Petit exercice d’admiration : Sigismund Krzyzanowski, Léo Perutz : le néant et la nécessité

Sigismund Krzyzanowski

Sigismund Krzyzanowski

« J’écris pour qui, entrant dans mon livre, y tomberait comme dans un trou, n’en sortirait plus », écrivait Georges Bataille. Il y a tant de façon d’entrer dans un livre : doucement, comme pour une balade digestive ; studieusement, comme on défriche une jachère ; brusquement, comme on tombe en un puits. Ou, pour reprendre une image médiévale que j’affectionne, celle de l’homme tridimensionnel, de tout son corps, de tout son intellect, de tout son esprit. Le plus souvent, ces différentes manières, que je ne chercherai pas à hiérarchiser, sont inconciliables. Il est rare de s’amuser à un livre que l’on étudie, et plus rare encore de rester foudroyé quand on pensait se délasser d’une bonne histoire.

Un apologue de Krzyzanowski m’évoque, avec un humour tragique côté auteur, cette incompatibilité de lecture et d’écriture. Une petite fille rattrape en courant la diligence qui vient de partir, mais à chaque fois qu’elle saute sur le marchepied, elle perd son panier et doit descendre le ramasser. « La diligence littéraire n’attend pas », explique-t-il, et l’on ne peut se hisser sur le marchepied avec la poésie sur les bras. Alors, il faut choisir : le poète « saute dans la littérature » en abandonnant la poésie, ou il parvient à y placer la poésie, « mais alors le poète, exclu, rejeté, se trouve dans un dehors absolu. » Le lecteur aussi.

Mais lorsque l’on parvient à entrer tout entier dans un livre, corps, âme et esprit, on touche à l’expérience littéraire à l’état pur. C’est cela que je voudrais partager aujourd’hui : deux auteurs avec qui j’ai pu me divertir, réfléchir, et perdre soudain pied dans un vertige. Pour ne peiner personne, je les ai choisis bien morts, et issus d’horizons littéraires lointains. Mais quelques amis sauront s’y reconnaître.

Pour prendre une image d’un de ses romans, Krzyzanowski évoque à mes yeux ces « jardins de saint François », qu’on entoure de murs pour que les fleurs poussent librement, et sans un regard. En plus triste, le jardin de la Bibliothèque nationale, auquel on n’a pas prévu de porte d’entrée. L’imagination pousse en totale liberté dans les romans du Moscovite, sans souci des modes ni du lecteur. Un foisonnement broussailleux où les récits s’entrelacent en abyme, entrecoupés par les auditeurs, qui n’hésitent pas à les commenter ou à en modifier le dénouement, mais où le narrateur prend plaisir à pousser les raisonnements les plus captieux dans leurs conséquences logiques. « La plupart des actes réels qui sont entrepris au nom de l’irréel lui donnent une part de réalité », professe le romancier dans Le marque-page. Voilà qui plaide pour une fiction active, cette « nouvelle fiction » à laquelle nous sommes quelques-uns à appeler depuis vingt ans. La fiction s’est longtemps bornée à explorer des mondes réels (ou crus tels) ou fabuleux (ou prétendus tels). Et si la vérité était plutôt dans la doublure du monde, qui ne se réduit ni à l’observation ni à l’imagination de romancier, mais qui appartient tout entier à l’imaginaire, qui lui échappe ? Il suffit d’une lézarde, et l’on s’y faufile.

Entre le conte philosophique et la science fiction, les récits du romancier russe s’ancrent précisément dans ces failles du réel, où l’on prend soudain conscience du néant qui lui sert de soubassement.  Dans Le Thème étranger, par exemple, un personnage démontre scientifiquement que la lumière pourrait bien être composée de 49.993/50.000e d’obscurité (ce qui fait quand même 99,98 %) sans que nous ne nous en rendions compte, grâce au phénomène de persistance rétinienne.  Dans Le Marque-Pages, un autre utilise de la « superficine » pour élargir à l’infini la superficie de son minuscule appartement. La version temporelle de cette superficine engendre les Souvenirs du futur, où le protagoniste invente non pas une banale machine à remonter le temps, mais un « coupe-temps » qui lui permet de voyager dans le futur. La force du romancier, sa crédibilité et son humour consistent à décrire minutieusement cette invention, et à en justifier scrupuleusement les principes. Le futur n’a qu’une importance secondaire, nous sommes loin du roman d’anticipation.

Voilà déjà flatté mon intellect. Mais le gouffre n’est jamais loin chez Krzyzanowski. Si la lumière n’occupe que 0,02 % de ce qui est éclairé, tout le reste existe-t-il ? Si l’on élargit à l’infini la surface d’un appartement, ne risque-t-il pas, tout simplement, de s’anéantir ? Quant au « coupe-temps », il semble se fonder sur la même conscience du néant constitutif de toute chose. « Il est indubitable qu’à l’intérieur de chaque “instant” il y a une certaine complexité, une espèce de temps intempestif, si je puis dire ; on peut traverser le temps comme on traverse la rue ». Cette extension de l’instant qui a séduit philosophes, romanciers et poètes (Bosquet de Thoran en a donné une illustration remarquable dans La petite place à côté du théâtre) est avant tout le vécu du mystique, lorsqu’éclate en un foudroiement décisif l’unité minimale du temps. L’énergie qui s’en dégage tient de l’explosion atomique. Et l’abîme qui s’ouvre est celui où Bataille entend bien ensevelir son lecteur. Oui, j’y suis tombé, un jour, d’avoir cru les livres inoffensifs. Le romancier russe a été pour moi, à l’époque où je rédigeais Le mysticisme athée, un de mes maîtres de néant. Un de ses personnage avoue, confus comme d’un secret honteux, qu’il avait eu l’impression, dans son enfance, que le monte tout entier, durant un moment infime, s’absentait à ses yeux. En trois lignes, nous nous étions reconnus. De la même expérience, nous avions conclu à la même nécessité, celle du silence, et à la même aporie : celle de devoir le rompre pour le signifier.

Alors bienvenue dans le « creux néant musicien » hanté par Mallarmé. Un néant d’une densité de trou noir, plus lourd que la matière qu’il annihile. Six Tueurs de lettres se réunissent ainsi, chaque samedi, dans une bibliothèque aux rayons vides dont les livres inexistants sont devenus palpables — curieuse prémonition en 1927. Décor idéal pour une entreprise folle : tuer les lettres pour laisser vivre l’idée pure. Les récits qu’ils se racontent évoquent les pièges de l’apparence, l’impossibilité du silence, l’hypocrisie de la question… Les histoires, mouvantes, bifurquent brusquement, le dénouement est mis aux enchères. Elles constituent en fait les véritables personnages du roman, dont les protagonistes s’effacent derrière leur récit, jusqu’au suicide. Une logique souterraine se révèle brutalement, meurtrière. Et le curieux qui s’est introduit chez eux se retrouve piégé, héritier sans le vouloir des mots décidés à prendre leur revanche.

Les silences eux aussi sont plus lourds que les mots chez Krzyzanowski. Un des personnages d’un de ses personnages (excusez du peu), ayant acheté par hasard une bible du XVIIe siècle, remarque qu’un précédent lecteur (nous sommes déjà au troisième niveau de narration !) a coché en marge tous les passages où le Christ se tait. « Une chose était claire désormais : la Bonne Nouvelle qui s’annonçait, à côté des quatre autres, dans les marges jaunies du vieux grimoire, n’avait pas besoin de mots, et c’était un cinquième Évangile qui se révélait dans les marges vides : l’Évangile du silence. » Quand ce texte est paru en français, je venais de publier Le troisième Testament, où apparaît la nécessité de détruire tout texte qui va à l’essentiel, et le cinquième Évangile de Krzyzanowski en semblait sorti. Dans Souvenirs du futur, un linguiste a appris à se taire en vingt-six langues. Vous riez ? Vous vous en sentez capable ? Mais ce silence-là est lourd de tout ce qu’il ne dit pas. C’est le « solide néant » de Cyrano de Bergerac, celui qui fait qu’après une vie bien remplie, le grand néant final n’est pas celui qui précède la naissance. C’est celui du voyageur revenu du futur, le Lazare ressuscité des visions foudroyantes, qui se retrouve étourdi au milieu du monde. « Comme c’est étrange : moi qui, il y a si peu de temps, forçais les étoiles à foncer dans la nuit comme un vol de lucioles, je suis ici, parmi vous, je suis de nouveau sur ce radeau ridicule et somnolent qui ne sait que voguer  au fil du courant, et qu’il est convenu d’appeler “le présent”. »

Comment oublier que dans une Moscou stalinienne, le polyglotte silencieux était un romancier censuré ? Que le voyageur du futur traversait le présent comme une « steppe affamée » ? Que le concepteur de la superficine vivait dans une chambre de huit mètres carrés ? Son imaginaire était l’expression d’une réalité bien concrète. Ironie de la vie : le tueur de lettres mourut d’une attaque qui lui ôta l’usage, non de la parole, mais de l’alphabet. Ironie de la mort : la tombe de cet aventurier du néant est devenue introuvable. Reste son silence, éclatant.

Cette logique souterraine qui, brutalement, révèle la trame sur laquelle se tissent les apparences du monde, Léo Perutz s’y est livré avec délectation. Contemporain de Krzyzanowski, mais aussi de Kafka, qu’évoquent plus volontiers à son sujet ceux qui n’ont pas lu le Russe, c’était de son vivant un auteur connu, admiré de Borges, révélé au public français par Paulhan et Caillois. Ce n’est pas un jardin de saint François. Je le comparerais plutôt, pour prendre cette fois une de ses images, à la serre tropicale née entre les mains miraculeuses d’un jardinier cinghalais. Capable de faire vieillir à volonté plantes et animaux, il se laisse prendre à son jeu et fait surgir des germes du manguier une jungle tropicale qui lui sera fatale (Le miracle du manguier). Exubérance de l’imagination, ici aussi, et implacable logique qui n’apparaît qu’en fin de récit.

Perutz a été mon maître du hasard. Il est convenu, à ce stade, de souligner qu’il est mathématicien, qu’un théorème porte son nom, qu’il a étudié la théorie des jeux de hasard et consacré un livre au bridge. Le hasard n’est pas entré par hasard dans ses romans, ce qui (entre parenthèse) nous démontre qu’il n’existe pas, sinon pour le plaisir du lecteur, fasciné par la méticulosité de ses constructions. Fils de comptable, Krzyzanowski s’intéressait quant à lui à « l’algèbre de la vie » ; le récit des deux auteurs tient tout naturellement de l’équation. S’ils manient le paradoxe, c’est pour lui donner autant de chance d’exister qu’au réel — ou pour donner au second autant d’inexistence qu’au premier.

Chaque roman de Perutz relève un défi : justifier par un enchaînement rigoureux la rencontre impossible entre des événements en apparence incompatibles, cette rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie dont Lautréamont faisait la pierre de touche de la beauté. Le docteur Amberg sort d’un coma de cinq jours ; autour de lui, tout le monde prétend que son absence a duré cinq semaines. Tel est le point de départ de La neige de saint Pierre. Le marquis de Bolibar, dans le roman du même nom, meurt sans avoir pu donner les trois signaux qui doivent guider les guérilleros ; la nécessité romanesque fera survenir ces signes perdus par une suite de coïncidences. Dans La troisième balle, Franz Grumbach est détenteur de trois balles maudites, dont la troisième doit le tuer, mais il est toujours vivant. Le récit ici encore explique le paradoxe du départ. Turlupin, dans le roman du même nom, fait échouer une révolution parce qu’il a cru reconnaître sa mère dans le regard d’une aveugle. Les jeux entre hasard, coïncidence et nécessité engendrent une cascade de rebondissements qui, par des détours imprévus, ramènent l’histoire à la conclusion improbable divulguée dans les premières pages.

La nécessité est la planche de salut de l’athée qui ne croit pas à la Providence et qui sait sa vie guidée par le hasard. La fiction, pour moi, a permis de donner Sens à ce qui n’était qu’accumulation de significations éparses ; parce qu’elle ne se laisse pas entraîner par l’imagination, mais explore l’imaginaire, elle ordonne les lambeaux du réel en une réalité cohérente. Avant même de lire Valéry, je vivais la même angoisse face à l’arbitraire du romancier. La marquise de Valéry n’est jamais sortie à cinq heures, mais il parle bien d’une comtesse qui prit le train de huit heures. « Ou neuf heures. Ad libitum. » Incapable pour cela d’écrire des romans, il cherchait en poésie « ce à quoi il ne trouve pas de substitut », autrement dit « ce qui est nécessaire pour lui ». Cette hantise de l’arbitraire m’a poussé à justifier mes romans jusqu’à l’absurde, jusqu’au nom de mes personnages que je passais des mois à débusquer dans un symbolisme douteux ou des langues disparues. Les structures complexes aux boulons bien serrés, fondées sur des listes closes, me semblaient s’imposer avec plus d’évidence qu’un fiat lux, comme si elles n’étaient pas elles aussi décrétées par un deus dixit du romancier. Parfois, trop souvent, j’ai pris mes vessies pour des lanternes et une construction artificielle pour l’expression d’une nécessité éternelle. Parfois, aussi, trop rarement, une page venue d’on ne sait où, mais pas de moi, giclait des contraintes que je m’imposais et me récompensait de m’y être soumis.

Voilà ce que je retrouve dans le meilleur Perutz. Dans Le cavalier suédois, la mathématique romanesque parfaitement huilée se double à l’improviste d’une poésie bouleversante. Une machine bien huilée : à chaque lecture, on découvre un nouveau détail apparemment anodin, mais indispensable à la conclusion du récit. Dans le prologue, une petite fille attend chaque nuit son père, parti à la guerre et qu’elle a forcé par un tour de magie enfantine à revenir la voir. Quand elle apprend que celui-ci est mort depuis trois semaines dans une guerre lointaine, elle refuse d’y croire, puisqu’elle l’a vu deux jours plus tôt, et détourne vers un convoi anonyme la prière qu’on lui extorque. Tout un roman est nécessaire pour reconstituer la logique des événements. L’utilisation constante d’un merveilleux poétique aussitôt mis en doute par une explication plausible maintient en permanence le récit à la lisière du conte, qui a la force de l’évidence, et du roman, qui préfère celle de la conviction.

Du conte nous viennent des personnages fantastiques, comme le meunier suicidé qui revit, un jour par an, pour rembourser une dette. Mais aussitôt, une explication plausible est avancée à sa présence. Explication immédiatement annulée par le pacte aux allures diaboliques qu’il passe avec ses visiteurs. Mais la réalisation de ce pacte génère des coïncidences qui le dédouanent du surnaturel. Sans cesse bringuebalé entre la raison et le fantastique, le lecteur laisse passer un détail qui devient essentiel et perd la maîtrise de sa lecture.

Perutz m’a conforté dans mon goût pour les intrigues complexes, noueuses, dont chaque détail est une pièce essentielle dans le puzzle dont la pièce maîtresse ne sera découverte que dans les dernières pages. Je rejoins aussi sa façon de traiter l’histoire, dont les événements ne sont jamais contredits, mais détournés de leur signification traditionnelle par des intrigues complexes. Il rejoint en cela Krzyzanowski, son antithèse pourtant en bien des points, puisqu’il écrit lui aussi dans les fissures du temps, de l’histoire, dans cette frange incertaine entre la réalité et la fiction où les événements, sans être ni faux ni vrais, prennent sens. Le cavalier suédois, dépouillé de tout jusqu’à son identité, deviendra l’ « homme sans nom » qui hante la littérature bien plus sûrement que le « juif errant ». Et s’il meurt dans une vision mystique — celle de saint Michel — à laquelle il adresse deux prières, le lecteur ne saura jamais qui les a exaucées : l’archange, la fille du défunt, ou l’implacable logique en œuvre depuis les premières lignes ? C’est, pour moi, le comble du plaisir que de pouvoir lire un roman à trois niveaux distincts et confondus dans la même évidence. Le plaisir d’avoir retrouvé l’unité originelle, celle qui, au-delà des significations éparses, crée Sens.

Jean Claude Bologne


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°170 (2012)