
Henri de Régnier
Les raisons qui font qu’on décide de s’intéresser à un écrivain sont parfois évidentes, en tous cas lisibles, compréhensibles. Par exemple, ses thèmes, sa vie nous intéressent ; ou alors il est né, il a vécu dans notre région ; ou encore, il a fréquenté un écrivain que nous admirons, a pris part à un groupe que nous connaissons bien, etc. Mais d’autres fois, les plus fréquentes en fait, ces raisons sont mystérieuses. Ainsi Jean-Paul Kauffmann a-t-il toujours du mal à expliquer pourquoi le cas de Raymond Guérin le fascine au point qu’il a écrit sa biographie – Guérin, splendide second couteau de l’écurie Gallimard, moins brillant et moins connu que ceux qui furent ses proches, Calet, Cartier-Bresson, Malaparte. On pourrait donner d’autres exemples. Dans mon cas, cette passion immotivée vise Henri de Régnier (1864-1936), que je collectionne comme un maniaque depuis quelques années. Pourquoi ? Je n’en ai aucune idée. Rien ne me rattache à lui ; pas d’aïeul qui l’ait fréquenté, pas de rue à son nom dans les villes où j’ai vécu, rien. A part le fantastique, peut-être, genre que j’aime lire et pratiquer : on doit à Henri de Régnier quelques récits qui tirent vers le surnaturel (Histoires incertaines, 1919), et qui selon Jean-Baptiste Baronian, spécialiste de la chose, font partie des chefs-d’œuvre secrets de notre littérature. Mais, enfin, ce n’est pas suffisant pour ranger Régnier parmi les grands écrivains fantastiques, d’autant qu’il affirme lui-même ne prendre aucun intérêt à ces petits exercices d’imagination (même s’il lit passionnément Poe – il écrit : Poë – et Hoffmann). Alors ?
Alors, il n’y a pas d’explication. C’est une passion injustifiable, comme elles le sont peut-être toutes. Henri de Régnier fut un écrivain prolixe, qui romançait par goût et par devoir mais aussi pour soutenir son train de vie (sujet de persiflage récurrent dans le Journal de Léautaud, toujours très au fait des questions d’argent). Il a publié durant sa longue carrière une trentaine de volumes : poésie, romans, contes, portraits et souvenirs, voyages. Je les possède presque tous, achetés laborieusement et un par un sur Internet, chez Emmaüs et dans les bouquineries. Il m’en reste un ou deux à dégoter, notamment ses premiers recueils de poèmes ; c’est devenu une idée fixe et, quand j’entre dans une librairie d’anciens, la simple vision d’une tranche jaune (la couleur du Mercure de France, où Régnier a publié toute son œuvre à deux ou trois exceptions) provoque chez moi un petit saut d’excitation – qui retombe si j’ai déjà l’ouvrage, ou quand je découvre le prix à l’intérieur. Chez moi, sur mes étagères, un rayon entier est occupé par Régnier, dans les éditions d’époque puisque presque rien n’a été réédité. (Il faut signaler malgré tout un livre récent, important et inédit : ses Cahiers, publiés par François Broche en un volume de 1000 pages, document inestimable sur l’homme, son œuvre, ses contemporains et son époque).
Certains trouveront très chic ce goût de collectionner un mort qui n’est plus lu, et qui est presque introuvable. J’admets que le goût de me distinguer joue un peu dans le plaisir que me donne cette manie, même si l’essentiel est ailleurs. Mais où, précisément ? Pourquoi tirer de l’oubli ce Régnier dont les exégètes les mieux disposés (Emmanuel Buenzod, Henri de Régnier, 1966, et Mario Maurin, Henri de Régnier, le labyrinthe et le double, 1973, plus une ou deux thèses de doctorat) s’accordent à dire qu’il n’est pas un écrivain majeur ? Lire et relire Proust, qui dans sa jeunesse admira Régnier (il faut lire ses incroyables lettres de louanges à chaque nouveau livre, ainsi que son ingénieux pastiche paru dans le Figaro en 1909), c’est sensé. Lire et relire Louÿs, qui mit enceinte la femme de Régnier (la belle et insolente Marie de Heredia), aussi. Mais Régnier ? Après quelques années de gloire, quand sous la protection de Mallarmé et d’Heredia il publiait de somptueux recueils symbolistes et que les jeunes poètes le tenaient pour le plus doué d’entre eux, il devint un romancier aimable, inégal, académique (il entre sous la Coupole en 1911, l’une des grandes affaires de sa vie). Un pourvoyeur de copie pour les journaux, aussi : il tient chronique, pré-publie tous ses romans dans les revues, et finit sa vie comme feuilletoniste au Figaro. C’est une personnalité éminente, un mondain (malgré l’ennui que lui inspirent les mondanités), qui traîne son monocle et son flegme dans les salons mais qui, littérairement, ne bouleverse pas grand-chose. Au début, il se laisse bien entraîner dans l’aventure révolutionnaire du vers libre, avec son ami Vielé-Griffin ; mais il n’aime pas les écoles, et retourne peu à peu vers les formes classiques. Quant à la prose, il n’écrit que des romans de bon ton pour une clientèle mondaine qui s’y retrouve (ses personnages sont toujours issus de ce milieu disparu aujourd’hui, quelque part entre la grande bourgeoisie et la petite noblesse), et une série d’excellents romans historiques qui recréent la langue plaisante et compliquée des moralistes et des libertins du dix-huitième siècle. Comme tout cela est poussiéreux, passé de mode, un siècle après, et même à l’époque ! On comprend qu’André Gide, le novateur, qui lui aussi a admiré Régnier dans sa jeunesse, se soit finalement brouillé avec lui (à cause d’une mauvaise critique du premier roman de Régnier, La Double maîtresse, que Régnier, très rancunier, ne digéra pas). Quant à André Breton, jeune surréaliste de 1925, époque où Régnier trône à l’Académie et se vend en éditions de luxe illustrées, il trouve le bon mot pour le qualifier : Régnier, dit-il, est « absurde »[1]. Absurde, c’est-à-dire incompréhensible. Nul, inexistant, non avenu dans ce vingtième siècle de vitesse et de révolutions, où il n’a vraiment plus rien à faire. Régnier, anomalie d’un autre âge, inutilement conservée à travers le temps ! Alors, si Régnier n’a plus d’intérêt pour un Breton en 1925, comment en aurait-il encore pour nous ?
Mais précisément, précisément. Les écrivains ont des retours de fortune inattendus, et chaque époque pose sur eux un regard différent – heureusement, sans quoi les condamnations à l’oubli prononcées par nos aînés contre les leurs seraient irrécupérables. Tournons les choses en paradoxe : n’est-ce pas au fond l’anachronisme de Régnier qui nous le rendra précieux, nous qui sortons fatigués de l’épuisant vingtième siècle, avec sa fureur d’engagements, ses doctrines et sa logique d’innovation forcée, toutes choses étrangères à l’auteur du Bon Plaisir ? Henri de Régnier n’était pas de son temps ; il pourrait donc être du nôtre. Il appartient au fond à cette époque d’avant la mort du beau dont parle André Billy, par allusion à un mot d’Apollinaire : l’époque disparue des esthètes, de la jouissance, de l’art pour l’art et du plaisir gratuit, celle qui s’efface vers 1900 quand débarquent les nouvelles générations, tous ces « jeunes métaphysiciens, bergsoniens, thomistes, marxistes, phénoménologistes » qui refusent en chœur « d’abaisser leur superbe devant ce qui provoquait l’extase de leurs aînés : un coucher de soleil, un sourire de femme, la courbe d’une hanche, une fresque, un bronze »[2]. Régnier a impassiblement conduit sa barque à travers les fracas de son temps, en se réfugiant dans des cachettes personnelles, littéraires, imaginaires. Toute son œuvre, au fond, est un dérivatif, une voie de dégagement pour sortir des temps réels (la vraie vie, ses occupations, son rythme aliénant) et atteindre aux temps personnels (la poésie, l’imagination en roue libre, quand elle ne compte plus les heures). Parmi ces refuges, mentionnons les trois principaux.
Le dix-huitième siècle, d’abord, son époque favorite, qu’il reconstitue drôlement dans ses romans d’époque au style chantourné, remplis de personnages cocasses, d’anecdotes délicieuses, de saynètes bouffonnes. Lâchons le mot : dans leur genre, ce sont des chefs-d’œuvre. Il faut les citer – La Double maîtresse, Le bon plaisir, Les Rencontres de M. Bréot, La Pécheresse. Le premier a eu l’honneur d’une réédition dans le Livre de Poche en 1959, ce qui le rend un peu moins difficile à trouver que les autres (à moins de tomber sur le gros tome de Romans costumés établi par André Guyaux en 1992, et classé 1072649e dans les ventes d’Amazon au moment où j’écris ces lignes). On se rendra compte plus tard (Buenzod, puis Maurin qui généralise le constat à l’œuvre toute entière) qu’un puissant motif freudien traverse ce roman dont Proust dira s’être inspiré pour Swann. Cela, un an avant la parution à Vienne de L’interprétation des rêves du bon Sigmund. Où l’on voit que notre aimable romancier anachronique était peut-être plus moderne qu’on ne l’a dit, et même que c’était un prophète…
Deuxième parade : la passion du passé, son mystère, le poids magique que prennent les objets sous l’effet du temps, et les résurgences fantastiques du passé dans le présent. Régnier, en fait, n’a jamais vraiment vécu à l’heure qu’indiquait sa montre. Il était là physiquement, bel et bien vivant, mais il recherchait autour de lui, dans les décors et dans les choses, la trace des époques dont ils furent les témoins. « Je suis un réviseur, note-t-il dans ses Cahiers en 1893. J’ai besoin que les choses et les actes ne soient plus pour en goûter le charme. Je ne jouis pas de ce que je vois, mais de ce que j’ai vu et j’existe dans un hier perpétuel ». Il faudrait développer longuement, prendre 100 pages pour méditer là-dessus, car c’est un thème philosophique profond, et l’œuvre de Régnier aide à y réfléchir. A défaut, on peut lire la deuxième des trois Histoires incertaines (1919, donc), la seule qui ne relève pas du fantastique à proprement parler : « Le Pavillon fermé ». Un joyau où Régnier, dans le format d’un conte, analyse entièrement ce trait de tempérament qu’il a incarné à la perfection, cette tendance à retourner au passé et à ressentir intimement (et douloureusement) le poids du temps dans chaque chose. À la fin, il montre comment cette fixation n’est au fond qu’une forme de l’angoisse d’être au monde, « cette inquiétude du mystère qui tourmente l’homme au sujet de lui-même et de l’ensemble et du détail de l’univers ». Si on me donnait à faire une anthologie des meilleures nouvelles de Régnier (j’offre mes services), je commencerai par celle-là.
Troisième parade, qui récapitule et continue les deux autres : Venise. Régnier, comme on sait, fut un maniaque de Venise, où il séjourna une douzaine de fois à partir de 1899. Certains penseront : Venise parce que c’est chic, mondain, etc. Mais non : si Régnier part à Venise, c’est parce qu’il s’y trouve enfin en correspondance avec le monde, et que les deux temps entre lesquels il oscille – le temps réel, social, où il se sent si mal, et le temps imaginaire, personnel, poétique – se rejoignent enfin, rétablissant en quelque sorte l’harmonie du monde, et ouvrant du coup la possibilité d’être heureux. Pour lui, le spleenétique, être triste et mélancolique, c’est inespéré. « Pourquoi, dès que je respire l’air vénitien, éprouvé-je ce plaisir à vivre où les actes les plus insignifiants et les pensées les plus quotidiennes prennent une valeur particulière, un sens exceptionnel et me communiquent un bien-être inaccoutumé ? Pourquoi m’y sens-je si adapté aux choses, si près d’elles et si à elles, en une sorte de convenance profonde ? » À Venise, oui, ce personnage grave et maussade, qui disserte sans fin dans ses Cahiers sur la tristesse et l’ennui de vivre, peut enfin l’écrire : il est heureux, heureux parce que sa nature poétique et le décor où il est ne s’opposent plus, heureux parce qu’il dépasse la pesanteur de la vie ordinaire, comme s’il avait trouvé un paradis sur terre. Venise, dit-il, c’est une « sorte d’au-delà vivant ».
Et puis enfin, au-delà des thèmes de l’œuvre, il y a Régnier lui-même, pas moins anachronique que ses livres. Rejeton d’une famille de noblesse picarde, personnage discret, courtois, poli, réservé, c’est un exemplaire de cette sorte d’homme déjà peu fréquente à l’époque et rarissime aujourd’hui : le gentilhomme. Régnier n’élève jamais la voix. Il déambule dans les salons avec son monocle (le monocle pour se protéger des autres, mettre un écran entre eux et lui), fait profiter l’assistance de sa conversation exquise, écoute et réfléchit, sans jamais s’ouvrir. « Je ne crois pas qu’on puisse trouver un homme à la fois plus distingué et plus simple, reconnaît Léautaud qui pourtant ne l’aime pas toujours, plus discret et plus affectueux. C’est un écrivain et un poète d’un grand talent, il n’y a pas à dire – et il n’a jamais l’air de le savoir ni d’y penser »[3]. Comme homme de lettres, surtout, Régnier a des mœurs impeccables. C’est le savoir-vivre d’un grand. Il répond aux envois, n’entre pas dans les polémiques (Léautaud trouve que c’est par lâcheté, mais on est bien au-delà de ça), ignore la critique et ne tente rien pour lui plaire, demeure fidèle à ses maîtres passés de mode (Goncourt, Sully-Prudhomme pourront compter sur lui), ne fait jamais le coquet en dénigrant ses propres livres ou en affichant du dédain pour les grandes œuvres, ce travers des gens délicats. Surtout, surtout, il laisse les choses se dire à demi-mot, parce que ce qui doit être compris l’est toujours. Voici une maxime : « Un imbécile seul osera vous dire : “Je suis poète”. Un homme d’esprit le laissera deviner à ceux qui sont dignes de le comprendre »[4]. C’est une bonne ligne de conduite. Régnier écrivait aussi en 1891, à 27 ans : « On pourrait soutenir cette opinion : qu’importe ce que les contemporains peuvent penser de mes œuvres ! Si elles sont bonnes, j’ai une justice à espérer de la postérité. Ce que je demande à mes co-vivants, c’est l’opinion que je suis un homme d’esprit, poli et agréable. De cela seul ils sont appelés à être jamais les seuls juges et, sur cela seul, leur jugement m’importe »[5]. Les co-vivants, si on se fie aux témoignages vantant ses qualités d’homme parfait, ont tranché, et dans le bon sens. Reste la postérité. On ignore à partir de combien d’admirateurs tardifs Henri de Régnier aurait trouvé qu’elle lui rendrait justice, comme il dit. Mais s’ils décident de se compter, j’en serai. Il n’est pas besoin d’être trop nombreux.
Bernard Quiriny
[1] En 1925, dans La Révolution surréaliste. L’année précédente, Rambaud et Varillon mènent une enquête sur les maîtres des jeunes littérateurs. Tout le monde cite Barrès, Maurras et Bourget ; personne, à part Maurice Brillant, ne pense à Régnier. Trente ans plus tôt, Georges Docquois posait la même question, en demandant aux poètes de 1894 qui remplacerait Leconte de Lisle, récemment disparu : tout le monde ou presque répondait Régnier.
[2] André Billy, L’époque 1900, Taillandier, 1951.
[3] Paul Léautaud, Journal littéraire I (1893-1906), Mercure de France, 1954, p. 217.
[4] Henri de Régnier, Les Cahiers inédits, Pygmalion / Gérard Watelet, 2002, p. 123.
[5] Ibid., p. 268.
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°168 (2011)