Le Théâtre du Rideau de Bruxelles assure la reprise de la pièce de Paul Willems Elle disait dormir pour mourir. Une occasion pour Pascale Tison de peindre en demi-teinte le portrait de l’auteur dans son jardin secret.
Paul Willems, dans sa maison mythique, semble avoir chassé de sa mémoire ce qui en émergeait de douleur. Il n’a plus sur le visage que le bon sourire de ceux qui ont choisi d’oublier. Ce qui cache cet oubli ne m’est que suppositions.
Le temps ne délie pas la langue, la langue se choisit des chemins bien connus qu’elle parcourt sans trébucher, car on connait trop bien, l’âge venant, la souffrance de la chute. Paul Willems a 81 ans et ne parle que de ce qui lui fait plaisir.
Son plaisir, c’est le jardin, où les végétaux portent les traces d’histoires affectives, comme ces cœurs gravés sur l’écorce par des écoliers en herbe eux aussi. Grand privilège de vivre dans un domaine où tout est miroir. Et poids sans mesure de vivre dans le connu, le ressassé de trois générations, où la mère et la grand-mère, anges noirs et tutélaires, veillent encore sur les récits, les dictées et les gestes d’un enfant en sabots qui s’appelle Paul. Paul Willems parle de présence aux robes de marbre noir, nous sommes dans un autre monde qui est le sien.
L’autre aspect du monde, c’est l’Escaut. Il est peuple de fiancées de l’eau, qui trompent la mort. Paul Willems est un homme aquatique. Le fleuve va donner une image improbable à l’écriture : celle de la chasse aux phoques. Mettez un homme au bord d’un fleuve, attendez qu’un phoque surgisse écrire revient à le capturer, ce qui n’arrive jamais. Conclure par le désir suffit. Paul Willems a sur sa table un journal météorologique où chaque génération – grand-mère, mère et fils – ont consigné les signes matériels de l’apparition du jour. Paul Willems poursuit la tâche ; pas de phoque à l’horizon, mais des pluies, des gelées, des annonces de saison perçues par ceux qui savent comme des miracles ordinaires. Paul Willems entretient la légende.
La route à quatre bandes ne passe pas loin de chez lui et le silence, tout comme l’avenir, n’est plus ce qu’il était. Il s’est battu pour qu’on épargne le jardin, qu’on le protège ; l’entrée du domaine de Missembourg est quasi invisible, une grille haute et un chemin tortueux qui mène à la maison. Pas d’autoroute dans la maison, a-t-il demandé. Les trésors demandent de hautes protections. La maison répond à sa qualité de demeure et persiste. Fleurie, les douves asséchées, hantée, cela va de soi. Par un bandit de grand chemin dont Paul Willems a voulu imiter la fuite par le toit pour l’ébahissement de ses petits-enfants. Il est tombé de l’échelle du grenier et le fantôme de la maison lui a fourni une canne qui ne le quitte plus.
Paul Willems a toujours aimé jouer. Souvent jouer, c’est jouer à s’échapper. Du toit, de la maison, de soi-même. Les enfants connaissent tôt le processus. Paul Willems a joué à s’échapper pour revenir au lieu magique de la maison où l’écriture se faisait de la mère au fils, de Marie Gevers à Paul Willems. C’est un familier des allées et venues, de l’Escaut au jardin, du jardin à la bibliothèque.
Entre les masques d’Ostende, les cieux bas, l’Escaut, Bruxelles et Anvers, Paul Willems est un des derniers mohicans à être flamand et écrire en français. Cette survivance d’ancien régime sonne étrangement à nos oreilles devenues séparatistes par, dit-on, la force des choses.
Le grand écart
Même s’il tombe des échelles du grenier en jouant pour ses petits-enfants, Paul Willems est de ces acrobates qui font le grand écart entre deux cultures, l’une qui lui a donné ses images, l’autre la langue qui les charrie. Il dit être reconnu depuis peu par la communauté flamande et parle peu de ce qui, pour lui, relève des évidences, celle de la patrie langue qui nous tient. Il se retranche derrière son passé, ses acquis, sa langue. Il nous emmène au Pays noyé qui serait un peu le nôtre. Un paysage où les moutons ont les pieds dans la boue salée, où le vent laisse présager la mer, où les bateaux blancs marchent sur l’herbe. On est au bout de quelque part qui ressemble à un ailleurs. Le peintre s’emmêle les pinceaux quand la terre devient l’eau ou l’inverse. Cette mixité plait à Paul Willems. On le comprend puisqu’il regarde depuis toujours deux horizons opposés qu’il réunit dans sa lunette d’approche dotée d’une vision au grand angle très particulière. La sienne.
Dans ses textes, son théâtre ou ses récits, l’eau encercle aussi les terres, et la maison fait figure d’île. Il y a la terre ferme et le risque d’un possible recouvrement par une eau dormante. À moins que la maison ne se dilue elle-même dans Le pays noyé, où le fleuve emporte tout dans un Styx devenu béatitude. En rencontrant Paul Willems à Missembourg, ilot d’écriture et d’histoire entouré d’autoroutes, on comprend que l’ile ait la force d’un paradis, même s’il est perdu d’avance. Ce pari pascalien n’a sans doute jamais intéressé Paul Willems, lui qui attend depuis toujours la pêche miraculeuse du phoque de la mer du Nord. Ce phoque, s’il a les moustaches d’Émile Verhaeren, a aussi les bons yeux de Paul Willems, une bête fantastique qu’il conviendrait que quelque autre guette à son tour au bord d’un fleuve.
Pascale Tison
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°81 (1994)