Flannery O’Connor, rire noir

flannery o connor

Flannery O’Connor

Le petit exercice d’admiration de Caroline Lamarche.

L’enfer est pavé de bonnes intentions, ceux d’entre nous qui ont eu une éducation chrétienne le savent, qui en ont hérité la manie de vouloir « sauver la situation » : le résultat est le plus souvent désastreux.

Avec la nouvelle éponyme de son recueil Les braves gens ne courent pas les rues (publié l’année de ma naissance), Flannery O’Connor nous le démontre avec éclat. Une grand-mère accompagne son fils, sa belle-fille et leurs deux jeunes enfants lors d’une excursion en voiture. Elle dissimule dans un panier le chat qu’ils voulaient laisser à la maison. Elle persuade ensuite son fils de changer d’itinéraire, sous prétexte d’aller revoir un lieu de son enfance. Ses ruses primesautières provoqueront l’irréparable :  le changement de route les mène vers un endroit isolé et le chat, jaillissant de son panier, est la cause d’un accident. Une voiture noire surgit, trois hommes en sortent, la grand-mère les appelle à l’aide. Il s’agit de malfrats dont l’un, le Désaxé, est un criminel notoire. L’un après l’autre les membres de la famille sont amenés à la lisière d’un bois et tués. Jusqu’au bout, la grand-mère en appelle à l’amour chrétien pour s’entendre dire, par le Désaxé, que Jésus est celui qui a tout désaxé, justement : « S’IL a vraiment fait de qu’IL a dit, y a plus qu’à tout envoyer promener et à LE suivre. S’IL l’a pas fait, y a plus qu’à profiter à plein des quelques minutes qui vous restent – tuer un gars, brûler sa maison, ou lui faire une autre vacherie. Y a pas de plaisir ailleurs. »

Dont acte.

Flannery O’Connor est passée, elle, à l’acte en écrivant. Sa férocité est sans borne, ce qui prouve qu’on peut être une croyante fervente – son cas – et avoir une vision du monde d’une grande noirceur. Je n’en ai, personnellement, jamais douté, il suffit pour cela de faire de la Bible son livre de chevet, on aura vite compris de quel bois la divinité se chauffe et d’où surgit la « grâce » (le mot, aujourd’hui, ne dit plus rien à personne) : d’une maladie, d’un accident, d’un deuil, bref d’une « sortie de route », pour reprendre le motif principal de la nouvelle pré-citée. Flannery O’Connor réussit le grand écart qui fait les génies littéraires : elle tient à la fois du Désaxé et de la grand-mère. Un criminel hédoniste qui liquide les gêneurs. Et une petite vieille qui se rapproche de l’enfance par son appétit de vivre.

Flannery n’a pas eu le temps de devenir grand-mère. Elle a été vaincue, à l’âge de 39 ans, par un lupus, maladie dont elle observait la progression sans illusion : son père en était mort lorsqu’elle avait quinze ans. Quant à elle, le mal l’atteint en 1950, à l’âge de vingt cinq ans. Elle vient de terminer son premier roman, La sagesse dans le sang, après avoir fait des études de Lettres, suivi un atelier d’écriture, été à Yaddo, une résidence pour jeunes écrivains, un parcours « classique » qui a permis l’efflorescence d’une génération d’écrivains dont elle deviendra, avec seulement deux romans et quelques nouvelles, l’un des plus grands. Elle se déplace avec une canne, puis avec des béquilles, malgré les injections quotidiennes de cortisone. Sa vie désormais s’écoule dans la propriété familiale, entre ses paons adorés (corps d’ange, cri de démon) et sa mère qui ne comprend pas pourquoi elle ne met pas son talent au service d’histoires moins cruelles. Elle écrit chaque matin, deux heures. La maladie réveille ce qu’elle appelle son « imagination du désastre. » Le mystère du mal la fascine : il est au travail dans son sang. On lui donnait cinq ans de vie, elle tiendra quinze ans et s’éteint en 1964, à l’âge de 39 ans.

En 1964, j’avais neuf ans et j’aspirais à la même chose que « la petite » mise en scène par O’Connor dans sa nouvelle Les temples du Saint-Esprit : « Elle serait une sainte parce que c’était la seule occupation qui embrassât tout ce qu’on peut savoir. » Trois ans plus tard, le jour anniversaire de mes douze ans, j’ai, solitairement, sangloté : je ne voulais plus grandir, cet âge me semblait concentrer mes talents et ma joie. Si je l’avais rencontrée alors (au lieu des Quatre filles du docteur March), je me serais sentie jumelle de « la petite » de Flannery O’Connor, ou encore de l’héroïne du Sombre printemps d’Unica Zurn voire des jumeaux du Grand Cahier d’Agota Kristof. Eux aussi avaient à peu près l’âge que Flannery, de son propre aveu, ne voulait pas dépasser. Elle avait douze ans quand son père tomba malade, l’âge de la perspicacité extrême, l’âge éternel de l’écriture.

Chacune des dix nouvelles qui compose Les braves gens ne courent pas les rues met en scène une angoisse archaïque : une partie de campagne qui se termine en massacre, un grand-père qui perd son petit-fils dans une grande ville, une simple d’esprit que son mari abandonne en bord de route quelques heures après la noce, une femme trop accueillante qui voit sa propriété incendiée par les jeunes gens qu’elle a hébergés, une handicapée à qui un séducteur de passage, vendeur de bibles de surcroît, vole sa jambe de bois… Rien de fantastique là-dedans, rien qui pourrait sublimer notre effroi : tout est réel, enraciné dans le sud des Etats-Unis que Flannery O’Connor n’a guère quitté au cours de sa vie si brève. Mais si l’on observe ces vies présumées banales, on s’aperçoit qu’elles sont, comme presque toutes les vies, marquées du sceau de la folie « ordinaire », celle qui finit par provoquer des drames. Chaque histoire pourrait être un conte pour enfants pas sages. Ou un fait divers tiré du journal local.  Du conte, du fait divers, la narration a le laconisme, principale qualité de l’école américaine de la nouvelle, qui dédaigne l’introspection, progresse d’action en action et projette dans les moindres détails la cohérence psychologique des personnages. L’articulation minutieuse du récit fait le reste, un récit à la fois ramifié et d’une rigueur sans faille. Le fil en est implacablement serré, mais d’innombrables niveaux sont présents : psychologique, social, politique, historique, spirituel, émotionnel. Bref l’Histoire et les histoires, – particulièrement dans La Personne Déplacée qui met en scène un réfugié polonais de la seconde guerre mondiale venu travailler dans une ferme américaine et sa fin tragique, fomentée par la propriétaire et ses ouvriers agricoles.  Ou dans Le nègre factice, où un enfant rencontre son « premier nègre » sous la houlette d’un grand-père qui se révélera indigne. Ou encore dans Un heureux événement, histoire d’une grossesse non désirée où le fœtus devient un criminel attendant patiemment son heure…

Chaque fois que je reviens vers Flannery O’Connor, j’ai le sentiment de plonger dans une rivière limpide et fraîche. De rejoindre mon élément, comme un poisson que l’on rejette à l’eau. Si je tente un diagnostic en trois points, je trouve d’abord ceci : 1) l’absence totale de sentimentalisme et 2) la compassion. Les deux vont de paire, ce que la plupart d’entre nous ignorent, tant le mot de « compassion » est devenu, lui aussi, opaque. Flannery O’Connor aime tous ses personnages, même les plus tordus. Elle dit qu’ils sont des parties d’elle. Son face à face quotidien avec la mort place chacun dans sa véritable lumière. Et pas seulement les humains. Les animaux, les plantes et les astres, les objets même. Il suffit de penser à la bouche d’ombre du bois dans la nouvelle du Désaxé, à la longue main souple du courant qui emporte le jeune Bevel, bien décidé à se baptiser tout seul, à la lune jaune et replète qui se perche dans le figuier avec les poules, dans la ferme où une vieille femme attend un prétendant pour Lucynelle, sa fille idiote, au nuage qui avait exactement la forme d’un navet et se tenait tapi, prêt à bondir, derrière Mr. Shiflet qui, fraîchement marié avec Lucynelle, l’abandonne dans une auberge perdue, à l’escalier qui se raidissait et se cabrait à l’intention de Ruby, épuisée par une grossesse insoupçonnée, ou au tapis gris taupe qui semblait pousser sur le parquet du même escalier maléfique. C’est le grand complot des éléments qui provoquent 3) le rire – dont Karen Blixen, autre puissante conteuse, disait qu’il est la marque de Dieu.

Les braves gens ne courent pas les rues fait partie, selon moi, des rares livres qui guérissent. J’entends par là des œuvres qui vous redressent en plaçant le monde sous une lumière implacable. Ils ne sont pas si nombreux, les écrivains à nous en avoir fait le cadeau, et parmi eux peu de femmes. Trois de ces livres à emporter sur une île déserte « quand tout le monde sera mort » (comme on dit quand on joue à se faire peur) ? Sombre printemps, d’Unica Zurn, Le Grand cahier, d’Agota Kristof, Les braves gens ne courent pas les rues de Flannery O’Connor. Trois concentrés de férocité et d’enfance, trois livres que j’aurais voulu recevoir le jour de mes douze ans, pour être rassurée : une fille qui grandit peut quand même être « sauvée. » Il lui suffira, pour cela, de raconter des histoires.

Caroline Lamarche


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°152 (2008)