Petit exercice d’admiration : Soljenitsyne parce qu’il me bouleverse…

Alexandre Soljenitsyne

Alexandre Soljenitsyne

Écrivain de l’intime, grand voyageur de l’âme mais aussi des quatre coins du monde, sensible aux misères des peuples opprimés, Marc Pirlet aime les écrivains qui engagent leur vie pour la liberté. Et qui pourraient reprendre à leur compte la célèbre phrase de Flaubert : « Avec ma main brûlée, je peux parler de la nature du feu. » C’est à l’un d’eux, Soljenitsyne, qu’il consacre ce petit exercice d’admiration.

Outre son origine russe, Soljenitsyne possède au moins deux points communs avec Dostoïevski. Le premier, c’est d’avoir un nom pour beaucoup imprononçable. Au palmarès des patronymes d’écrivain les plus écorchés, ils figurent certainement très largement en tête. Le deuxième, c’est d’avoir connu l’expérience de la déportation en Sibérie. Cinq ans pour Dostoïevski, de 1849 à 1854 ; huit ans pour Soljenitsyne, de 1945 à 1953. Dostoïevski a raconté ses années de bagne dans Souvenirs de la maison des morts, un livre certes poignant mais qui ne suscita guère d’échos et fut presque complètement éclipsé par les grands romans qui suivirent. Soljenitsyne a aussi écrit sur les camps mais c’est ici que la comparaison avec Dostoïevski s’arrête car les deux livres dans lesquels il a dépeint l’univers concentrationnaire du Goulag (Une journée d’Ivan Denissovitch et L’archipel du Goulag) sont parvenus à ébranler le monde comme, dans l’Histoire de la littérature, aucun livre ne l’a jamais fait.

On ne demande pas à un écrivain d’être un héros, on ne lui demande même pas de ne pas être un salaud. Toute œuvre se suffit à elle-même et nous n’avons besoin de rien savoir sur son auteur pour qu’elle nous bouleverse. Je dois cependant avouer qu’une partie de mon admiration pour Soljenitsyne vient de l’homme qu’il a été et, plus particulièrement, de son courage. Tout le monde salue aujourd’hui le courage des peuples arabes qui ont osé descendre par centaines de milliers dans les rues pour braver une dictature. Mais imaginez l’Union soviétique des années 1950 à 1970, un monde totalitaire où règnent l’arbitraire et la peur ; imaginez un homme qui, pour l’avoir éprouvée dans sa chair et dans son âme, connaît la cruauté de la classe dirigeante ; imaginez maintenant cet homme seul qui se dresse et ne dit pas seulement NON mais, folie suprême, lance un cri : J’ACCUSE.

Quand paraît Une journée d’Ivan Denissovitch, Soljenitsyne n’a encore rien publié. Il a quarante-quatre ans et, depuis qu’il est sorti du Goulag, il écrit dans la clandestinité, se qualifiant lui-même d’« écrivain souterrain ». Une journée d’Ivan Denissovitch raconte, du lever au coucher, seize heures de la vie d’un zek (ainsi s’appelaient les prisonniers du Goulag, abréviation du mot russe signifiant « détenu »). Pendant cent septante pages environ (dans l’édition de poche 10/18), nous suivons les gestes et les pensées du détenu portant le matricule Cht-854, un simple paysan qui en est à sa huitième année de détention. Soljenitsyne a choisi le représentant le plus humble du peuple russe pour nous décrire la vie de ces dizaines de millions d’innocents envoyés dans les camps de concentration. Pas de lyrisme, pas de pathos, pas de violence ostentatoire, pas de voyeurisme. L’intention de Soljenitsyne n’est pas de faire pleurer ou de provoquer l’effroi. Il veut seulement nous montrer de quoi est faite la journée ordinaire d’un détenu. Dans un langage sobre et familier, souvent drôle ou truculent, avec des éclairs de poésie, il nous montre ce qui préoccupent les zeks : le froid (il fait moins trente degrés), les punaises, le manque de nourriture, l’arbitraire des gardiens (« Chien battu a peur du fouet. Le froid est terrible, mais le chef de brigade encore plus. »), l’humiliation continuelle, l’absence d’intimité, la mort de l’espérance (« …au camp, les jours filent, on n’a pas le temps de s’en apercevoir. Mais le temps qu’on a à tirer, lui, il ne bouge pas, il ne diminue pas d’un cheveu. »), la fatigue comme un fardeau qu’on ne peut jamais déposer. Mais aussi les joies – parce qu’il y en a – comme de sentir la soupe brûlante qui descend dans l’estomac (« La chaleur se répand, lui envahit tout le corps ; la tripe lui frétille pour cette soupe, elle l’espère. C’que c’est bon ! C’est pour ce court instant qu’il vit, le détenu. »), la douceur des rayons du soleil sur la peau ou la béatitude d’une cigarette.

Il s’agit d’un roman, pas d’un document écrit à la première personne, et le tour de force de Soljenitsyne est de réussir, avec une extraordinaire économie de moyens, à nous faire entrer dans la peau d’un détenu et, par son intermédiaire, à nous faire partager la tragédie d’une vie gâchée. Le livre est publié en 1962, avec la bénédiction de Kroutchev qui a ouvert la voie à la déstalinisation. L’impact sur la société soviétique et en Occident est immense mais Soljenitsyne n’a pas l’intention de s’arrêter là. « Tous les os gémissent, tous les os implorent : se redresser ! ! dût-on en mourir. » Il croit à la puissance de la littérature (« …il arrive qu’un cri déclenche l’avalanche ») et, depuis quelques années, il est occupé à composer L’archipel du Goulag, qui sera la plus formidable machine de guerre littéraire jamais dirigée contre l’oppression.

De 1958 à 1967, il va rassembler en secret une multitude de témoignages de déportés ou d’amis et de familles de déportés. La tâche est gigantesque, démesurée, elle peut même paraître au-dessus des forces d’un homme seul, obligé qui plus est de travailler en secret, mais Soljenitsyne est prêt à tous les sacrifices pour la mener à bien. « Pour aller jusqu’au bout de la création, il faut mourir à tout ce qui fait la vie. » Il doit utiliser mille ruses pour cacher ce qu’il a rédigé. D’une écriture « menue comme graines d’oignon », il remplit des feuilles de papier qui sont ensuite enterrées dans les jardins de quelques amis, il microfilme lui-même ses manuscrits, il les envoie de l’autre côté du Rideau de fer en les dissimulant dans des reliures de livres et détruit « toujours et uniquement par le feu » toutes les esquisses, plans et rédactions intermédiaires.

De ces dix années de travail clandestin, il résultera une œuvre monumentale de plus de 1500 pages que Soljenitsyne aurait pu sous-titrer : « À la recherche des vies perdues ». Si Une journée d’Ivan Denissovitch donne la parole à un personnage imaginaire, L’archipel du Goulag embrasse le destin de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants broyés par la folie meurtrière d’un Etat. Des milliers de drames anonymes, de voix qui nous parviennent à travers la nuit et le brouillard, et qui ne sont pourtant qu’un murmure comparé au cri silencieux de tous ceux qui ont été engloutis sans laisser aucune trace. Car « tous ceux qui ont puisé au plus profond, tous ceux qui ont goûté au plus plein, tous ceux-là sont déjà dans la tombe et ne raconteront pas. L’ESSENTIEL sur les camps, plus personne, désormais, ne le racontera jamais plus. (…) Mais la mer, pour savoir quel en est le goût, il n’est besoin que d’une gorgée. »

C’est un livre bouleversant, les mains tremblent en le lisant, il faut interrompre sa lecture toutes les deux ou trois pages, l’émotion est trop forte. L’archipel du Goulag est bien sûr un livre politique, dans la mesure où il dénonce les crimes et les mensonges de l’Etat soviétique et où sa lecture rend définitivement insupportable toute forme d’atteinte à la liberté individuelle, mais c’est d’abord un « essai d’investigation littéraire ». Car Soljenitsyne ne se prétend ni historien ni documentaliste (compte tenu des conditions dans lesquelles le livre a été écrit, il n’en avait de toutes façons pas les moyens). Il est avant tout un artiste qui, par la force de son style et par sa puissance d’évocation, arrive à nous rendre vivante la plus terrible des réalités. L’autobiographie, l’essai et les témoignages se mélangent, l’ironie, le lyrisme et l’imprécation s’entrechoquent pour produire la plus déchirante des œuvres polyphoniques. L’archipel du Goulag hypnotise, il atteint la couche la plus profonde de notre sensibilité et nous change intérieurement, comme si nous avions vécu une expérience nouvelle. L’expérience de l’homme à qui on a volé sa propre vie et qui se retrouve réduit en esclavage.

En 1953, quand Soljenitsyne est sorti des camps, il avait trente-cinq ans et, à partir de cette date, la littérature va devenir toute sa vie. Poésie, nouvelles, romans, récits, essais, il n’arrêtera plus d’écrire jusqu’à sa mort, en 2008. Il n’aura plus de cesse que de combattre et comprendre la tyrannie qui s’est installée dans son pays en 1917. Soljenitsyne est possédé par le réel, selon l’expression de Georges Nivat, un de ses traducteurs en français. Il a la passion de voir et de faire voir. Le Premier Cercle, le Chêne et le Veau, La maison de Matriona, Le pavillon des cancéreux, le cycle de La roue rouge, autant d’œuvres (parmi d’autres) dans lesquels il cherche à démonter les rouages de l’oppression et à témoigner des souffrances d’un peuple, et de l’humanité toute entière car, dans toutes les dictatures et à toutes les époques, les prisons et les camps se ressemblent.

Terminons par ces mots tirés d’une lettre d’un jeune poète disparu dans le Goulag : « Chère petite sœurette. Plonge-toi à l’écoute des merveilleux pressentiments de l’humanité, Haendel, Tchaïkovski, Debussy ! J’ai voulu moi aussi devenir un pressentiment de l’humanité mais l’horloge de ma vie s’est arrêtée… »

Marc Pirlet


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°167 (2011)