
Alexandre Tišma
C’était un homme étrange, laconique, qui, plutôt que de littérature, préférait parler de la vie, de l’amitié, des femmes. Il était très peu lu, même par ses confrères, car la rumeur éloigne toujours de ce qui est difficile, dur, impitoyable, sans concession. Comme il arrive souvent, quelques-uns, plus clairvoyants, lui vouèrent bientôt une admiration sans retour, voyant en lui l’un des plus grands écrivains européens du XXe siècle, digne, selon Peter Handke, du prix Nobel. Alexandre Tišma était serbe. Il fut une époque où cela disqualifiait d’office, quelles que fussent la qualité de l’œuvre et l’intégrité de l’homme. J’ai eu cette chance insigne de le rencontrer un beau soir d’été à Paris.
Cette rencontre a toute une histoire. Hommage tout d’abord à Vladimir Dimitrijević, le patron de l’Âge d’Homme, qui m’a fait découvrir l’œuvre de Tišma, parmi tant d’autres venues de l’Est grâce à son inlassable travail de passeur, mais celle-là surtout. Que de conversations passionnées entre nous à propos de Tišma, de son art si singulier, unique, qui tant de fois nous laissait pantois. Dimitri m’avait même proposé d’écrire un essai sur lui, mais j’ai décliné, ne me sentant pas à la hauteur. Or il se fait que, dans les années 90, fuyant le régime de Milosevic, l’auteur de L’Usage de l’homme, du Kapo ou encore de L’École d’impiété avait trouvé refuge en France. Il y vivait depuis deux ou trois ans quand un de nos amis communs, Bosko Givadinovitch, lui parle de moi, de mon puissant intérêt pour son œuvre. Intrigué, Tišma se procure un de mes livres. Et me téléphone. Il faut imaginer l’effet produit sur un écrivain timide, encore débutant, peu assuré de son talent, lorsqu’il entend se décliner, d’une voix grave et à l’accent prononcé, l’identité d’un de ses auteurs cultes. Je l’entends encore me dire, heureux et amusé à la fois : « Nous avons traité le même sujet, vous dans une nouvelle, moi dans un roman. » S’il n’a pas ajouté : « Nous sommes de la même famille », son ton bienveillant valait adoubement.
Ce roman, c’était La jeune fille brune. Et ma nouvelle : « Il se passe ». Quand nous nous vîmes à Paris, tout en marchant le long du jardin du Luxembourg puis descendant le boulevard Saint-Michel jusqu’à la rue des Écoles, où nous fîmes halte dans un café, il en fut très peu question. Tišma avait revêtu un curieux pantalon, qu’on eût dit d’équitation, l’âge marquait son visage rond et rude aux yeux brillants, qui vous jaugeait en une fraction de seconde. À la terrasse, il buvait un Vittel menthe. Il avait étendu les jambes, son regard soudain au repos flânait. On parlait de tout et de rien, sous l’arbitrage amical et facétieux de Bosko. Soudain, je le pressai de questions. Où, quand, comment écrivait-il ? Et lui, l’auteur d’une œuvre parfois insoutenable, tout entière basée sur l’horreur de la guerre, la culpabilité de compter parmi les survivants, sur l’étude froide, minutieuse, effrayante de la lâcheté humaine, m’avoua avec un naturel confondant qu’il noircissait une page puis l’autre sans la moindre difficulté, le soir après son travail, sur une table de café semblable à celle qui nous réunissait. Je n’en revenais pas. Et maintenant, qu’avait-il en chantier ? Il porta sur moi ses yeux aigus et en même temps indéchiffrables. « Je n’écris plus. Tout ce que j’avais à dire, je l’ai dit. » Cette phrase, depuis, j’y pense souvent. Éviter le livre de trop, la représentation inutile. Rester honnête jusqu’au bout.
À aucun autre de ses romans ou recueils de nouvelles, La jeune fille brune ne ressemble. C’est une pièce atypique dans l’œuvre de Tišma. Je ne puis m’empêcher de lui trouver une étrange résonnance fitzgéraldienne. S’y déploie un romantisme vibrant que n’aurait certes pas désavoué l’auteur de Retour à Babylone, une nouvelle superbe, mieux que ça : un des fleurons de short story américaine, à redécouvrir absolument dans La Pléiade. Tišma et Fitzgerald ont cependant peu de choses en commun, sinon de figurer, en compagnie de Tchekhov, Simenon, Bove et quelques-autres, dans ce qu’il est convenu d’appeler la « littérature des vaincus ». Chez eux, l’échec est annoncé très tôt, il est en germe dès les premières lignes.
Il est peu de livres que je relis. La jeune fille brune, à chaque fois, c’est la même émotion. Il y a quelques années, Pierre-Guillaume de Roux m’a sollicité pour que j’en assure la préface dans la collection de poche Motifs. Aujourd’hui que je me penche à nouveau sur ce texte, il m’apparaît que je n’en ai pas fini avec lui, que tôt ou tard, je le reprendrai à nouveau et qu’à force je finirai par l’écrire à mon tour, croyant qu’il est de moi.
« J’ai rencontré la fille brune au même moment et dans les mêmes circonstances que la blonde. » Ainsi commence le roman de Tišma, merveilleux incipit qui convie immédiatement au rêve, à l’appropriation par le lecteur inventif du projet romanesque de l’auteur. Nous savons d’emblée que ce sera une pièce à trois personnages, le narrateur et deux jeunes femmes poétisées par la couleur de leurs cheveux. Reste à préciser le moment et les circonstances, puis à nous de jouer.
Le récit débute juste après la guerre, en hiver 1946. C’est l’époque où le monde se reconstruit, où les corps brimés par l’uniforme, les privations ou la peur explosent de désir. Le narrateur est journaliste depuis peu, il doit se rendre à Senta, petite ville de Voïvodine, pour y glaner quelques informations auprès de la mairie, mais il rate la correspondance. Il entreprend, accompagné d’un courtier qui pourrait être son père, de rallier la petite ville à pied, mû par une « secrète jubilation », car il est jeune, entre vingt et vingt-cinq ans, et la vie lui apparaît devoir scintiller éternellement telle la neige qui tombe, tombe, et lui offrir autant d’aventures qu’il y a de flocons dans le ciel.
À Senta, les deux hommes dînent au Royal, une taverne accueillante du centre-ville où ils font la connaissance de deux jeunes femmes, une blonde et une brune. Katia et Maria. D’emblée Katia la blonde apparaît plus délurée, plus espiègle, plus imprévisible, en un mot plus femme, que Maria la brune qui, par contraste, semble à peine sortie de l’adolescence, docile et d’une soumission qui pourrait éloigner. Pourtant, c’est avec elle que le journaliste va passer la nuit, une nuit bien étrange, car dans la chambre d’hôtel qu’il partage avec le courtier, Maria se donne d’abord à celui-ci, que l’âge rend expéditif, puis ses faveurs vont au jeune homme – et tous deux connaissent alors une relation unique au monde, brillant de mille feux, une communion charnelle inoubliable doublée d’un accord parfait dans la tendresse. « Nous fîmes l’amour dans un emportement désespéré que jamais, ni avant ni après dans ma vie, je n’éprouvai ni même n’imaginai. »
Peu de pages ont été tournées, et déjà le moment de bascule du livre est là. Un de ces moments paroxystiques, d’une violence extrême, qui parcourent toute l’œuvre de Tišma : violence sans nom de la guerre et de l’univers concentrationnaire, violence des pulsions qui se libèrent dans le meurtre, violence de la sexualité vécue comme un vertige sans fin. Chacune de ces violences oblige le héros ou anti-héros à franchir une frontière définitive et à se révéler à lui-même, homme courageux ou lâche, homme de sang, homme de plaisir, dans une sorte d’exil, de solitude dernière.
Il n’est pas sûr en effet que la pièce, une fois jouée, soit encore représentée. Un rien suffit à enrayer la mécanique du spectacle. Une hésitation dans le jeu. Une mauvaise réplique. Une réplique qu’on ne parvient pas à prononcer. Des vétilles, de simples erreurs de jeunesse, mais il n’en faut pas plus pour que le rideau tombe sur une jeune fille brune qui vous jette un dernier regard dans l’entrebâillement d’une porte. « Notre union dans l’obscurité avait été trop radieuse et trop parfaite pour que je pusse en ce moment-là en mesurer la valeur. La valeur se détermine par comparaison et la sienne monta dans ma conscience peu à peu, au fur et à mesure de la fuite du temps qui nous séparait et nous éloignait de plus en plus l’un de l’autre. »
Et voilà. Le roman à peine entamé se termine déjà ici, avec la disparition de la jeune fille brune, celle-là même qui lui donne son titre. Et c’est ici qu’il commence. Car le narrateur reviendra régulièrement à Senta, là où s’était exprimée la plus improbable des fusions amoureuses, là et nulle part ailleurs, car nulle part ailleurs cela n’eût pu se produire. « Donc, je prenais le train et j’allais à Senta. Il me semblait qu’y flottait encore dans l’air, dans l’agitation du monde, quelque chose de l’élan de mes uniques succès, en travail et en amour. Il me semblait qu’y frémissait encore le présage mystérieux d’une rencontre, d’un indice, du retour possible de la pleine révélation de soi dont le souvenir me torturait. »
À chacun de ses retours, il n’aura de cesse de retrouver la jeune fille brune. Il n’y arrivera pas, comme on sait. Ni en réalité, ni dans les bras d’autres brunes dont aucune ne réussira à ressusciter l’éblouissement de cette nuit de plus en plus lointaine où lui fut offerte l’extase des sens. Ses nouvelles conquêtes, il les recrute au Royal, là où il avait fait la connaissance de Maria. Il lui semble qu’une « loi générale » y règne, qui pourrait reproduire à l’identique l’aventure sans lendemain qui constitue, à ses yeux, le sommet indépassable de son existence. Mais non. Jamais.
Par Katia, la blonde, qu’il cherche à rencontrer par amitié mais aussi pour obtenir des informations sur Maria, il apprend un jour que celle-ci a changé de quartier. Un autre jour, qu’elle vit à présent à la campagne chez une tante. Un autre jour, qu’elle s’est mariée et s’est installée avec son mari à l’étranger, en Roumanie. Puis en Australie. Elle s’éloigne de plus en plus, devient un rêve lointain et immuable, un fantasme dont il finit par se demander s’il appartient à la réalité ou à la fiction.
Avec le temps, Katia la volage, la versatile, lui manifeste de plus en plus d’affection. Elle est allée d’amant en amant, de projet de mariage en projet de mariage, d’un petit boulot à l’autre, et de déboire en déboire (dans déboire, il y a boire). Des rides sont apparues sur son beau visage mutin, ses joues se sont un peu couperosées, mais elle garde un air fripon et de l’allure. Bien qu’abîmée par la vie, elle reste désirable. Lors de leur ultime rencontre, seize ans après la première, elle veut s’offrir à lui mais il comprend que c’est un geste désespéré, destiné à le remercier de sa bonté, quand il accepte de remplir à nouveau son verre de cognac.
Tous deux sont des vaincus, mais tous deux ont été de grands croyants. Ils restent dignes et solidaires dans leur défaite, dans la défaite de leur génération qui a vraiment vu le jour à Senta, un soir de neige où tout scintillait et où l’avenir s’annonçait aussi beau, aussi riche et aussi tourmenté que le ciel en fête. Katia a gaspillé sa jeunesse, lui a capitalisé sa vie sur un épisode qui avait l’aspect de la perfection. Comme l’athlète qui a réalisé le saut irréprochable, l’artiste sur qui la grâce s’est posée, le religieux qui, un instant, a tutoyé l’ange. Mais la perche s’est ensuite cassée, le talent est redevenu ordinaire, l’ange s’est envolé. Seul le temps demeure égal à lui-même dans ce grand roman métaphorique dont il est le principal personnage, ou tous les personnages à la fois, leur âme, leur musique vibrante et silencieuse.
Michel Lambert
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°176 (2013)