En 1915, le jeune Marcel Thiry (18 ans) rejoint son frère ainé Oscar dans le corps expéditionnaire des autos-canons. Ils ne savent pas qu’ils seront amenés à accomplir un tour du monde qui les conduira de France en Galicie puis, après la Révolution d’Octobre, à Kiev et Vladivostok, et qui les fera revenir de Russie par les États-Unis. Aujourd’hui, le Grand Miroir fait reparaitre le livre de témoignage que Marcel avait publié sur son aventure, accompagné d’une correspondance totalement inédite des deux frères à leur famille. Un trésor.
Dans la première des Nouvelles du grand possible, intitulée « Distances », Marcel Thiry raconte l’histoire d’un homme terrassé par l’émotion au moment où il reçoit par la poste une carte postale expédiée par sa fille, dont il a appris la mort accidentelle quelques jours plus tôt. Avec cette correspondance d’Oscar et Marcel, c’est aussi tout un monde qui resurgit, qu’on croyait perdu à jamais. Les circonstances de sa découverte méritent d’être rapportées :
« Il y a quelques années, écrit Lise, nièce du premier et fille du second, je me trouvais chez mon frère Jean-Pierre, dans la maison de Vaux-sous-Chèvremont. Incidemment, nous mentionnons quelque événement de 14-18, flou dans notre esprit. ‘Cela doit se trouver dans les paquets de lettres’, dit Jean-Pierre. ‘Quelles lettres ?’ Et mon frère de sortir d’un tiroir plusieurs enveloppes vertes, affinées par le temps, entourées de ficelles qui retenaient des papiers pelures, des pages de cahier, couverts de fines écritures au crayon d’aniline, voire à l’encre. Sur les enveloppes, des indications soigneuses de Rosa, sœur ainée d’Oscar et Marcel : lettres de Normandie, 1915 ; lettres de Russie, etc. Je ne connaissais pas l’existence de ces lettres, dont mon père semblait avoir fait peu de cas, tout à l’action du moment de sa longue vie.
Rentrée chez moi avec le ballot d’épîtres, je passai la nuit à redécouvrir les jeunes années des deux frères. Ces lettres représentent un contrepoint subjectif, sentimental, intime, qui forme une doublure soyeuse à la rigueur du rapport de Marcel Thiry sur le tour du monde des autos-canons. Le rapporteur s’y efforce de prendre du recul sur les émotions ; les épistoliers, cinquante ans auparavant, découvrent les émois, dont la sève gorge chaque missive. Ces lettres offrent un envers du décor qui est un éclairage sur les mentalités du temps, plus encore qu’une source documentaire. Car d’une part, la censure militaire empêchait la mention de lieux précis, et d’autre part les frères eux-mêmes s’autocensuraient, hantés par la peur d’inquiéter leurs parents en décrivant leurs engagements au combat. Il y avait à un équilibre difficile à trouver, car il ne fallait pas non plus que la famille ait à rougir de ses deux soldats embusqués.
Les lettres débordent la période du tour du monde, puisqu’elles vont de novembre 1914 à juin 1919. Celles que voici représentent une grosse moitié de la correspondance parvenue jusqu’à Liège. Le courrier inverse décrivant la vie de la ville sous les Allemands, vue par les parents, fut malheureusement perdu au cours des pérégrinations des frères. »
Il n’a malheureusement pas été possible à l’éditeur de publier en regard des textes, un cahier iconographique. Qu’à cela ne tienne : les pages d’archives que nous proposons aujourd’hui sont destinées à compléter et prolonger la lecture de ce livre très attendu. Celui-ci permettra notamment de découvrir la personnalité méconnue d’Oscar, qui s’était engagé dans la carrière littéraire bien avant son frère cadet. Une grave blessure de guerre l’empêcha de poursuivre ses ambitions. Marcel lui rend notamment hommage dans un poème où il évoque ce « Soldat très doux à la tête trépanée ».
Carmelo Virone
Prière de faire parvenir cette lettre à Mr Thiry, 54 rue du Pot d’Or – Liège
Kiev, 7/20 décembre
Mes biens chez parents, chère Rosa,
Sorti hier de l’hôpital, j’ai trouvé, en rentrant au dépôt où je suis provisoirement en attendant mon retour là-bas, les lettres de Rosa du 9 septembre et du 7 octobre. Vous savez, puisque les communications sont de nouveau relativement faciles, ce que je vous ai déjà répété dans six lettres au moins : qu’Oscar a été décoré de l’ordre de Saint-Georges ; que, soigné d’une petite crise de dysenterie dans un hôpital du front, j’ai été envoyé à Kiev dans une maison de convalescence par le docteur Dos…, et que, huit jours après mon arrivée dans ce paradis terrestre, j’étais mieux portant que jamais. M’en voila sorti à présent. Plus de lit moelleux aux draps blancs, plus de rêveries dans les rocking-chairs du hall, plus de parties d’échecs et plus de plats sucrés… J’ai quitté les salles toutes blanches où passaient, vives et toujours empressées sous les plis hiératiques de leurs voiles, les infirmières, les petites sœurs gracieuses qui nous soignaient comme des mères. Mais je ne suis pas fâché de m’être arraché à ces délices de Capoue. Je vous écris d’une chambre qui ressemble à celles de la caserne de Granville. La lampe fume et ma plume grince. Autour de moi, les camarades sont déjà au lit ; si je reste trop longtemps à vous écrire, je vais me faire conspuer ferme par ces raffinés que la clarté de la lampe empêche de dormir. Au dehors, la neige descend sans fin sur ce faubourg militaire, d’où l’on domine, lointaines et scintillantes, les lumières de la ville étagée sur ses collines. Des soldats russes, dans un bâtiment voisin, chantent une de ces vieilles romances que j’ai entendues tant de fois déjà sur les routes de Galicie ou sous les tentes des bivouacs, par les beaux soirs de l’été dernier. Ils ont fini celle du soldat qui part se battre contre les Turcs ; et les voila qui commencent la ballade de Stenka Rzzine… le pirate du Volga.
Lettre de Marcel Thiry à ses parents et sa sœur Rosa. Les deux dates correspondent à la différence entre le calendrier russe et le nôtre. La lettre entière fait six pages et demie.
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°129 (2003)