Paul Emond : « Le bavardage est essentiel dans ma thématique »

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Paul Emond

Paul Emond est l’un des auteurs dramatiques belges les plus en vue actuellement. Alors que les éditions Lansman viennent de publier plusieurs de ses pièces (Le royal, À l’ombre du vent, Caprices d’images, Grincements et autres bruits), ainsi que le texte de ses quatre conférences données l’an dernier dans le cadre de la Chaire de Poétique de l’Université de Louvain-la-Neuve (Une forme de bonheur), sa pièce la plus récente, Grincements et autres bruits, est en tournée en Wallonie et dans le nord de la France après sa création à Mons en mars dernier. Un numéro de la revue Alternatives théâtrales vient, d’autre part, de lui être consacré.

Le Carnet et les Instants : Vous amenant à faire le point sur votre parcours, ces conférences vous ont-elles confirmé dans votre choix du théâtre comme principal domaine d’écriture ?
Paul Emond : Elles m’ont obligé, en tout cas, à me retourner sur le chemin un peu curieux que j’ai parcouru : la publication de quatre romans, entre 1979 et 1989, avec, dès 84-85, un intérêt de plus en plus grand pour l’écriture théâtrale. J’ai ainsi publié et vu monter une dizaine de pièces et j’ai réalisé presque autant d’adaptations théâtrales. Mais cela ne veut pas dire pour autant que j’ai complètement mis de côté le roman ou la nouvelle. J’ai par exemple publié récemment une fiction dans L’homme des villes, un livre où, chacun à sa manière, plusieurs écrivains font écho à l’œuvre de la collagiste Maja Polackova. Je prépare aussi, lentement mais sûrement, un ouvrage qui s’appellera Nouvelles de Bruxelles. Et je finirai bien par terminer ce roman que j’annonce depuis longtemps déjà, La visite du plénipotentiaire culturel à la basilique des collines.
Un projet théâtral en entrainant un autre, je me suis trouvé pris, pour mon plus grand plaisir, dans un engrenage qui ne m’a plus guère laissé de temps pour d’autres types d’écriture.

Qu’est-ce qui vous plait tant dans le théâtre, dont vous dites être tombé amoureux ? L’écriture elle-même, le plaisir de voir votre texte transposé sur une scène, le contact avec un metteur en scène, des comédiens ?
Sans doute tout cela en même temps, mais d’abord le sentiment d’avoir trouvé là l’écriture qui me convient le mieux, en tout cas ces dernières années : une écriture me permettant à la fois d’explorer l’inépuisable banalité du quotidien et de l’existence toujours plus stéréotypée de nombre de nos contemporains et de chercher à en souligner tantôt le comique ou le grotesque, tantôt les aspects douloureux, tantôt les dérapages, y compris dans leur dimension parfois étrangement poétique.
Quoi de plus surréaliste, après tout, que certains spectacles quotidiens ! Tout ce monde du banal, de la vie trop courante et médiocre, dont par exemple les nouvelles d’un Raymond Carver rendent si justement compte pour ce qui est de la société américaine, c’est essentiellement par l’écriture théâtrale que je me sens le plus à même de l’aborder. Et puis, cette banalité du quotidien, c’est aussi celle du bavardage, de la parlerie, à quoi mes romans faisaient déjà largement écho mais que le théâtre me permet, je crois, de mieux rencontrer encore.
Par ailleurs, c’est vrai qu’il est merveilleux de voir ce que l’on a écrit seul dans son coin, sans trop savoir souvent si ça tiendra la route, être pris en charge par la parole et par les corps des comédiens, de voir que ces mots-là contribuent ainsi à leur façon à la magie d’un spectacle. Il y a là une telle alchimie que lorsque l’on en a fait l’expérience, il me semble impossible de s’en détourner. Je sais également tout ce que je dois à certains praticiens du théâtre, metteurs en scène, comédiens ou autres, au formidable retour et à la stimulation que m’apportent nos collaborations, en particulier s’il s’agit de chemins parcourus ensemble depuis un certain temps déjà.

Flot de paroles

Vos romans, qui sont souvent de longs monologues, avaient déjà un pied dans le théâtre.
Il est vrai qu’excepté Paysage avec homme nu dans la neige, on y trouve à chaque fois un narrateur déversant un flot de paroles ? j’ai d’ailleurs adapté Tête-à-tête pour la scène – on a pu voir le spectacle cette saison – et je suis en train de faire de même avec La danse du fumiste. Le bavardage est pour moi un thème essentiel ou, plus encore que le bavardage, le fait de prendre la parole et de la garder à tout prix. Elle est un masque derrière lequel nombre de mes personnages cachent leur détresse, voire leur vacuité, leur monde en décomposition. C’est presque la seule continuité de leurs paroles qui leur permet de continuer à vivre, à survivre. Ces bavards impénitents ne cessent de se raconter, de se justifier, de se mettre en avant ou de couvrir leur détresse sous un rideau de mots, ou encore de fabuler, de se répandre en d’interminables fumisteries.
Passant du roman au théâtre, je n’ai pas abandonné le récit et il arrive souvent que certains personnages de mes pièces tiennent le crachoir plus qu’à leur tour. J’aime bien l’idée d’une contamination du théâtre par le récit, tout comme mes romans investissent avec plaisir le champ de l’oralité. D’un autre côté, comme l’a dit un jour Gaston Compère – qui est certainement, avec Paul Willems, l’écrivain belge auquel je dois le plus – utiliser la première personne, que ce soit à travers un narrateur romanesque ou des personnages de théâtre, c’est, d’une certaine façon, se priver de la distance critique d’un auteur regardant s’agiter ses personnages, c’est donc se donner plus de chance de ne pas les juger. Cela me plait bien.

C’est votre séjour en Tchécoslovaquie, dans les années 70, qui vous a fait découvrir ce type de littérature ?
Ce que j’y ai principalement découvert, c’est une esthétique fortement marquée par l’expressionnisme et le grotesque. Je pense, par exemple, à un certain nombre de spectacles que j’ai vus à l’époque dans des petits théâtres de Prague. Mais c’est exact que j’y ai découvert aussi et, coup sur coup, deux œuvres magnifiques de la littérature tchèque qui m’ont révélé toute la richesse que peuvent présenter les personnages du fumiste, du faussaire ou du beau parleur : La fin des temps anciens de Vancura et La vie et l’œuvre du compositeur Fortyn de Capek. Et puis, cette période correspond aussi pour moi à une lecture très intense de Kafka.

Sous-texte

Avant que Philippe Sireuil vous commande Les pupilles du tigre, au milieu des années 80, pensiez-vous déjà au théâtre ?
Je voyais beaucoup de spectacles mais je ne pensais pas à l’écriture théâtrale. Cette rencontre avec Sireuil a été pour moi un déclencheur. J’étais très frappé par la façon dont un metteur en scène, en fonction de son propre univers et de son esthétique, s’empare d’un texte pour en faire un spectacle qui sera tout différent de ce que ferait un autre metteur en scène avec la même pièce.
Peu à peu, je me suis rendu compte qu’écrire pour le théâtre, ce n’était pas seulement ce travail sur l’oralité que je pratiquais presque d’instinct dans l’écriture romanesque, mais également chercher à créer un monde où du blanc subsiste entre les mots, où le sens n’est pas cadenassé, où au contraire il y a suffisamment d’ouvertures, suffisamment de jeu. En d’autres termes, un univers où il y a de la place, beaucoup de place pour ce que les scénaristes appellent le sous-texte.
Il m’arrive très souvent d’admirer les qualités de lecteur que possède un metteur en scène, l’acuité de son regard, la façon dont il est capable de faire surgir d’un texte des réseaux de sens latents et une cohérence nouvelle. Mais si le texte est trop cadenassé sémantiquement, la place du jeu est réduite, la théâtralité est pauvre.
D’où une difficulté spécifique à cette écriture : ne pas tout dire, offrir au metteur en scène et aux comédiens la possibilité de l’investir avec leur propre univers. C’est un peu comme cet excellent dessert qu’est l’île flottante : la meringue, c’est le texte et la crème autour, le sous-texte.

Certains metteurs en scène étrangers qui montent vos textes parlent de leur couleur très « belge », ce dont vous vous étonnez dans Une forme du bonheur.
C’est vrai. J’ai été très frappé par ce que l’on a pu me dire à ce sujet en France ou ailleurs. Comme d’avoir lu un jour quelque chose du type : « une grève ou un adultère sont automatiquement chez Emond une grève ou un adultère belges » ! Cela est peut-être lié au fait que j’écoute beaucoup ce qui se dit autour de moi, dans les bistrots, magasins et autres lieux publics. Je m’efforce de restituer à ma manière ces mots, ces expressions parfois incroyables qui trahissent une manière d’être spécifique aux personnes qui m’intéressent particulièrement. Je me suis d’ailleurs expliqué longuement, dans ces mêmes conférences, sur ces personnages que mes pièces mettent en scène, des gens du tout venant, bien plus des « petites gens », sans nuance péjorative, bien sûr, que des gens de la société aisée et cultivée. Je veux croire qu’ils portent plus directement une couleur d’ici.
Pourtant, en même temps, j’ai toujours eu le sentiment qu’en terme d’esthétique d’écriture mes références majeures étaient ailleurs qu’en Belgique.

Trahison ?

Lorsque vous adaptez pour le théâtre L’Odyssée, Don Quichotte ou Le château, vous posez-vous la question de la trahison ?
Est-ce que la question de la fidélité et de la trahison n’est pas fondamentalement un faux problème ? Ce serait l’objet d’un débat bien plus large que celui que nous pouvons avoir ici. Est-ce que nous pourrions aujourd’hui appréhender L’Odyssée de la même façon que les Grecs anciens ? Évidemment pas. Et quel sens y aurait-il d’essayer de jouer Racine comme à la cour de Louis XIV ? Ce que nous fait entendre la nouvelle de Borges, « Pierre Ménard, auteur du Quichotte », est exemplaire : même si quelqu’un, aujourd’hui, arrivait à écrire Don Quichotte exactement comme Cervantes, cette œuvre-là, ce Don Quichotte bis, aurait une tout autre signification, puisque le cadre même de sa production serait complètement différent.
Allant plus loin, on peut affirmer que, dès qu’il y a lecture, puisque chaque lecteur est différent, il y a adaptation, transformation, et donc nécessairement « trahison ». Si l’on raisonne en termes de fidélité, la question dépasse Homère, Cervantes ou Kafka, n’importe quel roman est inadaptable au théâtre ou au cinéma. Et est-ce que vous imaginez deux adaptateurs de Don Quichotte qui feraient la même chose ? Cela veut-il dire qu’il ne faut pas adapter ? Cette circulation permanente d’un genre à l’autre fait partie, depuis toujours, de la dynamique de la culture, elle renvoie de façon nouvelle aux œuvres originales, nous les fait relire d’une autre manière.
Ce qui m’intéresse surtout, c’est de trouver comment placer de telles œuvres dans une théâtralité qui en fasse scintiller ce que j’appellerais une sorte de noyau littéraire primitif : l’impossible emboitement du réel et de la fiction dans Don Quichotte par exemple, ou les différentes strates du rêve éveillé de K. dans Le château. Actuellement je prépare une adaptation théâtrale de Ferdydurke, l’extraordinaire roman de Gombrowicz ?

C’est à ce niveau-là que vous vous considérez comme un « passeur » ?
C’est un mot magnifique, qui d’emblée renvoie au mouvement, à la circulation à la frontière, à la porosité. Il concerne mon plaisir à adapter, à traduire, à transmettre ma passion de la littérature à mes étudiants ou à confronter des pratiques artistiques différentes, comme la littérature et la peinture. Ce n’est pas un hasard, j’imagine, si vous trouvez un peintre dans un coin ou l’autre de presque chacune de mes pièces ou romans : j’ai essayé, dans Une forme du bonheur, d’expliciter quelque peu le fantasme esthétique que représente pour moi la peinture, la capacité que possède un tableau d’offrir dans l’instant même une émotion totale à celui qui le regarde, là où l’appréhension du texte littéraire se soumet nécessairement à la dure loi de la durée.

Michel Paquot


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°107 (1999)