Petit exercice d’admiration : Teilhard, le Phénomène

pierre teilhard de chardin

Pierre Teilhard de Chardin

Admirer rapetisse et allège. Quand j’admire, je me mets dans la position du léger qui entre dans l’orbite d’un corps plus lourd. Je deviens la lune d’une planète. Lune diaphane et sereine. Petit, j’agrandis ce que j’admire, par l’attention même. La mer est plus grande. La nuit, plus immense. Elles croissent, elles craquent tous les bords. Par l’admiration, je donne à toute chose les proportions d’un monde. Comme le poète, Michaux je crois, qui regarde un coing sur la table, et qui entre dedans.

Admiration totale du Phénomène humain. Le livre de Pierre Teilhard de Chardin. 1955. Son premier livre pour le public, son premier ouvrage qui ne fût pas dédié spécifiquement à la communauté scientifique. Son premier livre posthume, aussi. 1955 : année de la mort de l’auteur, et aussitôt date de la naissance de l’œuvre.

Le père Teilhard, jésuite, prêtre, même s’il n’a pas dû dire la messe souvent, était aimé, au Vatican, sans doute, pour sa personne. Mais sa pensée mettait mal à l’aise. On jugeait plus prudent pour la doctrine de la foi de proroger, de déconseiller — finalement d’interdire, au père Teilhard, de publier les livres qu’il écrivait et où il exposait en termes accessibles le système du monde le plus complet qu’on eût jamais pensé.

Le Phénomène humain, d’un point de vue scientifique, c’est l’accomplissement de l’évolutionnisme issu de Darwin et des conceptions de l’espace-temps tirées des théories de la relativité. D’un point de vue philosophique, c’est une synthèse et un dépassement de Hegel et Bergson ensemble. Pas rien.

D’un point de vue littéraire, surtout, c’est un OVNI, pas vu depuis Buffon, qui brille dans ce ciel très élevé et très rare où la science devient véritablement pensée par la grâce du langage. Trois cents pages d’un style absolument éblouissant de beauté et de justesse, de simplicité, de précision et d’enthousiasme contenu. Énergie de science, rayonnement d’éloquence, Teilhard a fait parler la nature. Il lui a, l’espace d’un livre, donné la parole. Il l’a douée de langage.

Que dit-il ? (Que dit-elle?)

En somme, il commence par résoudre le conflit qui oppose depuis toujours les matérialistes et les idéalistes. Les uns ne supportaient pas la verticalité et les intuitions de transcendance, les autres ne supportaient pas l’horizontalité et le mélange de l’humain et de l’animal. Teilhard, indifférent aux clans et aux partis, pose la question d’une manière toute simple et nouvelle : D’où pensons-nous la matière ? Depuis où ? — Mais depuis la matière, bien sûr ! Depuis l’intérieur de la matière ! Et l’incompatibilité des deux essences, matière et pensée, matière et esprit, est oubliée. L’une est le dedans de l’autre, ou l’inverse ; elles sont aussi indissociables que le recto et le verso d’une feuille de papier.

On respire. On va pouvoir lire et penser paisiblement. Sans être du côté des religieux, sans être du côté des athées. Paisiblement, seulement en ouvrant les yeux et en acceptant tout ce qu’on voit. L’homme, à sa place.

C’est d’ailleurs ce que Teilhard a payé si cher, de ne sacrifier aux idoles d’aucun des deux camps, de n’être, partant, soutenu par personne, et d’être perçu — c’est souvent le cas du juste — comme une menace par les deux idéologies.

La pensée et la matière ne sont qu’une seule et même essence, une seule et même chose. Dès le départ, et jusqu’au bout. Le chaos physique d’hélium et d’hydrogène, dans la nuit des temps, avait déjà une composante psychique ; au même titre qu’une pensée, qu’une idée, aujourd’hui, a encore une composante physique. Bio-électrique, en l’occurrence.

Et quel est, selon Teilhard, le spectacle inouï que nous donne la nature dans son évolution ? Celui d’une pensée qui se cherche, et qui se trouve, progressivement, toujours plus, se révèle à elle-même et finit par se voir, réfléchie.

Une pensée qui se cherche à travers les millions de millénaires, ou plutôt à travers l’incommensurable durée, et qui, par la double méthode du tâtonnement et de la saturation (« tout essayer pour tout trouver », voici l’attitude de la nature évolutive, inlassablement), dirige l’évolution de la matière non pas vers les formes qu’on aurait pu prévoir au départ d’un chaos, dispersion non orientée et éclatement, mais vers les formes les moins prévisibles, justement, de complexification croissante et de sophistication : extraordinaire intelligence qui réunit les particules en molécules ! Puis de la molécule à la cellule, et voici déjà la vie ! Avec toujours plus d’intensité et de vitesse, l’évolution franchit des seuils critiques, selon cette règle physique qui, après un certain degré de croissance, mène les éléments à un changement d’état — de même que l’eau, par exemple, portée à cent degrés, bout et devient vapeur.

Et voici maintenant, parmi la vie animale où la nature a lancé les innombrables tentatives diversiformes de son auto-recherche, de son intra-recherche, voici, qui point, alors que la pensée partout à la surface de la terre fait des progrès stupéfiants, de la fleur à la fourmi — n’est-ce pas prodigieusement intelligent, la pensée dans le végétal et la photosynthèse ; n’est-ce pas prodigieusement intelligent que cette pensée non encore réflexive mais tout attachée encore à la puissance physique et qui donne à chaque espèce les armes naturelles que lui fait souhaiter son tempérament, dents plus efficaces à l’agressivité des carnivores ou drus piquants à la crainte des hérissons ? — voici soudain, après la molécule, après la cellule, après la vie, voici, voici… la conscience ! Voici l’homme, en somme. La conscience réfléchie, où la pensée qui se cherche, se trouve enfin et se voit. Voici l’homme, éberlué de se savoir à la flèche même de l’évolution, et affolé dans son orgueil — de n’être que cela. La forme de la matière qui se pense ! Tout cela, rien que cela.

Quel est l’enjeu ? Précisément qu’il en y en ait un, d’enjeu. Et qu’il soit purement intrinsèque.

« En vérité, je doute qu’il y ait pour l’être pensant de minute plus décisive que celle où, les écailles tombant de ses yeux, il découvre qu’il n’est pas un élément perdu dans les solitudes cosmiques, mais que c’est une volonté de vivre universelle qui converge et s’hominise en lui. »

Le devenir du monde extérieur, en somme, ose Teilhard, en toute rigueur, est dans le monde intérieur. Bergson avait essayé : « Le Tout progresse peut-être comme une conscience. » Teilhard pose. Tout est processus de psychologisation, d’intériorisation, de spiritualisation, très concrètement. Et toute activité mentale, culturelle, toute pensée, toute idée, fait monter la température, si l’on peut dire, de la conscience. Il est en nous, en chacun, de conduire l’univers à son plus loin.

Pierre Teilhard de Chardin, grandissime écrivain, penseur, paléontologue — découvreur du sinanthrope —, géologue, philosophe, était rempli d’espoir devant la merveille de l’évolution et la liberté de l’homme. Mais il se trouvait en même temps accablé par la quantité de morts sur laquelle la vie fait son avancée dramatiquement lente. Chercheur enthousiaste, il écrit, il écrit, il écrit. Tout ce qui peut s’adresser au grand public lui est interdit. Prêtre, vivant l’obéissance comme une forme de la patience à laquelle l’espérance est également soumise dans la vie de l’univers, il se soumet. Il écrit pourtant, mais plus ou moins en secret, et pour le tiroir. Il meurt en 1955, à l’âge de 73 ans, dans une chambre d’hôtel, à New York, où il allait participer à un congrès. Il meurt, mais son œuvre inaugure une aube longue, durable, destinée à ne jamais finir.

« Si l’Histoire n’était pas là tout entière pour nous garantir qu’une vérité, dès lors qu’elle a été vue une fois, fût-ce par un seul esprit, finit toujours par s’imposer à la totalité de la conscience humaine, il y aurait de quoi perdre cœur. »

Sur le bord du désespoir, ayant abandonné tout faux recours, Pierre Teilhard a marché droit devant, et il a parlé juste.

Grégoire Polet


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°174 (2013)