Petit exercice d’admiration : Vivre de poésie

La poésie, elle la passante inouïe
que je prie en silence de réchauffer ma vie.
André Schmitz

philippe jaccottet

Philippe Jaccottet

C’est une affaire de livres dévorés, savourés, incorporés. Une histoire d’amour fou, insatiable. De poèmes entendus, lus à haute voix, dans la nuit qui vient. D’ensembles poétiques rêvés et d’autres annotés, oubliés, retrouvés. D’ouvrages en poche, viatiques pour les attentes et les vertiges, les hôpitaux, les gares de nuit. Une aventure de textes partagés, passés de main en main, jamais rendus, rachetés. L’écran de l’ordinateur n’éclipse pas le papier au grain réconfortant sous les doigts. Livres talismans.

Vivre de poésie, comme on vit d’amour et d’eau fraîche. Lorsqu’on me demande : Quel est votre meilleur(e) ami(e) ?, aussitôt surgissent plusieurs visages et de multiples prénoms. De la même manière, si vous m’interrogez sur mes admirations, d’innombrables poèmes jaillissent dans ma mémoire vive.

Les passeurs

Bienheureuses découvertes de hasard, mais aussi passage de flamme. Je rends grâce à ceux qui m’ont invitée à pénétrer en certains lieux que je n’aurais pas fréquentés spontanément. Ainsi Monsieur Amand, notre professeur de latin et de français, me révélant la puissance du verbe concis de Tacite « Et leur victoire, c’est le silence des déserts », se promenant entre les bancs en récitant La Chanson du mal aimé à laquelle je ne comprenais pas grand chose mais qui devait être splendide puisqu’elle enchantait à ce point l’homme que nous vénérions. J’apprenais par cœur Voie lactée ô sœur lumineuse ; Apollinaire s’est installé définitivement dans mon panthéon poétique.

Ou encore Lucien Noullez et Geneviève Bergé m’ouvrant Tomas Tranströmer des dizaines d’années avant le Nobel. Je relis Baltique. Philippe Jaccottet, à travers sa Transaction secrète, menant vers Anne Perrier ou les poètes japonais. Jean Onimus partageant sa puissante Connaissance poétique et, tout récemment, l’initiateur du Printemps des Poètes, Jean-Pierre Siméon, prescrivant La vitamine P.

Alors la reconnaissance prend une double orientation : elle s’adresse au passeur et au texte. Sans négliger le cadre de ces lectures, favorable à leur inscription dans la mémoire, ainsi que l’évoquait Proust : ce qui alors nous importunait dans notre activité solitaire et qui, à distance, illumine le souvenir au point que « s’il nous arrive encore aujourd’hui de feuilleter ces livres d’autrefois, ce n’est plus que comme les seuls calendriers que nous ayons gardés des jours enfuis, et avec l’espoir de voir refléter sur leurs pages les demeures et les étangs qui n’existent plus. »

Une vision poétique

Avant d’être un genre littéraire, la poésie est d’abord une vision et un langage ; elle modifie la perception du quotidien et contamine tous les autres genres. Livres qui dérangent, réconfortent, explorent. En terres d’admiration, ils se pressent. Je mets l’accent sur la vision poétique qui transfigure aussi bien des pièces de théâtre que les romans et même les BD tels Silence de Comès ou Là où vont nos pères de Shaun Tan (Dargaud 2012) et pas seulement les ensembles dit poétiques.

Des monologues de Racine « Dans un mois, dans un an » (Bérénice) et des répliques de Montherlant « Vous connaissez le secret des paroles faites pour désespérer. » (La Reine Morte). Sans parler du théâtre de Maeterlinck, pas seulement Pelléas et Mélisande, mais les petites pièces habitées de silences plutôt que de mots montées avec mes élèves. L’enchantement de Playa Nous étions assis sur le rivage du monde qu’une de mes filles vient de mettre en scène à Séville.

Les nouvelles de Geneviève Serreau, dont certaines lues par sa fille Coline aux éditions des femmes, s’apparente à la poésie par leur force de suggestion alliée à l’économie des moyens et au mode incantatoire, tel cet Instant si puissant dans son mystère : « Elle pleurait dans mon cou, la tête posée sur mon épaule. Il y avait dehors un oiseau du matin qui attendait le jour. Quelqu’un de l’autre côté de la cloison remuait dans ses rêves. Immobile moi, les bras le long du corps, à bout de larmes, de sang, de songes, terminé le long combat, perdu, et toute cette vie, après, encore, à vivre, God. » Lire celles de François Emmanuel, c’est percevoir la musique des Murmurantes. Où classer les Espèces d’espaces de Georges Pérec qui font rebondir l’imaginaire ?

Le genre romanesque n’est pas en reste. Les Marais de Dominique Rolin alternent passages oniriques et scènes réalistes ; Thérèse Desqueyroux de Mauriac qui brille comme une pierre noire : j’en admire la violence retenue, la concision de l’écriture, la sensualité latente. Ainsi l’inoubliable ouverture du chapitre 2, lorsque Thérèse, ayant quitté le Palais de Justice par une porte dérobée roule vers son lieu de détention, l’écrivain lance la sensation avant d’en nommer l’effet : « Cette odeur de cuir moisi des anciennes voitures, Thérèse l’aime. »

Poètes, compagnons de longue haleine

Les poètes me tiennent compagnie au long des heures de peine comme de plaisir : de Villon à Liliane Wouters ou Françoise Lison-Leroy en passant par La Fontaine, Hugo, Nerval, Baudelaire, Rimbaud, Supervielle, Reverdy, Eluard, Goffette et cent autres.

Leurs vers me trottent en tête, isolés ou dans le mouvement du poème entier. Des talismans : « Dormeuse amas doré d’ombres et d’abandon », sussure Valéry ; « Nous qui mourrons peut-être un jour disons l’homme éternel au foyer de l’instant » suggère Saint-John Perse. « Nous entrons en couteau dans le fruit des villages » ose Saint-Pol-Roux. « Je me retourne/ Le lilas est en fleur » observe Trolliet. Aussi bien que Le Bateau ivre qu’une convalescence m’a permis d’apprendre par cœur. Sans oublier Marie Noël dont j’ai reçu Les Chansons et les heures à l’adolescence : la musique des vers, les cris perçant la réserve m’ont touchée bien avant que ses Notes intimes ne m’entraînent dans son aventure mystique. Et Rilke ! Avec Alain Cuny, je me répète Chevaucher.

C’est par L’Ignorant que je suis entrée dans l’œuvre de Philippe Jaccottet (A la lumière d’hiver Poésie/Gallimard) : « Autrefois, moi l’effrayé, l’ignorant, vivant à peine,/ me couvrant d’images les yeux,/ j’ai prétendu guider mourants et morts.// Moi, poète abrité,/ épargné, souffrant à peine, / aller tracer des routes jusque-là !// A présent, lampe soufflée,/ main plus errante, qui tremble,/ je recommence lentement dans l’air. » Je suis retournée vers lui en sortant de l’exposition Morandi.

Les dernières en date de mes admirations

Tout récemment j’ai découvert des œuvres en hébreu, en italien et… en belge. Rachel tout d’abord. Née en Russie en 1890, émigrée en Palestine, Rachel Blaustein est l’une des quatre poètes majeurs de langue hébraïque. On retrouve son portrait sur les billets israéliens. De loin suivi de Nébo (Arfuyen, 2013) ont été écrits peu avant sa mort en 1931. Grâce au poète Bernard Grasset, nous pouvons accéder à cette œuvre grave et lumineuse en édition bilingue. Cette poésie journal, mais aussi témoignage et prière offre des poèmes brefs de 5 à 24 vers – le rien qui revenait sous sa plume –, marquée par la peinture qu’elle avait pratiquée et la musique, est sous inspiration biblique constante. Rongée par la tuberculose, éloignée du kibboutz qu’elle aimait, elle nous offre Le livre de mes chants qui commence par ce quatrain : « Les cris que je hurlais, désespérée, souffrante, / Aux heures de détresse et d’abandon, / Se sont transmuée en brûlant chapelet de mots, / En blanc livre de mes chants. »

Depuis une dizaine d’années, tout particulièrement à la suite du prix Fémina étranger attribué en 2002 à Montedidio, le nom d’Erri de Luca est devenu familier aux oreilles francophones. Entre romans, essais, nouvelles (tous excellemment traduits de l’italien par Danièle Valin), Aller simple (Gallimard, 2012, édition bilingue) s’annonce poèmes et m’apparaît comme une épopée des damnés de la terre : populations victimes des guerres, aussi bien que des catastrophes dites naturelles, vouées à l’exode. Lorsqu’elles croient toucher à la Terre promise, celle-ci n’a rien d’un Eldorado ; elles en sont aussitôt repoussées sans pitié. Erri de Luca prend ce sujet à bras le corps et dénonce l’horreur dans une langue âpre et juste, incisive, sans concession.

Rachel et Erri De Luca pourraient écrire avec Marie Noël : « J’ai horreur de l’incontinence sentimentale…des gens qui font tout leur cœur sous eux. Mon cœur, je n’en parle pas. Je le tais ou je le chante. » (Notes intimes, Stock).

Le jeune Belge Antoine Wauters et son conte Césarine de nuit est sans doute ma plus récente commotion poétique.

Propager le feu poétique

J’aime partager cette passion de la poésie. J’invitais mes élèves à apprendre des poèmes par cœur. Certains n’ont pas oublié si j’en crois celle croisée vingt ans plus tard entre deux trains et me lançant en courant vers son quai:

– Madame Nys ! De qui est ce poème ? « Dans les rues de la ville il y a mon amour. Peu importe où il va dans le temps divisé. Il n’est plus mon amour, chacun peut lui parler. Il ne se souvient plus ; qui au juste l’aima ? »

à qui je réponds

– de René Char, Allégeance.

ou cet autre, terminant ses études d’ingénieur, avec en poche et en mémoire le Poémier qui contenait les poèmes que je leur dictais.

C’est au nom de cet amour fou pour la poésie que j’ai osé m’exposer aux flèches en courant le risque des anthologies : L’Eau à la bouche. Poésie, ma saison, poésie francophone (Desclée de Brouwer) ou, avec Christian Libens Piqués des vers, 300 coups de cœur (Espace Nord).

Colette Nys-Mazure


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°178 (2013)