Paul Nougé : en revenant de l’expo

nougé quelques bribes

Donner à voir ou à entendre. La voix d’Anne-Marie La Fère est familière aux auditeurs du Troisième Programme radio de la RTBF, où elle anime depuis longtemps des émissions littéraires. Le 15 février dernier, elle participait à une séquence de Polyptique dont le sommaire était consacré tout entier à Paul Nougé et à l’exposition que présente à Bruxelles la Maison du spectacle – la Bellone. Elle nous a fait parvenir le billet qu’elle a prononcé à cette occasion. Une voix…

« Allons-y, brouillons les pistes », écrivait Bougé dans Un portrait d’après nature, le texte qu’il rédigea à Verviers lors de sa retraite en 1955 chez Jane Graverol, « l’un des textes les plus étonnants de Nougé selon son biographie Olivier Smolders dont le livre va paraitre incessamment chez Labor, un ouvrage passionnant entre parenthèse. Or, c’est exactement l’impression de cartes brouillées qu’éprouve le visiteur de l’exposition à la Maison du spectacle – la Bellone en parcourant les vastes salles où sont réunis quantité de documents et objets, manuscrits et tracts, revues et bouquins, lettres et partitions, photographies et tableaux (à l’exception de son fameux portrait par Magritte dont seule une reproduction photographique figure aux cimaises de la Bellone). En effet, toutes les traces qu’a laissées Paul Nougé semblent destinés à égarer le lecteur de l’un des principaux représentants du surréalisme belge, sa « tête la plus forte », dixit Francis Ponge, et qui se disait lui-même « l’homme de toutes les occasions », et surtout pas homme de lettres. C’est d’ailleurs en cela que l’exposition me parait exemplaire, car elle reflète « les tours et détours parfois étranges d’une démarche que son auteur qualifie lui-même de précaire et d’équivoque », pour reprendre le terme Marc Quaghebeur dans son introduction au catalogue, un fort joli petit livre, richement illustré, que publie Didier Devillez sous le titre Paul Nougé : quelques bribes. Le même éditeur qui avait déjà publié l’an dernier Érotiques, ainsi que des reprints des tracts de Correspondance  et de la revue Distances, publie non seulement le bel essai sur Nougé et la photographie de Christiane De Naeyer dont elle nous parlera avec Dominique Mussche, mais aussi son Journal de 1941 à 50 et ses Notes sur les échecs ; et il annonce la publication en fac similé de l’amusant Catalogue de la maison Samuel, fourreurs, détournement de publicité, dont figure un exemplaire dans l’exposition ainsi que les photocopies de son contenu. Je vous rappelle que l’essentiel de l’œuvre nougéenne même si ses ouvrages ne sont pas exhaustifs, est publié en trois volumes à l’Âge d’homme : Histoire de ne pas rire, L’expérience continue et Des mots à la rumeur d’une oblique pensée ; enfin Labor a publié des Fragments en collection de poche Espace Nord.

Dans les vitrines de l’exposition, on découvre un grand nombre de ses manuscrits, de sa jolie petite écriture ronde et précise, – dont il avait soigneusement retranscrit Madame Edwarda de Georges Bataille en 1942 ! Ceci correspond au gout de Nougé pour l’érotisme qu’évoque Smolders dans son essai biographique. Dans la même vitrine, je crois, deux lettres de Baillon à Nougé et de Nougé à Baillon me révèlent leur amitié que j’ignorais, je l’avoue. Nougé admirait Baillon de vingt ans son ainé, même si, comme le note encore Smolders, peu de choses semblent rapprocher leurs écritures. Plus connues, l’amitié qui liait Nougé à Magritte et leur collaboration dont témoignent de nombreux éléments de l’exposition, – des photocopies, des publications, des lettres, des tableaux comme L’univers interdit, Le sourire, ou un dessin comme Le viol, et même une curiosité, un grand tapis dessiné par René Magritte d’après un poème de Nougé et brodé par Georgette Magritte en 1926. C’est l’occasion de rappeler que Nougé non seulement commentait la peinture de Magritte, mais lui a donné quelques-uns de ses plus beaux titres. D’autres œuvres plastiques figurent dans l’exposition, – de Jane Graverol, son amie, sa complice, de Gilles Brenta, de Max Ernst, de Raoul Ubac, de Roger Van de Wouwer et de Marcel Stobbaerts, un grand portrait en plan américain de Marthe Beauvoisin, prêté par le Musée d’art moderne, une œuvre de 1926 qui rend justice à l’élégance et à la classe de la deuxième épouse de Nougé, qui fut auparavant la maitresse du peintre Stobaerts, raconte Olivier Smolders. Si Marthe Beauvoisin n’était pas jolie de visage avec son menton lourd et son grand front qu’elle cachait sous une frange, elle avait, parait-il, un corps superbe. C’était une personnalité extraordinaire, hystérique et suicidaire, alcoolique et homosexuelle, excessive et provocatrice, qui vivait de manière surréaliste et finit dans la folie, mais qui inspira à Nougé « les plus belles pages érotiques de notre littérature », écrit Jean-Pierre Verheggen, commissaire de l’exposition avec Quaghebeur, « le flamboyant et fort charnel Esquisse d’un hymne à Marthe Beauvoisin » dont des extraits sont présentés dans l’exposition et dans le catalogue.

C’est elle qui a posé pour de nombreuses photographies de Nougé comme Le manteau suspendu dans le vide, La vengeance, ou Cils coupés et avec Georgette Magritte pour Le fard ou Femmes au miroir ; sans m’attarder sur cet aspect de l’œuvre de Nougé traité dans une autre séquence, je signale simplement que l’exposition contient beaucoup de photographies, très bien tirées par Marc Trivier pour le noir et blanc et par Paul Nemerlin pour la couleur. Un autre aspect sur lequel je passe rapidement pour la même raison, c’est la musique bien représentée dans l’exposition par La conférence de Charleroi  et des partitions inédites d’André Souris, auquel d’ailleurs Olivier Smolders consacre tout un chapitre de son livre, relatant entre autres leur brouille passagère, à la suite de l’exclusion de Souris du Groupe surréaliste belge (il avait dirigé une messe des artistes à la mémoire d’Henry Leboeuf !). Quant au théâtre, je me souvenais avec plaisir d’un spectacle vu au Rideau de Bruxelles, Le dessous des cartes, mis en scène par Elvire Brison en 73-74 et j’ai retrouvé l’affiche dans l’exposition, qui m’a remis en mémoire la subversion de cette pièce de 1925, profondément contestataire de toutes les conventions artistiques et morales. Faut-il rappeler que Nougé avait fréquenté les anarchistes dans sa jeunesse et le « Groupe communiste de Bruxelles » ? Et qu’en dépit de quelques distances il resta fidèle au communisme jusqu’à la fin en 67. Quant aux amateurs d’histoires et de bagarres surréalistes, ils seront comblés par les multiples lettres et tracts exposés qui témoignent aussi de la distance par rapport aux Français.

Pour ma part, j’ai tendance à être plus touchée par l’appareil photographique de Nougé, un simple petit box, qui trône au milieu d’une salle dans une vitrine rotative ! Ou par ses petits cartons beiges dont la dimension est en relation étroite avec la brièveté et le côté fragmentaire des Cartes transparentes. Ou par la vraie grammaire de Clarisse Juranville dont Nougé détourna le texte et emprunta le nom. Ou encore par la photo qu’a prise de Nougé Georges Thiry en 56 dans un café et où il a son air de Bouddha, disait Jane Graverol. L’agrément de ces découvertes n’est pas gâché par une présentation trop didactique. Si Nicole Cabès a trouvé des œuvres, objets et documents particulièrement évocateurs et les a regroupés thématiquement (surréalisme, musique, photo, poésie), si les commissaires ont veillé à fournir un étiquetage détailllé et précis qui satisfera les curieux, on peut aussi se promener de manière ludique et vagabonde sur les trois niveaux de la Bellone consacrés entièrement à Nougé. On peut même terminer la visite par la vision d’un film vidéo « Émergence des avant-gardes » dont Nougé est la figure centrale. Et la prolonger par la lecture du joli catalogue (400 FB). Symboliquement le vernissage de l’exposition eut lieu lundi 13 février, cent ans exactement après la naissance de Paul Nougé. Et vous pouvez la visiter jusqu’au 15 avril de 13h à 18h sauf dimanches et lundis.

Anne-Marie La Fère


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°87 (1995)