Petit exercice d’admiration : Embarquement pour l’île enchantée

robert louis stevenson

Robert Louis Stevenson

La littérature est une vaste demeure où vivent des dizaines, des centaines, des milliers de familles qui, chacune, a son patriarche, son modèle de référence. De génération en génération, c’est par rapport à lui que se définit l’écrivain débutant puis, à mesure que les livres se publient, c’est encore vers lui que se tourne la conscience artistique de l’écrivain chevronné : « Serait-il fier de moi ? »  Une dizaine d’auteurs de notre Communauté ont accepté de se livrer à un petit exercice d’admiration, nous dévoilant ainsi leur idéal littéraire. Le premier à payer ses dettes : Patrick Delperdange.   

Comment écrit-on un roman capable de fasciner des générations de lecteurs de tous âges, un roman qui vous emporte littéralement ailleurs et vous fait vivre des aventures inouïes, un roman qui d’un coup, crée sa propre mythologie et laisse derrière lui un sillage qu’emprunteront ensuite nombre de livres dont la plupart ne réussiront qu’à peine à lui ressembler ?

Comment écrit-on « L’Île au Trésor » ? Comment devient-on Stevenson ? Je me suis souvent posé ces questions, et je ne pense pas qu’il me faille avouer une fois de plus que je ne leur ai pas trouvé de réponses.

Nul n’oserait en tout cas prétendre que l’homme qui décède prématurément le 3 décembre 1894, dans sa demeure de Vailima, sur l’île d’Upolu, archipel des Samoa, a eu l’existence facile. S’il meurt d’une crise d’apoplexie foudroyante à l’âge de 44 ans, c’est depuis longtemps que Robert Louis Stevenson souffre d’une santé des plus précaires. Hémorragies, tuberculose, fièvres, bronchites, rhumatisme, il se trouve à plusieurs reprises à deux doigts de mourir. On s’attendrait à ce que, doté d’une constitution si fragile, il se soit contenté de végéter dans une petite demeure d’Édimbourg, la ville où il est né. Mais non. Stevenson va voyager un peu partout, en France (avec un âne), en Amérique (où sa situation financière et son délabrement physique sont tels qu’une fois de plus il frôle la mort), et surtout dans les îles du Pacifique où il va terminer sa vie. Les habitants de l’île sur laquelle il s’est installé le baptisent « Tusitala », et semblent énormément regretter sa disparition. Sans doute que Stevenson, en plus d’être un écrivain de génie, devait être un chic type, doublé qui n’est pas si fréquent qu’on pourrait l’espérer.

Dans le courant de cette trop courte existence, Stevenson aura trouvé le temps et l’énergie de créer certains des récits les plus fabuleux qui soient. Si vous avez lu « Doctor Jekill and Mister Hyde », vous ne pouvez plus jamais oublier cette histoire de dédoublement de personnalité (et si vous ne l’avez pas lue, vous la connaissez, cette histoire, car c’est le genre d’intrigue qui fait vibrer en chacun de nous certains nerfs, qui réveille des sentiments assoupis, qui fait remonter le long de notre colonne vertébrale un frisson délicieux, sensation qui justifie à elle seule le temps qu’on consacre à la lecture). Inutile de préciser que les livres de cette trempe ne sont pas nombreux. Il se trouve qu’à mes yeux, Stevenson est l’auteur de plusieurs d’entre eux. Mais comment a-t-il réussi cela ?

Sans doute ces succès tiennent-ils au fait que Stevenson avait beaucoup réfléchi à ce qui constituait l’essence du métier d’écrivain. Car, contrairement à ce que prétend sa réputation d’auteur pour la jeunesse, Stevenson pensait (j’ouvre une petite parenthèse pour vous préciser que, contrairement aux écrivains se consacrant à de plus nobles domaines, les auteurs de littérature jeunesse ne sont pas censés « penser », je le sais puisque j’en suis un). Il avait donc réfléchi et n’a d’ailleurs cessé de le faire tout au long de sa carrière, ses textes critiques en sont la preuve flagrante, ainsi que sa correspondance avec Henry James, auteur des plus sérieux s’il en est, qui déclarera que la confrontation de ses idées avec celle de Stevenson avait été pour lui éclairante quant à sa propre pratique. Il savait ce que signifiait un effet de style, quand l’employer et de quelle manière le doser. Il était parvenu à raffiner sa prose au point qu’elle paraissait exempte de tout calcul. Il s’agit là du plus grand art que je connaisse (et c’est ici qu’il me faut admettre que, dans le sillage que j’évoquais au début de cet article, parmi ceux qui tentent de suivre le formidable galion barré par Stevenson, se trouve ma chétive petite personne, souquant avec vigueur afin de ne pas perdre de vue le vaisseau amiral).

Qu’ont-ils donc de si extraordinaires, ces récits ? Prenons « L’Île au trésor ». Après tout, des histoires de pirates, on en connaît plus d’une, pleines de vents et d’embruns, de bagarres au couteau et de scènes d’abordage. Dans le roman de Stevenson, il est question d’un aveugle qui, du bout de sa canne, frappe le sol gelé devant l’auberge où se trouvent le jeune Jim Hawkins et sa mère, et ce simple bruit, ce tapotement régulier, est plus effrayant que n’importe quelle vision d’horreur, et je peux vous assurer qu’après cela, la chose restera gravée en vous comme si votre mémoire avait été marquée au fer. Tout comme vous n’oublierez jamais la scène qui permet à Jim, dissimulé dans une barrique de pommes, de découvrir avec effroi la véritable nature de Long John Silver, l’homme à la jambe de bois, et d’entendre le pirate exposer son plan machiavélique pour s’emparer du trésor caché. Et encore : l’apparition de Ben Gunn, prisonnier dans l’île depuis trois longues années, l’assaut du camp retranché par les mutins assoiffés d’or et de sang, la tentative inouïe de Jim pour s’emparer seul de l’Hispaniola, au risque de sa vie, l’affrontement impitoyable qui s’ensuit avec Israël Hands. Avec, au bout du compte, la découverte stupéfiante pour tous ces hommes qui croyaient avoir atteint leur but : « Cela crevait positivement les yeux : la cache avait été découverte et pillée, les sept cent mille livres s’étaient envolées ! »

Stevenson pensait que ce qui nous reste de la lecture d’un livre, ce sont ces images, telles de minuscules flammes qui brillent dans la nuit et qui continuent de hanter notre imaginaire lorsque nous avons oublié tout le reste, histoire, style, dialogues, et jusqu’au nom de l’auteur lui-même.

Je pense que l’on tient là ce qui fait une des spécificités de l’ouvrage de Stevenson (ainsi que de plusieurs autres de sa plume) : lorsque vous l’avez lu, vous n’êtes plus tout à fait le même. Votre manière de penser et de sentir le monde et les choses n’est plus exactement pareille, et, pour ne citer cette fois qu’un seul exemple, vous ne pouvez plus jamais poser les yeux sur une ancienne carte géographique présentant la forme d’une île perdue au milieu de l’océan, sans éprouver à nouveau l’agréable titillement né à la lecture du roman de Stevenson. Les quelques piqûres de rappel que je me suis infligées au fil des ans n’ont fait qu’approfondir en moi les effets de ce mal exquis (mais ne comptez pas sur moi pour évoquer les morsures de la jalousie, sentiment que je ne connais que par ouï-dire, ne l’ayant jamais éprouvé par moi-même, et surtout pas dans ce cas précis…).

Et dire qu’il ne lui fallut que deux périodes de quinze jours au cours de l’année 1881 pour le rédiger, un bon mois donc au total, un mois pour écrire ce roman, pour imaginer ces personnages inoubliables, pour les doter de caractères subtils et d’un langage spécifique, pour inventer ces péripéties stupéfiantes, pour ciseler ces phrases, comme l’on taille une pierre précieuse ! L’œuvre tient du miracle, et pas seulement pour ses lecteurs. Pour Stevenson également, ce roman est capital. Car il s’agit en effet du premier ouvrage de fiction qu’il parvient à terminer. Cette année-là, Stevenson a trente et un ans, il vient de passer plusieurs semaines à Davos et à Barbizon dans l’espoir de soigner sa santé défaillante, il n’a pas encore gagné le moindre sou dans la carrière qu’il s’est choisie. Pour amuser le fils de la femme qu’il vient d’épouser, un jeune garçon de treize ans, il dessine la carte d’une île en précisant qu’un trésor y est caché. Aussitôt, le reste suit, comme par enchantement. Stevenson rédige chaque jour le chapitre d’une histoire qu’il lit d’abord à sa famille, puis à quelques amis venus le visiter. L’enthousiasme est général. Un éditeur a vent de l’affaire et décide de faire signer un contrat à l’auteur. Mais tout manque alors de capoter lamentablement. Au bout de quinze chapitres, Stevenson est frappé de panne, ainsi que cela lui est arrivé lors de ses précédents essais. Pourtant, après une période de terribles doutes, il parvient à reprendre le fil de son récit et à le boucler, au grand soulagement de tous.

Pour Henri James, Stevenson « décrit la crédulité avec toutes les ressources de l’expérience et dépeint la période de l’inexpérience avec une maturité d’esprit consommée. En un mot, c’est un artiste accompli jusqu’à la sophistication et dont le thème permanent est le non-sophistiqué ».

« Tusitala », en langue samoane, signifie « le raconteur d’histoires ». Il semblerait que le charme et le talent de Stevenson aient agi également sur les Polynésiens.

Patrick Delperdange

Note : les quelques mots de L’Île au trésor cités dans cet article sont tirés de la remarquable traduction de Geneviève Pirotte, parue en son temps chez Duculot, et reprise dans la collection Babel.


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