Petit exercice d’admiration : Le livre au trésor

robert louis stevenson

Robert Louis Stevenson

La littérature est une vaste demeure où vivent des dizaines, des centaines, des milliers de familles qui, chacune, a son patriarche, son modèle de référence. De génération en génération, c’est par rapport à lui que se définit l’écrivain débutant puis, à mesure que les livres se publient, c’est encore vers lui que se tourne la conscience artistique de l’écrivain chevronné : « Serait-il fier de moi ? »  Une dizaine d’auteurs de notre Communauté ont accepté de se livrer à un petit exercice d’admiration, nous dévoilant ainsi leur idéal littéraire. Après Patrick Delperdange, Caroline Lamarche et Diane Meur, voici Jean-Baptiste Baronian.    

 Je l’admets, ça peut paraître idiot, mais j’aime assez bien ces jeux consistant à répondre à des questions puériles du genre : « Selon vous, quels sont les trois plus grands films de tous les temps ? », « Quels sont les trois livres que vous emporteriez sur une île déserte ? » ou encore « Quels sont les trois disques que vous ne vous lasserez jamais d’écouter ? ».

Moi, volontiers, j’y réponds toujours, à la fois par plaisir et parce que j’ai le goût de la dérision. C’est très utile, la dérision, c’est très sain et très roboratif, un peu comme une potion magique. Vous l’utilisez et vous voilà retapé, remis à neuf. Vous voilà prêt à affronter toutes les misères du monde, à entendre toutes les conneries qu’on colporte et, pour ce qui me touche plus particulièrement, toutes les bêtises qu’on débite sans arrêt sur les choses de la littérature : les livres qu’il faudrait lire coûte que coûte, les auteurs qu’il faudrait vénérer à tout prix, alors que, neuf fois sur dix, ils ne valent rien, pas un sou ou seulement de la monnaie de singe.

Et merde, ça m’emmerde la perpétuelle et imbécile célébration des médiocres et des coupeurs de mots en quatre ou en trente-six ! J’en ai marre d’entendre dire qu’un tel, benêt sorti des illustres cuisses de Jupiter, aurait du génie et qu’un tel, frais émoulu d’une improbable et impossible haute école, aurait commis un authentique chef-d’œuvre !

Mais qu’est-ce qu’ils en savent des génies et des chefs-d’œuvre, authentiques ou non, ces ignares qui parlent à tout bout de champ de soi-disant génies et de soi-disant chefs-d’œuvre et en galvaudent le terme ?

Est-ce qu’ils en connaissent la signification ? Est-ce qu’ils en mesurent la portée exacte ?

Qu’est-ce qu’ils ont lu, relu, re-relu, pour oser prétendre que Mme La Nouvelle Génie ou M. Le Nouveau Génie serait venu rejoindre le gratin des lettres  ?

Est-ce qu’ils ont lu au moins, je ne sais pas, moi, La Peau de chagrin, Les Trois Mousquetaires, Les Âmes mortes, Les Fleurs du mal, Madame Bovary, L’Ensorcelée, Fêtes galantes, Crime et châtiment, Guerre et paix, L’Ile au trésor, Le Voyage de Shakespeare, Enluminures, Lord Jim, Moravagine, Le Désert de l’amour, Absalon Absalon !, L’Apprenti, Fictions, Hécate et ses chiens, Le Désert des Tartares, Les Fleurs bleues, La Chambre bleue, Le Bleu du ciel ou Jean le bleu?

Bon assez, assez râlé, M. L. me demande de faire mon choix – un livre, un seul, celui qui m’a le plus marqué, le plus ému, le plus déterminé, le plus fasciné, le plus secoué, le plus remué, corps et âme, tête et tripes. Mon chef-d’œuvre à moi.

Lequel parmi tous ceux que je viens d’énumérer et qui m’ont chacun énormément plu, et même parfois enthousiasmé jusqu’au vertige ?

Je n’hésite pas un instant : L’Ile au trésor.

À mes yeux, je le dis sans détour, haut et fort (si tant est que mes mots puissent résonner aux quatre coins du landerneau), le livre de Robert Louis Stevenson est le plus beau roman jamais écrit, le chef-d’œuvre absolu du genre romanesque, le roman type, le roman modèle, bref ce que j’appellerais le parangon du roman pur.

Pour autant que ma mémoire me soit fidèle (lui et moi, nous sommes de bons vieux complices), je l’ai découvert vers l’âge de quatorze ans. Je vois encore ce volume publié aux éditions Gründ dans la « Bibliothèque précieuse », une collection qui était destinée aux jeunes lecteurs et dont j’ignorais à l’époque qu’elle ne proposait pas toujours des textes complets. Mon Ile au trésor n’était qu’une adaptation, mais j’ai le souvenir de l’avoir lu la tête en feu, de m’être tout aussitôt identifié au jeune héros, Jim Hawkins. D’avoir vibré, d’avoir eu peur, de m’être émerveillé avec lui et ensuite, après être parvenu au mot « fin », de m’être aussitôt emparé d’un cahier d’écolier et d’avoir écrit à mon tour, naïvement, une inoffensive histoire de pirates.

L’extrême importance littéraire de L’Ile au trésor, je ne l’ai toutefois perçue que des années plus tard, alors que j’étudiais le droit à Louvain, en lisant pour la première fois le roman dans une version intégrale. Ce livre, je le possède toujours. Il s’agit d’un ouvrage du Club international du livre édité à Bruxelles, vilainement relié en percaline verte et tout aussi vilainement illustré par un certain F. Van Hamme. En revanche, la traduction, due à Roland Garrane et d’abord publiée chez Robert Laffont, me semble fort bonne.

Ce qui m’a frappé alors, ce qui continue de me frapper et de me séduire aujourd’hui encore au plus haut point, c’est que le roman de Robert Louis Stevenson confère à l’aventure, à cette singulière aventure qui constitue une passionnante chasse au trésor, une dimension à la fois onirique et mythique et qu’il la rend exemplaire. En lisant, en relisant L’Ile au trésor, j’ai pris conscience que le roman, le vrai roman, le roman idéal, n’était jamais lui-même qu’une aventure, qu’il ne devait pas être autre chose, que toute fiction ne pouvait justement être que l’aventure d’individus pris dans la tourmente et les aléas d’une histoire totalement imaginaire. Et l’histoire de Jim Hawkins, de John Silver avec sa jambe de bois, du docteur Livesey, de Flint et de tous leurs comparses, là tout au bout du monde, c’est bel et bien l’imaginaire au pouvoir.

J’admire en outre L’Ile au trésor pour sa construction, et ne serait-ce que parce qu’à côté, ou en plus, de l’intrigue principale, viennent se greffer des épisodes que je qualifierais de secondaires, mais qui, presque miraculeusement, ne font que renforcer l’intérêt et a puissance du récit et l’éclaire encore mieux. En somme, tout se passe comme si, en l’occurrence, le suspense était sans cesse en suspens, comme si, par le jeu subtil des points de vue, le destin inouï de chacun des personnages, des bons et des méchants, était également celui de chacun des lecteurs.

C’est une chose extraordinaire d’être parvenu à écrire une histoire aussi maîtrisée, une chose extraordinaire d’avoir réussi à combiner avec les moyens les plus simples, avec les mots de tous les jours, le réel et son double. Je veux dire : ce qui est, ce qui se passe et ce qu’on imagine, ce qu’on croit voir, deviner ou sentir, la réalité et le rêve de la réalité, la réalité et l’au-delà de la réalité, la réalité et la surréalité, la réalité et la formidable tentation du surnaturel.

Et puis j’admire chez Robert Louis Stevenson sa position de romancier en repli. À aucun moment dans son livre, il ne porte un jugement de valeur sur les personnages et les événements qu’il décrit. Il ne dit ni le Bien ni le Mal, ni le pour ni le contre, ni le blanc ni le noir.

Il raconte, il ne fait que raconter.

Il narre. Ni plus ni moins.

Combien de fois ai-je lu L’Ile au trésor depuis mes quatorze ans ? Dix fois, vingt fois, davantage ? Je l’ignore, mais je sais que chaque nouvelle lecture est un bonheur, et je sais aussi que la littérature, au même titre que la musique, doit être un bonheur, même si d’ordinaire elle remue les miasmes, les replis de la condition humaine.

Longtemps, et surtout en France, L’Ile au trésor a été tenu pour un ouvrage réservé à la jeunesse, sans aucun doute parce que son héros est un adolescent et parce qu’il n’est pas un roman d’analyse, la voie royale du roman français depuis La Princesse de Clèves. Par bonheur, on n’en est plus là de nos jours – et le fait que Robert Louis Stevenson et son incomparable chef-d’œuvre (tout comme d’ailleurs Georges Simenon et une vingtaine de ses romans) sont entrés par la grande porte dans la Bibliothèque de la Pléiade, a mis à bas les réserves stupides des ultimes réfractaires, en général des critiques bornés, ignorant que l’essence du roman consiste à raconter une histoire, que le roman est au premier chef une parabole. Je crois savoir qu’une certaine résistance subsiste encore, mais elle ne rallie que des cuistres.

Je collectionne L’Ile au trésor. Je dois en posséder près de trente exemplaires différents, en anglais et en français, des éditions anciennes, des éditions modernes en grand format et en poche, ainsi que des éditions illustrées. Dont une, fort belle, par René Ben Sussan et une autre plus récente par Hugo Pratt. Depuis 1882, l’année de l’édition originale, il en existe plusieurs milliers à travers le monde et dans une multitude langues. C’est exceptionnel, c’est fabuleux.

Et dire que ce génie de l’art romanesque, cet écrivain magnifique, ce merveilleux styliste qui est Robert Louis Stevenson, a été confronté toute sa vie durant à la maladie et qu’il est tristement décédé à Vailima, au cœur des îles polynésiennes, à l’âge de quarante-quatre ans à peine !

Un jour, si je le peux, si j’en ai la chance, je ferai comme Marcel Schwob qui a la joie de correspondre avec lui : j’irai en pèlerinage aux Samoa et je m’inclinerai sur sa tombe.

Jean-Baptiste Baronian


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°154 (2008)