Il arrive que les petits exercices d’admiration ne soient pas que cela, mais aussi des lieux de fidélité. Pour François Emmanuel, Alain Spiess aura été, jusqu’à sa mort en 2008, à la fois un ami et un complice littéraire. Tous deux pratiquaient ce double compagnonnage avec une haute exigence.
Alain Spiess était un ami proche, un être discret, d’une rare élégance de cœur, un écrivain qui avait une voix. Il est mort le 30 juin de l’année 2008 à la suite d’une maladie foudroyante. Quelques mois auparavant il venait de faire paraître à l’Arpenteur un roman intitulé Reniement qui s’ouvre et se ferme sur le fantasme d’une immense vague balayant sur son passage les minuscules vacanciers qu’observe le narrateur depuis la terrasse du casino Bellevue à Biarritz. Une fois passé ce déferlement, imagine le narrateur, la ville un instant endeuillée retrouverait son activité habituelle, et de nouveau on entendrait en descendant les allées de la promenade Bellevue en direction de la plage les rires des enfants et des baigneurs, l’éclatement des grandes vagues sur le sable… Etrange texte liminaire qui aujourd’hui ne peut manquer de nous revenir en mémoire alors que le brutal silence qui a suivi la mort d’Alain est peu à peu recouvert par la rumeur des jours.
L’argument de Reniement vaut en soi la peine d’être exposé : au cours d’une longue errance à Biarritz dont chaque lieu constitue une tête de chapitre (Terrasse du café Bellevue, Bleu café, Descente Piron, Papeterie André Darrigade…) un homme cité comme témoin dans une affaire de meurtre, se remémore par bribes la déposition qu’il a faite auprès d’un petit juge d’instruction plutôt suspicieux, il repense à toutes les questions-pièges que lui a posées l’homme de loi et prend peu à peu la mesure des indices qu’il a laissé échapper et qui établiront à coup sûr sa propre culpabilité. À quelques jours du procès d’un autre, tout au long d’une pérégrination angoissée dans les rues et les bars de Biarritz, il réalise qu’il se retrouve bel et bien à la veille de son propre procès. Incapable de lire le compte-rendu d’audition qu’il a pourtant emmené avec lui, il se laisse peu à peu enfermer dans les cercles de sa mémoire, une mémoire en alerte qui convoque en boucles certains moments de sa vie, hantés par une faute sourde, un Reniement diffus qui n’est sans doute pas sans relation avec le passage à l’acte. Dans cette inexorable descente tout l’art d’Alain Spiess est d’épouser le mouvement sinueux de la remémoration, procédant par va-et-vient, tours et détours, apparentes digressions, instillant de lancinantes répétitions, posant un motif énigmatique qui plus tard sera explicité, jouant magistralement sur le clavier de l’équivoque (cet usage de l’italique comme d’un texte frôlé) et laissant peu à peu le corps des souvenirs de surface se soulever, se contaminer par les deux scènes refoulées centrales, de plus en plus pressantes, précises, obsédantes, celles de la déposition et surtout celle du « meurtre ». Pour évoquer ces plages mouvantes de la mémoire on ne peut manquer de penser au motif du puzzle que l’auteur s’est d’ailleurs plu à évoquer dans quelques uns ses livres (un enfant mutique constructeur de puzzles dans Pourquoi, le même enfant évoqué dans Ruine, la même passion pour les puzzles chez le fils du narrateur de Reniement…). Car tout se passe comme si surnageait dans la mémoire du narrateur des souvenirs figés ou fixés (tel instant de sa nuit de noce, telle conversation avec un ami médecin, tels mots prononcés par le meurtrier présumé…), souvenirs qui s’appellent et se répondent à la faveur d’un lien, plus ou moins accidentel, se précisent par vagues et composent peu à peu une géographie de son existence, un archipel dont les îlots mémoriels se relient les uns aux autres, un puzzle dont les pièces intermédiaires viennent s’intriquer aux pièces les plus importantes pour finir par donner à l’ensemble une étonnante cohérence. Cette géographie toujours en mouvement est piquée de noms propres qui sont autant de portes d’entrées de chaque « pièce » (L’appartement de la Porte Dorée…, l’arrière-salle de la Boule Bleue…, la villa des Tamaris…) et entrent dans la composition de cette matière stylistique propre à Alain Spiess, musicien par ailleurs, sachant mieux que quiconque jouer de la répétition comme d’un motif musical. Cette voix, on l’a dit, procède par ondes circulaires, elle s’ingénie aussi à tout lier (souvenirs qui se lient et s’étagent, s’intriquent au réel immédiat, donnent accès l’un à l’autre comme des pièces en enfilade…) à la manière d’un Thomas Bernhard, provoquant une prise de lecture instantanée et maintenant le lecteur en haleine jusqu’à la dernière phrase, s’il consent bien sûr à surseoir à son envie de tout comprendre d’emblée. Sans doute notre esprit ne fonctionne-t-il pas autrement, toute perception s’inscrivant toujours dans une chambre d’écoute ou de regard où retentissent nos expériences anciennes, notre propre traversée du temps. Et pour rendre compte de cette conscience au travail Alain Spiess use d’une phrase longue, ample, à renvois, à charnières, nous rappelant, si c’est encore nécessaire, que notre temps intérieur n’a pas grand-chose à voir avec le temps des horloges. Dirions-nous comme pour le narrateur de Reniement qui erre dans Biarritz et revoit défiler en quelques heures toute son existence, que nos vies avancent plutôt en boucles que de manière rectiligne, nous rencontrons à intervalles les mêmes points de butée, et revenons à quelques moments clefs sur le lieu de notre épreuve, là où semble poindre notre vérité.
Cet ultime roman d’Alain Spiess faisait suite à une merveille de petit livre intitulé Ruine et où le narrateur est plutôt le réceptacle de tout ce qui l’entoure. Ruine est l’histoire d’un long repas beaucoup trop arrosé qui commence comme une (presque) comédie et se termine dans une tragique divulgation. Le décor est celui d’un restaurant gastronomique dont chaque « moment » du menu constitue d’ailleurs une tête de chapitre : Lillet (apéritif), Rouget à la niçoise, Gigot aux quatre épices douces, Fromages, Café liqueur. Cette fois le processus de révélation dramatique va toucher non le narrateur mais l’homme avec lequel il dîne, un certain Sebain. Le narrateur, un homme plutôt désœuvré, a été forcé par sa sœur de participer à ce funeste dîner d’affaire, ce qui le fait périr d’ennui à l’avance, rend son attention flottante et aggrave sa disposition naturelle à la rêverie. Pour son bonheur (et le nôtre) le tête-à-tête a lieu dans la salle de restaurant où les voisins de table parlent suffisamment fort pour qu’il capte ça et là, comme au hasard, des bouts de conversation qui se mêlent au dialogue obligatoire avec son vis-à-vis et relancent sans cesse le mouvement erratique de sa pensée. Un mot, une petite phrase entendue, l’arrivée de deux nouveaux clients, le parfum, le décolleté de la serveuse… tout fait farine au moulin de sa petite machine associative. Il y a là dans le brouhaha de la salle un couple d’amants en passe de rompre, un photographe américain parmi ses trois modèles, une petite fille au jour de son anniversaire et que les adultes oublient en parlant politique, enfin deux jeunes cadres qui causent fort et intempestivement. Chaque table est comme une planète dont s’échappent des bribes d’histoires qui associées aléatoirement au monologue bougon, lourd, puis de plus en plus alcoolisé de Sebain, suscitent dans la tête du narrateur une espèce de précipité symphonique absolument jubilatoire, en raison des inévitables collisions de sens, délicieux entrechoquements de signifiants, portés à merveille par l’ample phrase circulaire d’Alain Spiess, qui déroule tout sur un même plan – n’était le jeu ingénu avec l’italique, soulignement subtil de ces phrases qui disent tout en ayant l’air de ne rien dire. On ne peut que saluer là l’ironie délicate de l’auteur, son regard détaché sur nos contemporains, autant que le traitement narratif qui semble épouser au plus près le cheminement de la conscience du narrateur mais construit toutefois, affûte, orchestre avec humour, grâce puis cruauté un terrible propos. Car Ruine est avant tout une implacable traversée des apparences. À mesure que Sebain se liquéfie, que brisé par les alcools successifs (on notera pour mémoire le Lillet, le Menetou-salon, l’Hermitage de Chez Vidal, le Faugères, et, coup de grâce, le calvados de la réserve familiale de la maison Dupont à Victot-Ponfol…) il se laisse aller à sa confession vaseuse et impudique, l’atmosphère de toute la salle semble faire écho à son débordement, les amants ont fini par rompre, une gifle se perd à la table de l’anniversaire, il est question à une autre table d’une jeune défenestrée tandis que se ferme à jamais le visage de la belle serveuse, de plus en plus expéditive, et que les clients s’en vont l’un après l’autre dans une ambiance de désertion ou plutôt de débâcle, débâcle de Sebain qui à présent hoquetant et totalement ivre parle comme il n’a jamais parlé, ouvre les vannes de son histoire personnelle, raconte par le menu un moment de sa guerre d’Algérie qui a vu basculer toute sa vie, et alors que toutes les autres voix se sont enfin tues dans la tête du narrateur, dans la salle de restaurant désormais vide, on ne voit plus que le drame, la faute, le bonheur brisé de Sebain, image entre autres images de cette petite fille à la robe blanche, cette enfant d’Algérie, cet être d’innocence, ce double lointain de l’enfant de la table d’anniversaire et qui ce jour-là, raconte-t-il, courait, n’arrêtait pas de courir vers les chênes verts pour prévenir le village de l’arrivée des soldats français, jusqu’à ce que la balle l’arrête à jamais dans sa course.
Sans doute reconnaît-on la littérature à ceci que ses auteurs arrivent à inscrire les histoires humaines qu’ils nous racontent dans une forme qui convient parfaitement à leur propos. Cette forme s’appuie à la fois sur la voix, la phrase – le souffle-, et sur cette manière de traiter le temps qui donne structure au récit. Comme Reniement était construit sur la scène refoulée qui finit par envahir puis percer la couche des premiers souvenirs, la structure de Ruine est celle d’un tournoyant théâtre des apparences qui peu à peu se lézarde puis brutalement s’ouvre sur le passé d’un homme, resserré en quelques images. Et, magie de la littérature, on ne peut manquer de revenir une fois le livre lu, à ces étranges phrases inachevées, ces indices flottants çà et là, qui préfiguraient sourdement l’issue.
La contemplation du temps est, dit-on, la clef de la vie humaine. Et sans doute le roman peut-il mieux que toute autre approche artistique rendre compte de la singularité de notre immersion dans le temps. Capable de dilater l’instant, d’ouvrir un monde dans un suspens ou tout au contraire de parcourir en quelques mots l’espace d’une vie, chaque roman choisit son propre mode de traitement du temps. Alain Spiess le fait ici magistralement sur la figure de la spirale ou du texte circulaire peu à peu soulevé puis percé. Proposant avec Ruine et Reniement deux ultimes déclinaisons de son Opéra d’ombres (du titre de son premier roman), il s’avance fraternellement au profond de nos zones obscures pour nous permettre d’en ressortir troublés, séduits, transportés.
François Emmanuel
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°160 (2010)