
W.G. Sebald
Quel étrange vertige pour un écrivain d’avoir le sentiment de fouler les pas d’un autre écrivain ! Et, au fil des lectures, de rejoindre, par-delà la mort, une trajectoire semée des mêmes obsessions, des mêmes inquiétudes, bref de se retrouver dans un courant familier, qui n’a ni début ni fin, unique en son genre. C’est ce qui est arrivé à Stéphane Lambert lorsqu’il a découvert l’œuvre de l’écrivain allemand W.G. Sebald, dont il a commémore ici le dixième anniversaire de sa disparition.
J’étais en train d’écrire Les couleurs de la nuit lorsqu’on me parla de W.G. Sebald pour la première fois. Son roman Austerlitz, comme celui sur lequel je travaillais alors, tissait, m’avait-on dit, des correspondances entre la Belgique et la Tchéquie. Première coïncidence. J’attendis toutefois d’avoir terminé l’écriture de mon propre roman pour aller faire un tour dans son œuvre – je m’étais toujours méfié de la collision des imaginaires qui pouvait provoquer jusque de la paralysie. Je fus tout de suite envoûté par son texte, d’une manière dont on ne peut l’être que par une totale communion d’esprit, un peu comme si le lieu d’où partait son écriture trouvait son noyau dans l’opacité de ma propre existence. Je me glissais dans ses phrases avec un sentiment de confusion voluptueuse. Ses mots formaient un fin brouillard identique à celui dans lequel j’avançais solitairement depuis si longtemps. « Je me disais sans arrêt : une telle phrase, c’est quelque chose qui prétend avoir un sens, en réalité ce n’est qu’un pis-aller, une sorte d’excroissance générée par l’incertitude avec laquelle, un peu sur le modèle des plantes et des animaux marins avec leurs tentacules, nous explorons à tâtons l’obscurité qui nous entoure. » (Austerlitz) Une voix perçait à travers le trouble invisible. Du magma formé par les angoisses et les aspirations, l’écriture de Sebald émergeait comme un fil tendu entre deux extrémités dont nous ne savions rien, sinon qu’elles étaient notre origine et notre destination. Nous marchions au-dessus d’un précipice où le paysage avait des airs d’apocalypse et où les échos de l’histoire éclataient comme des bombes silencieuses. Et comment habiter cette vie, se demandait son esprit exilé dans ses mots.
Mais les liens avec ce qu’il avait écrit ne s’arrêtaient pas aux sensations, ce qui était déjà, pour moi, une parenté de valeur capitale. Son inquiétude avait semé des itinéraires que j’avais moi-même tracés. J’avais foulé ses pas sans le savoir. Je fus notamment particulièrement saisi par la description qu’il fit de la triste ville de Terezin. « Ce qui en ce lieu, me frappa le plus, et que je n’arrive toujours pas à comprendre, ce fut d’emblée le vide. » (Austerlitz) En visitant l’ancien ghetto du nord de la Bohême, seul et en plein cœur de l’hiver, j’avais éprouvé le même sentiment de désolation. Mais ce sentiment, qui avait continué de stagner en moi avec une acidité parfois mortifère lorsque je repensais à ses rues désertes et à ses façades délabrées, trouva, grâce aux pages de ce compagnon de voyage surgi du passé, une sorte de réconfort inespéré. C’était là l’une des vertus les plus bénéfiques de la littérature : réunir des trajectoires isolées dans un courant immobile, logé derrière les apparences, en leurs creux. À nouveau je voyageais en compagnie des morts. C’était une habitude dont je n’arrivais pas à me défaire. Car Sebald était mort. Lorsque je le lus, Sebald était déjà mort, il avait rejoint les fantômes qu’il avait traqués sa vie durant, et qui hantaient ses livres, il était entré dans son œuvre. Un accident de la route dans la campagne brumeuse anglaise avait gravé la date terminale de sa biographie. C’était trois mois après le fameux 11 septembre. Il avait 57 ans. Malgré moi, je ne pouvais m’empêcher de penser que pour celui qu’effrayaient « l’accélération et l’emballement catastrophiques de l’histoire » c’était une façon discrète de se retirer à l’heure d’un tournant radical.
Ainsi Sebald rayonnait d’entre les morts. Comme l’avait très bien décrit le peintre Jan Peter Tripp dans un texte rendant hommage à son ami écrivain (Au royaume des ombres), l’écriture de Sebald s’apparentait à la technique de gravure dite de la manière noire : l’artiste grattait la plaque de cuivre noircie « jusqu’à faire apparaître la plus vive des lumières ». De même, dans ses textes, Sebald partait des ténèbres dont il « ôtait » progressivement l’obscurité. Avec Austerlitz, je n’étais encore qu’au début de mon voyage en terre sebaldienne, et j’avais l’impression que son œuvre empruntait le même chemin que son écriture, elle semblait tirer sa sève de la matière impalpable dont était faite la mort de son créateur ; oui, son œuvre était, ainsi que Sebald l’avait lui-même écrit à propos de Nabokov, « une expérience de la mort anticipée ». Et très vite j’allais dévorer tous les autres livres de Sebald et j’allais m’étourdir de l’incroyable réseau de convergences qui me liait à cet éternel revenant. « Notre vie n’est que le reflet crépusculaire d’un processus depuis longtemps achevé. » (Les Anneaux de Saturne) Combien je partageais cette impression prégnante que « tout est lié par-delà les époques et l’espace », j’allais l’éprouver au fur et à mesure de mes lectures et de la résonnance qu’elles eurent au cours de mes propres voyages. Dans ces récits qui mêlaient habilement le réel à la fiction (mais est-ce que le réel est autre chose qu’une construction de l’imaginaire ?), apparaissaient çà et là des photographies qui semblaient émerger du texte comme une matérialisation des fantômes. En même temps que l’image donnait une empreinte véridique aux mots, elle semait des microséismes dans le bon déroulement du récit, un peu comme si une vague plus forte que les autres rappelait aux plaisanciers la nature profonde de la mer.
Le climat d’étrangeté que Sebald parvenait à composer à partir du subtil équilibre entre compte-rendu et mise en scène, ne relevait jamais d’une volonté d’érudition (tâche qu’il réservait à son travail universitaire) mais participait plutôt d’un délitement du savoir, d’une remarquable science du flou, qui entraînait le lecteur dans les couloirs souterrains du temps. J’admirais la précision avec laquelle il parvenait à mettre le doigt sur les phénomènes insaisissables, la mécanique indéchiffrable, qui orchestraient nos improbables vies. Sebald comparait volontiers sa méthode d’investigation à l’avancée d’un chien à travers champ : il ne sait pas où le mènent ses pas et se laisse détourner de son but inconnu par des pistes mystérieuses qui attirent son attention. Ainsi le chapitre central de son premier texte littéraire De la nature lui avait-il été inspiré par la lecture d’une simple note de bas de page à propos de Georg Wilhelm Steller, un botaniste allemand du 18e siècle qui avaient les mêmes initiales que lui.
Ce n’est pas le hasard qui guide les aléas de l’errance, qui sème les coïncidences. C’est quelque chose d’ignoré qui refait surface et dont il faut sans cesse réapprendre le sens. Notre propre histoire appartient à une histoire qui la dépasse. Se pourrait-il que, dans cette quête sans objet, la littérature joue la baguette du sourcier, qu’elle entrouvre naturellement la porte d’une double temporalité ? Dans Vertiges, la passion littéraire de Sebald pour Stendhal le mène, sans l’avoir sciemment recherché, de la rue Danielle-Casanova (anciennement rue Neuve-des-Petits-Champs) à Paris où Henri Beyle mourut en 1843, à la maison corse de Danielle Casanova, résistante morte à Auschwitz exactement un siècle plus tard. Sans l’avoir sciemment recherché ?… Sebald est né le 18 mai 1944 à Wertach, « un tout petit village, très haut perché dans les Alpes », dans le sud de la Bavière. De la Guerre, il se souvient de la vision de Munich dévastée lorsqu’il avait 3 ans et d’un film sur les camps de concentration vu à l’école. À part cela, autour de lui, dans sa famille, dans le milieu scolaire, puis universitaire, c’est le silence. « J’ai grandi en me disant qu’il fallait combler ce vide avec des récits de témoins fiables. » À 21 ans, il quitte le continent. Il fera tout son parcours académique en Angleterre, d’abord à Manchester (« noire de suie et en complète décrépitude »), puis à Norwich dans le comté de Norfolk, là même « d’où est partie », comme il l’apprendra, « la campagne de dévastation de l’Allemagne » (De la destruction).
De cet exil complexe qu’il portait en lui, Sebald a tiré la matière d’une œuvre qui vit aujourd’hui comme une terre commune à tous les déracinés (passés, présents et à venir). Je crois que le succès posthume et grandissant de ses livres (dans une mesure raisonnable, loin de la propagande) tient à ce qu’ils font entendre la souffrance silencieuse d’un monde où le cynisme a chassé l’empathie.
Stéphane Lambert
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°165 (2011)