l’orchestre ? Vous n’avez pas dirigé, est-ce un choix ?
Je ne voulais pas diriger, c’est un choix. Je souhaitais garder l’esprit libre pour la création de l’opéra et être disponible pour les chanteurs, le metteur en scène. C’est Bernard Foccroulle qui a proposé Daniele Callegari, c’est un  chef magnifique, il y a eu une belle entente.
L’orchestre de la Monnaie, c’est un orchestre parfait, excellent, enthousiaste, qui se donne à fond. Et pourtant, ils ont des échéances très courtes : quand nous répétions avec les chanteurs en février, ils donnaient une autre production et des concerts. Ce sont des musiciens ouverts à la création, ils se sont impliqués magnifiquement !

Vous avez choisi une œuvre d’un  écrivain belge par hasard ? Connaissez-vous la littérature de Belgique ?
Je lis beaucoup de littérature belge ! Pour l’instant, je suis plongé dans La passion Savinsen de François Emmanuel. Il y a une atmosphère dans ce roman qui m’attire beaucoup. J’aime aussi les livres de Bernard Tirtiaux ou les classiques comme Marie Gevers, Charles Bertin. J’ai des affinités pour Georges Sion, grand amateur de musique et excellent pianiste : nous avons eu le même professeur de piano à une certaine époque ! Il existe aussi des écrits d’Ensor extraordinaires. Par ailleurs, j’aime beaucoup aussi des poèmes de Liliane Wouters qui m’ont inspiré des pièces pour soprano et cinq instruments, Fragments des belles Heures de Flandres. Vous savez, la Belgique est vraiment un pays de poètes, de musiciens, de créateurs, on ne s’en rend pas assez compte. Quand on a fêté les vingt ans de Musique Nouvelle, on a eu dix œuvres de trois, quatre ou cinq minutes, toutes excellentes.

Vous avez d’autres projets liés à la littérature belge ?
Je ne peux pas laisser Antigone seule sur la route… Henry Bauchau a écrit aussi l’histoire d’Antigone ! Si on me donne encore l’occasion d’écrire un opéra, ce sera cette histoire-là. Travailler avec Henry Bauchau a été une expérience tellement merveilleuse. C’est quelqu’un chez qui il y a une souffrance. Il doit y avoir une violence incroyable mais il la maitrise et la transforme en douceur et sagesse. C’est une rencontre extraordinaire que j’aimerais prolonger…

Nicole Widart

« Ils étaient trois sur la route du gone où le vert était bleu, la campagne étendue, immense et l’arbre grand.
La tête bouillonnnante d’astres, de prédictions et de grands animaux marins sautant parmi les vagues, Œdipe s’est enfui vers le paysage futur
 ». (Henry Bauchau, premiers vers du poème « De la ténacité des rivières »)

Les traces d’un parcours

La Monnaie a publié des extraits de lettres et du journal d’Henry Bauchau qui laissent deviner les tours et détours entre littérature, musique et théâtre. En voici quelques jalons.

Henry Bauchau, journal, 13 février 2000

Hier, je reçois de Philippe Sireuil une lettre qui me donne à penser que j’en ai fait beaucoup trop pour l’opéré. Il faut une trame dramatique, des mots bien choisis pour le chant et moins de ce qu’il appelle littérature et qui est pour moi poésie.

Henry Bauchau, journal, 5 mars 2001

J’ai terminé hier le deuxième acte qui m’a semblé beaucoup plus malaisé que je m’y attendais. J’espère dans cette sévère réduction avoir gardé l’essentiel du souffle et des thèmes du roman. Ce travail m’a fait voir une nouvelle fois qu’il y a beaucoup de choses que le roman est seul à pouvoir dire. Reste à voir ce que la musique apportera d’inentendu encore à mon texte.

Philippe Sireuil à Pierre Bartholomée, 4 juin 2001

(…) il parvient cette fois à une écriture tout à fait adéquate tant sur le plan de la fable que sur celui des dialogues, écriture de plus très belle, poétique et simple, et qui laisse à la musique toute la place nécessaire.

Henry Bauchau, journal, 20 octobre 2001

Pierre Bartholomée m’a remis la musique du premier acte, en grand format. Que cette écriture musicale est belle, la seule que nous puissions comparer en beauté aux calligraphies extrême-orientales et arabes.

Pierre Bartholomée à Henry Bauchau, 6 décembre 2001

J’ai fait un premier travail d’élagage sur lequel Philippe a retravaillé. Nous sommes presque tombés d’accord : je n’ai plus eu qu’à lui proposer quelques toutes petites modifications supplémentaires. IL NE S’AGISSAIT QUE DE RESSERRER !!!!
Le texte est magnifique.

Philippe Sireuil à Pierre Bartholomée, 2 février 2002

Brièvement, un premier sentiment d’après lecture (de l’acte IV) : je suis plutôt très circonspect.

L’acte IV va poser en effet bien des problèmes. Et il faudra tout le doigté de Pierre Bartholomée, le souffle épique de Bauchau et la maitrise du rythme de Sireuil pour clore enfin ce travail titanesque…

Nicole Widart


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°128 (2003)