Petit exercice d’admiration : Romain Gary

Romain Gary

Romain Gary

De la cheminée, il me regarde, la main sous le menton, énigmatique et bienveillant, avec sa barbe bien taillée. C’est le seul qui est parvenu à se glisser au milieu des photos de famille. Je croise son regard plusieurs fois par jour. Il a l’air de me dire « Alors, où en estu ? », parfois c’est plutôt « Alors, qu’est-ce que tu fiches ? ». Cela commence toujours par « Alors ». (Alors, heureuse ? ; Alors, en retard ? ; Alors, tu aimes cet auteur ? quand je lis tard le soir.) Parfois, il ne dit rien, il se contente de veiller sur ma petite, endormie.

Je le croise à 14 ans. Ce n’est d’abord pour moi qu’un livre au titre attirant avec cet art qu’il a toujours de se choisir des titres qui accrochent. Celui-là remporte la palme : Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable. Le livre traîne sur le bureau de mon père. C’est minuit, j’ai une insomnie, comme souvent, et personne à qui parler. Alors, je me plonge avidement dans cette histoire qui, je l’imagine, va avoir pour cadre ce métro que je prends tous les jours. Une histoire de transgression dans le métro, de quelqu’un qui ne paie pas son billet peut-être… Mais je dois déchanter rapidement : je ne comprends rien aux problèmes de prostate de Jacques Rainier et on y parle à peine des transports en commun. Je le retrouve deux ans plus tard au collège en cours de français, émerveillée quand notre professeur, Luc Legrand, nous raconte la supercherie du Goncourt, Paul Pavlowitch, cousin sacrifié – figure tragique par excellence – et cette double vie menée à l’insu de tous. Nous nageons en pleine épopée, j’adore !

Une amie m’offre Les cerfs-volants au Conservatoire et je prends un plaisir fou à rentrer dans l’histoire – il a un art inimitable de raconter des histoires – et dans l’âme de ces personnages un peu décalés, un peu en marge, un peu d’ailleurs.

Et puis, il y cinq ans, mon père passe un soir à l’improviste et pourquoi, alors que nous n’avons qu’une bête histoire de clef ou de voiture ou de doudou à régler, me parle-t-il de La promesse de l’aube ? Un livre qui l’a ému aux larmes, qui l’émeut toujours d’ailleurs. Il me dit – est-ce possible ? – que durant la Deuxième Guerre, peu avant sa mort, la mère de Gary lui écrivit 350 lettres qu’il continua à recevoir tout au long du conflit, ignorant que celle qui l’avait mis au monde avait depuis longtemps disparu. Pouvait-on imaginer amour plus grand ?

Le lendemain, j’ai un rendez-vous à Paris, à la suite duquel je suis bien décidée à me procurer au Forum des Halles La promesse de l’aube, Les racines du ciel et surtout Vie et mort d’Émile Ajar. Si je trouve les deux premiers sans peine, je reste bredouille pour le troisième malgré un détour par la Procure et d’autres librairies du sixième arrondissement. Finalement, on me suggère de me rendre directement à la librairie des éditions Gallimard, rue Sébastien Bottin. Le livre est là, il m’attend.

Au moment où je vais payer, le libraire me dévisage longuement, il dit : « C’est quelque chose, ce livre. » Je ne sais que répondre vu que je ne l’ai pas lu. Devant mon silence, il ajoute qu’il est le dernier de la maison Gallimard à avoir vu Gary vivant. Parce que l’écrivain est venu deux jours avant sa mort « régler son compte » comme il disait. « Je pars pour un long voyage avait-il dit et je voudrais que tout soit en ordre ». Le libraire lui a répondu que l’ardoise se montait seulement à 60 euros, des broutilles si on pensait à tout ce que l’écrivain allait vendre cette année-là. « Je veux que tout soit en ordre, je pars pour un long voyage » avait asséné Gary. Il était déterminé, livide et sans joie. Le libraire avait pensé : « Tiens, on ne doit pas rire beaucoup en ce moment chez les Gary. » En apprenant le décès de l’écrivain et l’identité d’Émile Ajar, cet homme avait conclu que la double vie devait avoir perdu Gary, cette dissimulation, parce que l’artiste avait trompé tout le monde et ne devait plus bien savoir qui il était. Le libraire m’a encore parlé de Jean Seberg, de leur fils Diego qui venaient souvent chez Gallimard et puis les gens derrière moi se sont impatientés et il a bien fallu que je quitte la librairie.

Je me suis assise au jardin du Luxembourg et j’ai lu Vie et mort d’Émile Ajar d’une traite. Ce n’est pas un roman, ni vraiment un récit mais pour moi un texte philosophique : la réflexion d’un artiste, face à la postérité, sur sa création, sur cette manière de lutter contre l’image dans laquelle l’ont enfermé ses contemporains, sur le temps qui passe et qui ne reviendra jamais, sur l’amitié et la fidélité, aussi. Ce texte est d’une grande, infinie beauté. S’il est sombre et désespéré, force est de constater qu’il est plein de vie et surtout – c’est une qualité qui me plaît infiniment chez un artiste – élégant. Très élégant. Donnant à voir d’autres que lui. Même s’il parle à la première personne, le focus est très souvent sur l’autre, le regard posé au dehors de soi. Assise sur ma chaise en fer dans le grand jardin, le Luxembourg n’était plus le Luxembourg, j’avais touché, par l’écriture de Gary, au Paris de la disgrâce et des coteries où il s’agit d’avancer masqué pour espérer la victoire.

De retour à Bruxelles, j’ai attaqué La promesse de l’aube, que j’ai dévoré passionnément. Si j’ai toujours été très perplexe face à l’autofiction, je dois reconnaître que, grâce à Gary, je ne peux plus balayer ce genre littéraire d’un revers de main. Il m’a appris superbement, brillamment, avec beaucoup d’humour aussi – ce qui ne gâche rien – que l’autofiction peut être tout à la fois récit autobiographique mais aussi fiction, épopée, mensonge et transgression. Lorsque j’ai refermé le livre, je suis restée habitée par cette figure maternelle si aimée, si aimante, si violente, si terrible mais en même temps combattante et surtout combattue. Ce qui m’a touché dans cette œuvre, c’est la manière dont Gary se place aux côtés des petits, de ceux qui ont tout perdu et le regard qu’il pose sur eux. Un regard humain, sans moquerie, très doux qui doit lui venir de sa propre condition d’apatride, d’homme en sursis, en proie aux humiliations, aux situations où on éprouve ce que c’est être le dernier des derniers. Ainsi il élève, à la dignité de reine, cette mère à l’haleine de tabac, usée par les fardeaux, immigrée ; de même, à l’égal des rois, ce vieux voisin juif mort dans les fours crématoires des camps qui a cru en lui.

Après, Gary ne m’a plus lâchée ou est-ce moi ? Il y a eu La vie devant soi et Les racines du ciel – ses deux Goncourt – Gros-Câlin, L’angoisse du roi Salomon… et je suis étonnée d’être toujours percutée, habitée par les mots de cet écrivain qui se renouvelle sans cesse à mes yeux. Ce qui me touche particulièrement, c’est qu’il est un raconteur d’histoire et par là même se rend accessible à tous, même au plus petit. Il y a mille manières de lire Gary : s’attacher à la fable, discerner ce qui se dit au-delà de la fable, laisser résonner la musique des mots, tant de choses. Gary vous invite dans son univers de multiples façons, pour de multiples raisons, sa manière à lui de ne laisser personne hors de la patrie des mots, lui qui pendant des années n’en eut aucune.

Et si l’on doit distinguer l’œuvre qu’il signa de son propre nom (qui n’était en fait pas le sien puisqu’il s’appelait Roman Kacew), des quatre romans dont la paternité fut attribuée à Émile Ajar, il y aurait mille choses à dire. Je n’en dirai qu’une. Romain Gary, sans masque, n’eut de cesse à travers son œuvre, ses actes (aviateur, diplomate, Compagnon de la Libération), de mériter la nationalité qu’il avait reçue, de créer une œuvre édifiante et forte. Il y a un travail sur la langue, sur la phrase, sur le récit époustouflants pour quelqu’un dont ce n’était pas la langue maternelle ; quelqu’un qui ne pouvait rien laisser au hasard (si tant est qu’un grand écrivain laisse quelque chose au hasard), qui devait batailler sévèrement pour gagner sa place parmi les étoiles, suivant la prophétie maternelle qui lui enjoignait de devenir écrivain, aviateur, ambassadeur et de s’habiller à Londres, ce qu’il fit toute sa vie même s’il haïssait la coupe anglaise. Sous le masque d’Émile Ajar, il peut se permettre d’être l’étranger, celui qui se dégage de la pensée cartésienne, d’avouer qu’il est perdu même en ayant tout reçu, tordre le cou de cette langue française si vénérable et ne rien faire comme tout le monde.

Il y a une autre photo de Gary que je garde en mémoire et qui ne figure pas sur ma cheminée, c’est celle où il avance, bardé de médailles, dans le petit cimetière de Colombey, le jour de l’enterrement du général de Gaulle. Il porte l’uniforme militaire avec des cheveux longs. Déjà paradoxal. Déjà double. Il paraît perdu mais il avance. Il avance. Il avance.

Geneviève Damas


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°172 (2012)