Petit exercice d’admiration : Éloge du consolant

georges Simenon

Georges Simenon

Nouveau petit exercice d’admiration. Cette fois, c’est Xavier Deutsch qui évoque son « père en littérature » : Georges Simenon. Encore une statue, dira-t-on. Oui et non. Comme le père de Maigret, Xavier Deutsch répugne à l’analyse littéraire, il se laisse aller à des sensations, s’emploie à chercher l’humain, et l’art de l’humain, et celui du romancier, derrière la fascination exercée. Petit exercice d’amour plutôt. 

Il existe une sorte de paradoxe envers Simenon : ses romans sont épais, dans le sens qu’ils offrent une matière palpable, font pénétrer dans un brouillard épais, ne s’embarrassent pas un instant des fatras de la séduction. On rencontre souvent des jeunes gens rebutés par ces pages austères, des femmes qui repoussent d’une main ces romans qu’elles qualifient de misogynes et de grisâtres. Peu importe, on ne songe à convertir personne. De temps en temps on croise un aficionado avec lequel se crée une sorte de fraternité instantanée : « Vous aimez Simenon ? » (Je pense à mon ami Christian Libens.) Les yeux étincellent d’une clarté rare, entre gens qui se comprennent. Il est superflu par exemple de se demander entre soi lequel on préfère parmi les deux cents romans de Simenon : on ne peut pas isoler un titre, c’est la globalité qui importe. On échange quelques mots, pour fixer le lien. Les paroles inutiles ne sont pas nécessaires. On sait ce qu’il en est.

Le paradoxe est là : croire, d’une part, que l’amour envers Simenon est une denrée précieuse et rare, pas si partagée que ça ; et savoir, d’autre part, que le grand homme a vendu des millions de volumes en trente langues. Cette fraternité est donc vaste, quoique silencieuse.

Moi-même d’ailleurs, je n’ai pas aimé les romans de Simenon tout de suite. Je me rappelle avoir dû lire pour l’école ou durant mes licences « Les Pitard » et « Le bourgmestre de Furnes », y avoir éprouvé de la peine, mais les avoir relus dix ans plus tard, avec un bonheur immense.

J’ai vécu le même ajustement avec Flaubert : on m’a imposé « Madame Bovary » en cinquième secondaire, le professeur avait du mérite, nous aussi. Plus tard, à trente ans, j’ai lu tous les romans de Flaubert à la suite l’un de l’autre, un émerveillement, une vraie cure de littérature au sommet. L’éblouissement devant « Salammbô », cette espèce de géniale dinguerie, ou la déception de m’apercevoir que « Bouvard et Pécuchet » demeurait inachevé.

Je compare ce goût à celui qui nous fait apprécier, à quarante ans mieux qu’à vingt, un excellent whisky d’Ecosse, un vieil armagnac. Ou les orgues de Bach. Une hauteur dans l’austérité, à laquelle on s’éduque lentement.

Je me sens à peu près incapable d’identifier pourquoi j’aime les romans de Simenon, j’essaie quand même. Pendant une époque, je hissais très haut les romans durs, j’étais fasciné par « Les gens d’en face », ou « La mort de Belle », et je parlais des Maigret avec une condescendance imbécile.  Je les trouvais attachants, je me demande même si je ne disais pas d’eux qu’ils étaient « mignons ». Les Maigret sont des chefs-d’œuvre et les chefs-d’oeuvre n’ont rien de mignon.

Simenon est le Balzac du vingtième siècle. Il compte, avec Gabriel Garcia Marquez, Céline, Jim Harrison, parmi les trois ou quatre plus grands écrivains de cette époque.

Jamais Simenon n’a versé dans cette ornière où s’embourbent nos lettres depuis l’Après-guerre : cette écriture d’expression. Il n’exprime pas des idées, ne transmet pas des messages, ne s’épanche pas, ne s’indigne ni ne témoigne de rien, ne reproduit pas son époque. Non non, il ne reproduit pas son époque, il la recrée. Il s’y appuie en vue de dresser la substance et les contours d’un territoire. Il ne parle pas de lui (bien sûr qu’il parle de lui, comme tout le monde, comme Flaubert même, comme Shakespeare si l’on veut, mais à son corps défendant, et sans que ça procède d’une volonté de sa part), il n’écrit pas des romans pour parler de lui, et le centre de gravité de ses romans se situe dans les romans eux-mêmes.

Simenon est un écrivain, au sens plein du mot. Il crée.

J’aime ce qu’il fait exister. J’aime cet univers de petites gens et de cheminots, de chemins de terre où le gel croustille sous la bottine, de rues pavées, de sacristies, de cafetières en faïence sur des poêles à charbon. Ces communications téléphoniques exigeant de passer par une opératrice, et ces trains à travers la Charente. La casquette et le suroît des marins normands. Le ciel noir des tropiques, de la Norvège ou du Caucase. Cet univers sobre où se déclare soudain la flammèche d’une tragédie antique. Une porte quitte ses gonds, un éclat fait se tourner sur lui-même un vieil homme accablé de lassitude, et le brasier ravage deux âmes et demie.

Dans le fond, je me sens un peu anachronique dans une époque où grésillent les virtualités, l’hypertexte, la frénésie, le vacarme électromagnétique. J’aime la lenteur, le pas d’un cheval, le brouillard sur la Marne et les canaux du nord-est. J’aime un roman qui s’assoit.

J’aime cette écriture, la plus efficace qu’on puisse imaginer. Simenon m’a appris à écrire (au même titre qu’un article de Ghislain Cotton, en 1997, avait attiré mon attention sur un défaut de mes romans : il avait parlé de ce que mes livres comportaient d’ardent, et de complaisant envers eux-mêmes, il avait raison, je lançais des lumières qui se dispersaient de toutes parts, y perdant beaucoup de leur énergie). Simenon m’a appris à cultiver la sobriété, la phrase courte, et l’intérêt qu’un roman trouve à canaliser son énergie plutôt qu’à la répandre par poignées sonores. Puis cet effacement, cette absence de soi-même dans le roman que l’on écrit. Cette justesse.

Il y a autre chose, de plus intime : j’aime la place des femmes et des hommes dans les romans de Simenon. Je la rapproche de celle que Maupassant nous réserve.

On ressent dans le début de notre siècle un féminisme corrosif, pas tendre pour le mâle. Un homme qui se voit sali, mordu, blessé par l’anti-masculinisme ambiant (nous sommes nombreux dans ce cas) trouve en Simenon un refuge, un élan, un compagnon de route pour assurer ses contours et son pas.

Ma compagne adore les Maigret (mais elle n’est pas corrosive ni mordante), c’est un bonheur de partager cet univers avec elle et de la voir toute contrite, toute manquante, lorsqu’elle s’aperçoit qu’elle a fini de les avoir tous lus, et qu’il va lui falloir attendre quelques années, que le son se dépose, avant de les reprendre un par un, et d’y regoûter. Alors elle aborde la noirceur de « Trois chambres à Manhattan », se familiarise avec cette gravité des « Fantômes du chapelier ». C’est encore la même écriture, le même pain, cependant sans la présence du commissaire. Cette présence ! Maigret est solide. Il est juste, et bon. Il se conforme à la logique du roman policier qui consiste à entrer dans une situation de chaos (un meurtre, un désordre) pour conduire le monde à l’élucidation, à l’ordre et à la clarté. Dieu abat la même besogne dans la Genèse. Maigret est un père, il accomplit la clarté avec un doigté qui étonne toujours : il semble si gauche. Avec la même bienveillance, la même empathie, le même amour infini de l’humain, que le Dieu des évangiles. L’amour va de pair avec la justice. Et l’ami de Maigret se nomme le docteur Pardon.

Les romans durs, d’ailleurs, finissent « mal » : et l’on sent que, si Maigret pouvait y intervenir, les choses auraient lieu différemment. La catastrophe serait empêchée. Mais le génie des romans durs, c’est que la catastrophe y est nécessaire et utile, comme chez Sophocle.

Maigret (Simenon aussi) est de ces hommes dont on aime à se sentir accompagné, dans une époque cynique et fausse. Une époque où quelque chose est détérioré du côté de l’humain. Une époque, aussi, où l’homme mâle n’a pas bonne presse, j’y reviens. Le plus souvent, pas toujours, les hommes sont droits, dans les romans de Simenon. Intègres autant que possible. Même les criminels. De temps à autre, un maître chanteur, un patron de bistrot de banlieue est noirci : c’est qu’il a manqué aux devoirs de la loyauté humaine. Et les femmes sont des marâtres castratrices, des Messaline manipulatrices, ou des jeunes petites serveuses appétissantes ne portant généralement pas de culotte. Sauf Madame Maigret. Son grand chagrin, d’ailleurs, est de ne pas avoir eu d’enfants. Sauf aussi quelques bonnes filles, retour du trottoir.

Simenon est mon père en littérature. J’ai un vrai père, juste et bon, un homme remarquable, et je l’aime. Il est physicien. Simenon est pour moi comme une seconde figure paternelle qui veille sur mon travail de romancier, où mon vrai père n’aurait pas pu m’aider pour grand-chose. Une étagère entière est remplie des livres de Simenon, dans mon bureau. Sur cette étagère se tiennent aussi : une lampe, un splendide buffle en fer forgé, un avion de fer blanc, et deux petits rois polonais en bois peint. Le monde entier soutenu par les colonnes de papier.

Xavier Deutsch


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°157 (2009)