Toussaint à cœur ouvert

Jean-Philippe Toussaint

Jean-Philippe Toussaint

Jean-Philippe Toussaint est doublement présent lors de cette rentrée littéraire : La télévision, roman qui lui a valu le prix Rossel en 1997, est réédité dans la très sélective collection de poche des Éditions de Minuit, tandis que parait chez le même éditeur son septième livre, Faire l’amour, roman qui marque à la fois une évolution dans son œuvre et un retour aux sources. C’est l’occasion pour nous de faire le point sur la carrière de cet écrivain bruxellois.

Tout commence en 1985, lorsqu’un jeune homme né en 1957 publie chez Minuit un roman au titre dérisoire : La salle de bain. Le livre défraie la chronique à Paris et rencontre un succès public dont Jérôme Lindon n’a alors pas l’habitude : il se vend rapidement à 55000 exemplaires. On parle d’un ton neuf, de « nouveau nouveau roman », de nouvelle génération, d’originalité… L’année suivante parait Monsieur. À ce jour seul roman de Toussaint écrit à la troisième personne, il déçoit les lecteurs, et à juste titre : c’est probablement son moins bon livre. Puis, en 1989, sort L’appareil-photo, qui marque un premier aboutissement de son œuvre et l’épanouissement de son style. La critique retrouve son enthousiasme : l’auteur est alors décrit come le chef de file d’une nouvelle génération gravitant autour des éditions de Minuit. Les mots « postmoderne » et « minimaliste » sont employés çà et là et plus d’un ont l’impression de voir la littérature française trouver enfin un nouveau souffle. Jérôme Lindon suggère alors à Toussaint et à son autre poulain, Jean Echenoz, de profiter de la vague, en formant une espèce d’école : il faut trouver un vocable les réunissant. Ironique comme un personnage de ses livres. Toussaint propose : « Les Camionneurs ». L’affaire en restera là. C’est que ces jeunes auteurs n’ont nullement envie de se fédérer : ils sont plus individualistes encore que les nouveaux romanciers.

Dans les années qui suivent, Toussaint perd rapidement son statut de chef de file. Après La réticence (1991), roman mal reçu rappelant quelque peu Robbe-Grillet, l’écrivain se fait avare en publication : il faudra attendre 1997 pour que sorte La télévision. Il s’est tourné entre-temps vers le cinéma et a réalisé Monsieur (1989) d’après le roman éponyme, La Sévillane (1992) d’après L’appareil-photo et La patinoire (1999), dont le scénario  original réunit Tom Novembre, Mireille Perrier et Marie-France Pisier.

Avec La télévision, Toussaint retrouve ses marques : le sujet (un universitaire cherchant à se passer de télé) lui va à merveille et il signe là avec jubilation un livre à la fois actuel et délicatement écrit, subtil et irrésistiblement drôle. Ensuite viendra Autoportrait (à l’étranger) (2000), recueil de textes courts relatant des souvenirs de voyage décalés : « Berlin », par exemple, ne décrit pas la capitale de l’Allemagne, mais une bouchère peu amène.

Entre-temps, la littérature française parisienne a connu d’autres soubresauts avec l’apparition de romans crus, violents, scandaleux, politiquement ambigus et engagés sexuellement, qui font parler d’eux pour leur contenu et jamais pour leur forme, même quand celle-ci est intéressante. Nous voici dans l’ère de Michel Houellebecq et de ses déclarations tapageuses.

Quant aux éditions de Minuit, elles semblent s’appuyer sur d’autres poulains : Jean Echenoz passe au premier plan, surtout depuis 1999 et son Goncourt pour Je m’en vais, et des auteurs comme Christian Oster, prix Médicis la même année, ou le prolifique Christian Gailly sont mis en valeur, notamment par leur passage en poche.

toussaint faire l'amour 1Cependant, s’il ne passe plus pour un porte-drapeau à Paris, Toussaint connait une gloire internationale peu commune : il partage avec Amélie Nothomb le privilège d’être l’auteur belge vivant le plus abondamment traduit. Ses romans peuvent désormais être lus dans plus de vingt langues : anglais, allemand, italien, espagnol, néerlandais, suédois, danois, finnois, norvégien, grec, turc, portugais, catalan, tchèque, hongrois, bosniaque, roumain, américain, brésilien, coréen, japonais et chinois. Leur rayonnement est surtout visible au pays du soleil levant, où, depuis une dizaine d’années, ils fascinent la jeunesse, particulièrement les jeunes femmes. Au Japon, Toussaint est en effet un véritable phénomène éditorial, plus célèbre que Sollers, plus lu qu’aucun autre écrivain de chez Minuit : La salle de bain et Monsieur s’y sont vendus à plus de 120000 exemplaires chacun.

Alors, qui a raison ? L’affaire Toussaint ne serait-elle qu’une tempête dans une baignoire ? Qu’en est-il au juste de la « révolution copernicienne » dont parlait à son propos Jean-Pierre Amette dans Le point en 1989 ? Toussaint est-il un tournant ou une parenthèse ?

Avant et après

C’est ici que le critique doit s’engager : mon opinion est qu’il y a bel et bien un avant et un après, que la littérature française n’est plus tout à fait la même depuis la parution de ce petit livre intitulé La salle de bain et que de très nombreux auteurs sont redevables des portes qu’il a ouvertes.

Pour justifier cette prise de position décrivons succinctement le fonctionnement de romans tels que La salle de bain, L’appareil-photo ou La télévision. Nombre de leurs caractéristiques ont trait à une dualité fondamentale : à la fois intellectuels, riches en références culturelles et très faciles à lire, ils racontent une histoire en la déjouant et en dénonçant sa propre artificialité. Légers en surface, ils cachent une profonde angoisse. Jamais ils ne formulent de pensées d’ordre général : c’est à travers de petites scènes, des descriptions de détails que s’élabore lentement une réflexion sur le temps qui passe ou sur notre rapport à la réalité.  Ils multiplient les ruptures de ton, passant d’un style classique brillant à une expression triviale écrite entre parenthèses ou usant d’un vocabulaire riche pour décrire un objet dérisoire. Leur structure est fragmentée au niveau du récit, mais les phrases coulent avec une grâce digne du 17e siècle. S’ils sont centrés sur un personnage, l’étrange psychologie de celui-ci n’est jamais commentée. Tout est nimbé d’un humour subtil qui se traduit par un léger décalage entre les êtres et la réalité.

Les narrateurs partent à la recherche d’une bonbonne de gaz, s’enferment dans une chambre d’hôtel ou en arrivent logiquement à des considérations absurdes telles que « la réalité, une fois de plus, était beaucoup plus simple : j’avais tout simplement oublié une fougère dans le frigo de mes voisins du dessus ». Toussaint joue sans cesse sur deux plans : les conventions du réalisme traditionnel, qu’il détourne plus qu’il ne les conteste, et les jeux formels des modernes ; auxquels il donne un sens. Il crée ainsi avec son lecteur une sorte de nouveau pacte réaliste : vous pouvez croire à l’histoire que je vous raconte, mais pas en être tout à fait dupes. Ainsi, il opère une manière de dépassement dialectique par rapport à l’opposition qui a marqué les deux générations précédentes, celle qui mettait face à face les tenants de la tradition et les modernistes (comme Beckett, Blanchot ou les membres du nouveau roman).

En d’autres termes, Jean-Philippe Toussaint prouve au monde littéraire qu’il est encore possible d’écrire après Beckett, même (et surtout) quand on admire Beckett. Et que la solution ne consiste plus à « aller plus loin », à dépasser le maitre, mais à recontextualiser son œuvre.

Évidemment, aucun tournant n’est absolu. Et l’on trouvera des précurseurs à Toussaint. En outre, au milieu des années 1980, il n’est pas le seul à se lancer dans de nouveaux chemins : Hervé Guibert, par exemple, en explorant l’autobiographie directe, prépare le terrain de plus d’un romancier d’aujourd’hui, notamment Christine Angot. La manière de Guibert comporte d’ailleurs au moins un point commun avec l’écriture de Toussaint : l’emploi du fragment, qui s’est généralisé depuis lors dans le roman français.

Toujours est-il que la position « dialectique » décrite ci-dessus trouve chez Toussaint sa concrétisation la plus nette. Et la voie qu’il ouvre sera suivie par nombre d’auteurs : Echenoz (qui publiait déjà depuis 1979, mais qui donnera à partir de Lac  (1989) un tour plus contemporain et moins gratuit à ses romans), des romanciers de Minuit tels que Michel Deville, Christian Oster ou Eric Laurrent, et nombre d’auteurs publiés ailleurs, comme Jean-Luc Outers ou Philippe Delerm. Insistons-y : plus que d’influences, il s’agit ici d’ouverture : depuis Toussaint, il est possible d’employer la voie narrative sans être réactionnaire (littérairement parlant), sans retomber dans la naïveté réaliste.

En regardant la situation de haut, peut-être peut-on détecter des traces de Toussaint jusque chez les écrivains provocateurs de la fin des années 90. Certains passages des livres de Michel Houellebecq lui-même, particulièrement dans Extension du domaine de la lutte (1994) et dans Lanzarote (2000), profitent en tout cas du même humour décalé, de la même ironie consistant à faire des phrases pour décrire une chose infime ou ridicule, de la même psychologie blanche, des mêmes dialogues absurdes de vacuité et d’un narrateur trainant nonchalamment dans les hauts lieux d’un monde contemporain désenchanté : auto-école chez l’un, agence de voyage chez l’autre, par exemple.

La réalité en face

Dans ce contexte, le roman que Toussaint fait paraitre aujourd’hui s’avère particulièrement intéressant. Faire l’amour, tel est son titre, est une srote de réécriture de La salle de bain. Par jeu, l’auteur s’amuse d’ailleurs à envoyer plusieurs fois son narrateur dans la salle de bain de l’hôtel om se déroule la première partie de l’action. Mais cette fois, le ton est beaucoup plus direct, plus dramatique, moins comique et moins énigmatique.

Nul ne nous disait pourquoi le narrateur du premier roman se cloitrait dans sa salle de bain, fuyait à Venise pour s’y enfermer dans une chambre d’hôtel et plantait sans raison une fléchette dans le front de sa petite amie, Edmondsson. Un réseau de notations alliant symboliquement l’eau et le temps permettait de comprendre, après une seconde lecture, que le voyageur désinvolte était, mine de rien, angoissé par l’écoulement des jours et que Venise ou salle de bain représentaient des lieux où l’eau immobile conjurait la fuite des heures. Quant à la façon dont le couple allait surmonter l’épreuve, il n’en était pas question. Dans Faire l’amour la même angoisse est exprimée de façon explicite et l’on retrouve le thème du voyage inutile. Si celui-ci a désormais une raison d’être officielle (Marie, la compagne du narrateur, réalise une exposition à Tokyo), il se résume à une errance sans but pour le narrateur, qu’une grippe tenace oblige à garder la chambre. Se retrouve aussi le motif de la violence subite et inattendue : il ne s’agit plus d’une fléchette, mais d’un flacon d’acide chlorhydrique que le narrateur emporte partout avec lui sans savoir pourquoi.

Mais, cette fois, les rapports de l’homme et de la femme sont abordés de front : on comprend très vite que le couple bat de l’aile et que ce voyage est une lune d miel à l’envers. La scène d’amour qui donne son titre au livre est la dernière que Marie et le narrateur vivront ensemble. La description que Toussaint en fait est d’ailleurs assez saisissante, en partie parce qu’elle est interrompue brutalement par un événement insolite. La juxtaposition de motifs très différents, procédé d’ordinaire humoristique chez Toussaint, prend ici un tour proprement angoissant.

Les thèmes de la séparation, du voyage et de la grippe permettent en outre à l’écrivain d’aborder à nouveau le sujet principal de L’appareil-photo et La télévision : le rapport détourné que l’homme contemporain entretient avec la réalité. Le décalage horaire et la grippe déforment en effet les perceptions du narrateur et l’acuité de ses sens. Mais plus originale par rapport au reste de l’œuvre, est cette page où il décrit l’effet qu’une conversation téléphonique avec Marie produit sur lui : « Je sortis de la cabine, bouleversé, le cœur serré, infiniment heureux et malheureux. Avec elle, en cinq minutes, je ne savais plus qui j’étais, elle me faisait tourner la tête, elle me prenait la main et me faisait tourner sur moi-même à toute vitesse jusqu’à ce que ma vision du monde se dérègle, mes instruments s’affolent et deviennent inopérants […] ».

« Je sortis […], bouleversé […] » : voilà des mots que n’aurait pas écrits le Toussaint de 1985 ou de 1989. La séparation : voilà un sujet qu’il aurait pudiquement laissé dans les marges de son récit.

Une des forces des romans de Toussaint a toujours été leur caractère ultra-contemporain. Ses premiers livres donnaient corps au désenchantement des années 1980 par la distance qui les constituait et illustraient la fameuse fin des idéologies par la place non polémique qu’ils occupaient dans le champ littéraire. En 2002, Toussaint parle directement d’amour et de sexe ; ses angoisses et sa violence se débarrassent de leur voile ironique. Les procédés techniques qui se traduisaient naguère par un détachement raffiné lui permettent aujourd’hui d’écrire des pages existentiellement très fortes. Le monde a changé et le paysage littéraire évolue : Toussaint conserve son style, reconnaissable entre tous, mais il tient compte des nouvelles donnes. Un auteur qui reste soi-même tout en étant à l’écoute de son temps : une des définitions possibles du grand écrivain.

Laurent Demoulin


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°124 (2002)