
Jean Giono
Quel écrivain choisir quand une revue vous offre le plaisir de tenter un petit exercice d’admiration littéraire ? La création a été et reste tellement féconde dans toutes les langues du monde que l’on a l’embarras du choix. Il suffit de regarder vers sa bibliothèque pour considérer que l’exercice relève de la mission impossible. Face à ce choix sibyllin, j’ai opté pour un auteur qui a contribué à me donner le virus de la lecture et qui a façonné partiellement ce que je suis aujourd’hui. Les lectures de l’adolescence ont cette vertu.
Lecteur tardif, j’ai découvert Giono vers mes 15, 16 ans, avec la trilogie de ses débuts, Colline, Un de Baumugnes, Regain, la bien nommée trilogie de Pan. Déjà tout un programme ! La magie a opéré directement. Alors que je papillonnais d’un livre à l’autre, j’allais devenir, avec Giono, le lecteur d’une œuvre dont j’allais remonter le fleuve romanesque. D’autres suivraient.
Il me plaît aussi que Giono fut un écrivain autodidacte. Il prouve de la sorte que l’écriture appartient au grand nombre, qu’il n’y a pas d’école de la littérature autre que celle de la fréquentation des grands auteurs. Giono en était assidu et fut d’emblée séduit par les classiques, Virgile et Homère notamment. Il a pratiqué son art comme l’artisan-cordonnier que fut son père, en se réfugiant chaque jour dans son bureau qu’il devait considérer comme un atelier. À 17 ans, j’accomplirai mon premier voyage en solitaire, ah ! la solitude dans l’œuvre de Giono, solitude féconde mais solitude également dangereuse, pour me rendre dans sa ville de Manosque, ville de son enfance et de toute son existence.
Giono, l’enchanteur
Avec les romans de Giono, je découvrais également un autre rapport au monde. Chantre de sa région, il l’a littéralement réinterprétée, recréée, la passant au filtre de son imagination et surtout de ses rêveries nourries de longues promenades dans les environs de la maison du Paraïs où il a passé l’essentiel de son existence. Écrivain régionaliste, donc ? Oui, sans aucun doute, mais son régionalisme dépasse le cadre strict de descriptions réalistes. Il réécrit la Provence et lui donne une dimension universelle, par les étranges corrélations qu’il noue entre le monde naturel et celui des hommes. Il anthropomorphise la nature autant qu’il naturalise l’homme. Entre la nature provençale et lui-même, ainsi que ses personnages, il instaure un continuum, une consubstantialité qui l’élève parmi les premiers écrivains écologistes, même si le terme n’apparaîtra que plus tard. On en trouve ainsi un exemple dans une nouvelle qui a fait le tour du monde : L’homme qui plantait des arbres. Mais aussi dans Que ma joie demeure : « L’homme, on a dit qu’il était fait de cellules et de sang. Mais en réalité il est comme un feuillage. Non pas serré en bloc mais composé d’images éparses comme les feuilles dans les branchages des arbres et à travers desquelles il faut que le vent passe pour que ça chante ». En résulte un monde païen de sève, de chair, de terre et d’odeurs dans lequel s’affrontent des hommes vrais, sans chaîne sociale ou politique, une exubérance de vie, une perpétuelle promenade sur les sentiers du monde, un optimisme débordant. Il n’a rien inventé, il a vu d’une autre façon. De ce regard sur l’ordre du monde, sur la matière vivante ou minérale, sur les sentiments humains émerge une mystique, voire une philosophie, gionienne.
Une humanité fraternelle ou le mal d’aider
S’il y a la nature au cœur du projet littéraire de Giono, celui-ci ne fait pas abstraction de l’homme. Au contraire. L’une ne va pas sans l’autre. Il y a chez Giono une volonté de comprendre l’homme, de cerner ce destin tragique dont il hérite à la naissance et qui se termine de manière inéluctable. Il en acquiert une sagesse qui se double d’une autre volonté, celle de guérir l’homme. Cette révélation intime de Giono dans Présence de Pan, « j’avais hérité de mon père un regard qui attirait les chiens perdus », reflète cette douceur, ce besoin de tendresse à donner et à recevoir que Giono hérita notamment de son père. Comme lui, le désir de guérir l’homme le saisit et, dans ses livres, apparaît cette propension de guérisseur que l’on retrouve chez le narrateur de Un de Baumugnes, chez Bobi dans Que ma joie demeure, ou Monsieur Toussaint dans Le chant du monde. « Mon mal d’aider », fait-il dire au narrateur d’Un de Baumugnes.
Il tentera d’expérimenter concrètement cette solidarité entre les hommes lors des rencontres organisées sur le plateau du Contadour où convergent de nombreux admirateurs. À ce qu’il faut bien appeler ses disciples, l’auteur devenu le maître propose un idéal de vie au détriment peut-être de la poésie contemplative et descriptive à la base de son originalité. Il se révolte contre les structures de la société moderne, contre le capitalisme industriel, contre la dépersonnalisation née de la mécanisation. Il prêche littéralement un retour à l’ordre naturel des choses, de la terre, à l’expression de l’individu au travail, à l’authenticité de l’homme. Au Contadour, dans un vieux mas isolé à 1.800 m. d’altitude, il accueille des artistes, des manuels, des intellectuels, beaucoup de jeunes aussi. De toute la France, son message renvoie des échos vers Manosque qui devient le centre animé du gionisme. Enthousiasmé par le soutien de toutes ces personnes, il s’engage résolument dans une philosophie de la joie et du bonheur, dans la défense du pacifisme aussi. Autant d’enthousiasmes que traduisent des textes comme Que ma joie demeure, Les vraies richesses, Refus d’obéissance ou sa Lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix. 1939 : la guerre vient sonner le glas de cet idéalisme. Il s’oppose à la mobilisation, position qui lui vaudra deux incarcérations. Déçu, amer, l’écrivain va néanmoins poursuivre son exploration de la nature humaine, l’ausculter dans ses moindres retranchements. Il ne loue plus l’homme dans toutes ses qualités et décrit la vie tumultueuse des sociétés humaines, avec le roman-phare de cette période, Le hussard sur le toit, superbement adapté au cinéma en 1995 par Jean-Paul Rappeneau.
Ses chants bucoliques, indépendamment de leur valeur philosophique, rendent aussi hommage au monde rural, montagnard, au monde de la paysannerie, dont la disparition progressive marque, comme l’a indiqué le philosophe Michel Serres, une révolution dans l’histoire de l’humanité dont nous ne mesurons pas encore toutes les conséquences. Ce monde où s’expriment les vraies richesses, pour reprendre un de ses titres, ce monde qui crée la vie et nourrit le monde. Dans toutes les civilisations. À nouveau, le regard de Giono porte plus loin et ne se limite pas à une description sociologique de cet univers. « On a l’impression qu’au fond les hommes ne savent pas très exactement ce qu’ils font. Ils bâtissent avec des pierres et ils ne voient pas que chacun de leurs gestes pour poser la pierre dans le mortier est accompagné d’une ombre de geste qui pose une ombre de pierre dans une ombre de mortier. Et c’est la bâtisse d’ombre qui compte » (Que ma joie demeure).
Une écriture panthéiste
L’admiration pour un écrivain passe par celle que suscite son écriture, surtout si celle-ci est frappée du sceau de la nouveauté. Giono m’a capté d’emblée par celle dans laquelle il coule ses histoires. Une écriture qui fait écho au monde rude qu’il décrit. Elle surprend par son aspect brut, rocailleux, parfois mal dégrossi. L’écrivain ne rechigne pas à y introduire des formules patoisantes ou des expressions provençales. Ses dialogues en sonnent d’autant plus justes. Mais c’est dans les descriptions de la nature qu’il excelle, et plus particulièrement des quatre éléments, l’eau, l’air, la terre et le feu. Sous sa plume, arbres, rivières, montagnes, fruits, plaines, plantes explosent de sensualité. Tous nos sens sont convoqués lors de notre lecture. Quand Giono veut traduire la naissance du désir chez Arsule, personnage féminin de Regain, il convoque par exemple le vent : « Le vent entre dans son corsage comme chez lui. Il lui coule entre les cuisses ; il lui baigne toutes les cuisses, il la rafraîchit comme un bain. Elle a les reins et les hanches mouillées de vent. Elle le sent sur elle, frais, oui, mais tiède aussi et comme plein de fleurs, et tout en chatouilles, comme si on la fouettait avec des poignées de foin ; ce qui se fait pour les fenaisons, et ça agace les femmes, eh ! oui, et les hommes le savent bien. Et tout d’un coup, elle se met à penser aux hommes ». Par ces descriptions à fleur de peau, à fleur de terre, Giono creuse le vivant au plus profond et nous invite à communier à sa vision panthéiste du monde vivant : « Tout avait changé de mesure. L’herbe n’était plus de l’herbe simple dont on sait par exemple que, pour la brione ou l’avoine, la largeur de la feuille ne dépassera pas la largeur d’un travers de doigt et la tige la grosseur d’une aiguille de bas. C’était devenu une herbe en marche vers une vie supérieure à la vie de l’herbe. Il y avait la liberté. Subitement, tout se démesurait, échappait à la mesure de l’homme, essayait de reprendre sa mesure naturelle. ʺOh !, se dit Marthe, c’est le paradis terrestre !ʺ » (Que ma joie demeure).
De sorte que cet éternel joyeux proclame encore son bonheur de vivre quelques mois avant sa mort en 1970, dans L’Iris de Suze, son dernier roman, qu’il conclut par ces mots : « J’ai tout, maintenant, je suis comblé ».
Michel Torrekens
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°179 (2013)