On savait son admiration pour le poète Alexis Gayo, celle pour Paul Willems et Gaston Compère, « ses grands aînés », mais c’est à un auteur connu de seuls quelques happy few que Paul Emond a décidé de nous parler aujourd’hui. Rencontre entre un de nos auteurs les plus originaux et les plus féconds et un écrivain autrichien du siècle dernier, à contre-courant de notre pseudo-modernité, mais envoûtant par le sens profond qu’il donne à la force universelle qui régit les lois du monde et de l’humanité.
Vous en avez marre du tohu-bohu qui vous entoure ? Des criailleries politiques et autres, de la façon dont on met sens dessus dessous la planète ? De la bêtise de la télé ? Des livres que la pub fait mousser comme des savonnettes ? De la vulgarité ambiante ? Vous cherchez à faire une cure de jouvence au grand air de pages pleines de lumière ? À être conduit pas à pas au plus profond d’un espace où tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté ? Oui ? Alors lisez Adalbert Stifter. Lisez Les grands bois, lisez L’homme sans postérité. Lisez ses autres livres et surtout, si vous en trouvez le temps, faites comme je l’ai fait cet été, lancez-vous dans la traversée de cet océan de plus de 650 pages qu’est L’arrière-saison. Résultat garanti, pour autant que vous renonciez à tout ce qu’on exige aujourd’hui d’un « bon bouquin » : vitesse de la narration, clinquant des protagonistes, réalisme plat des situations et j’en passe. L’arrière-saison est tout sauf un « bon bouquin » ; c’est le chef-d’œuvre de Stifter.
Ce romancier autrichien du XIX° siècle n’est pas très connu du public francophone. Je l’ai d’abord découvert de biais, il y a pas mal d’années déjà, en lisant Les gens déraisonnables sont en voie de disparition de Peter Handke. Ma surprise en voyant Handke interrompre le fil des répliques de sa pièce pour qu’un personnage y lise une longue page de L’homme sans postérité ! Jamais je n’avais vu cela au théâtre. Quel hommage rendu à un prédécesseur qu’on admire ! Peu après, j’en parle à Paul Willems auquel je devais déjà bien des découvertes. Et lui, aussitôt : « Tu ne connais pas Stifter ? Tu dois le lire ! Tu verras, c’est magnifique ! » J’enregistre le long commentaire qu’il m’en fait. Puis, le soir même – le hasard vous fait parfois de ces signes ! – je reprends ma lecture, à peine commencée, de Maîtres anciens de Thomas Bernhard dont la traduction venait de paraître (j’adore Thomas Bernhard). Sur quoi je tombe aux environs de la page 50 ? Sur une très longue (une dizaine de pages) et très violente diatribe contre… Stifter ! « Plumitif minable », « bavard insupportable », « fermier littéraire d’occasion », « l’auteur le plus hypocrite de la littérature allemande », « une des plus grandes déceptions artistiques de ma vie », s’écrie Reger, un des protagonistes du roman. Mince alors ! Pour qu’on s’occupe de lui de la sorte, ce Stifter devait valoir le détour…
Prononcez le nom de Stifter devant un germanophone un peu porté sur la littérature, il évoquera aussitôt le Biedermeier. Né en 1812, également peintre de talent, l’auteur de L’arrière-saison est considéré comme une des grandes figures artistiques de ce courant moral et esthétique très conservateur qui domine la Confédération Germanique et l’Autriche de la première moitié du XIX° siècle. On y privilégie les vertus traditionnelles, la morale familiale, le goût de l’ordre, une vie simple et tranquille au contact de la nature, autant de règles qui déterminent la conduite des personnages de Stifter. Mais si les premiers ouvrages de notre écrivain sont dans l’air de ce temps-là, la révolution de 1848 engendre bientôt une littérature décrivant un monde autrement chaotique. Pour le nouveau public, le romancier devient ennuyeux et anachronique. (Un de ses contemporains qui ne l’aime pas déclare que le lecteur capable d’aller jusqu’au bout L’arrière-saison sera couronné roi de Pologne – c’était bien avant Ubu roi ; comme quoi le trône de Pologne fait rêver !) Stifter, une vieille barbe réactionnaire ? Pour beaucoup, l’étiquette restera. D’où vient alors la fascination de ceux qui l’admirent et parmi lesquels je me suis rangé dès que je me suis mis à le lire ?
Tout se passe comme si, dans une prose admirable, cet écrivain étonnant prenait son lecteur par la main pour l’emmener dans une très lente et très longue promenade pendant laquelle il lui racontera la plus vieille et la plus secrète légende du monde. La légende dont tous nous avons la nostalgie, tout en l’ayant volontairement oubliée : celle du grand ordre de l’univers, de son incroyable beauté et de la possibilité d’une parfaite adéquation entre cet ordre, la communauté humaine et la destinée de tout un chacun. J’emploie à dessein le mot légende car il me semble qu’il y a dans cette œuvre quelque chose qui tient davantage du conte que du romanesque : tout ce qui nous est montré de l’existence humaine et des paysages où elle est installée y apparaît comme si bien organisé, architecturé, précisément et harmonieusement défini, que nous le recevons à la fois comme parfaitement invraisemblable et infiniment désirable. La quête qui s’y déroule – et particulièrement dans L’arrière-saison –, quête exemplaire et essentielle puisqu’elle concerne le sens à donner à sa vie tout entière, ne pourra donc que trouver un parfait aboutissement. « Tout (…) revêt désormais simplicité, cohésion et signifiance », déclare son narrateur et personnage central au terme de l’impressionnante pérégrination qu’il a accompli.
Car L’arrière-saison tient aussi du roman de formation, genre qui traverse toute la littérature occidentale et dans lequel un être jeune est en recherche de ce qu’il fera de sa maturité. Il s’agit donc d’apprendre et, chez Stifter, l’apprentissage, aussi minutieux qu’ambitieux, sera celui de « la grande amitié des choses créées », de tout ce qui compose le « grand tout sublime qui s’offre à nos regards quand nous voyageons de cime en cime sur notre terre ». Aussi verra-t-on le narrateur quitter la ville et les siens pour déambuler sans fin dans de belles et accueillantes contrées aux collines boisées – ces paysages de moyenne montagne que l’on retrouve dans presque toutes les œuvres de Stifter –, et s’y employer à de nombreuses tâches de recensement. Au cours d’une de ces excursions, il découvrira « la maison des roses », propriété exemplairement dirigée par un important personnage retiré de la vie publique. Très vite, celui-ci deviendra son mentor et l’initiera, non seulement à l’ordre secret du monde, à « l’ineffable animant les choses présentes », mais aussi à la façon dont l’art – avec l’amour, l’activité humaine la plus haute – est à même de restituer cet ordre pour le plus grand bien de l’humanité. Et, bien sûr, c’est également au sein de cette maison que le narrateur rencontrera la jeune fille à laquelle il unira le reste de sa vie ; rencontre amoureuse abondamment évoquée, cela va de soi.
Autant dire que dans ce roman idyllique quasiment rien n’arrive de tous les conflits et autres événements que nous attendons qu’il arrive dans un roman. On y passe de longues et admirables descriptions de tout ce que découvre le narrateur et des sensations qu’il en éprouve à de longues et sereines conversations sur la meilleur façon pour la conduite humaine de s’intégrer au mieux dans la splendeur du monde ou à d’autres conversations sur l’essence de l’art, sa dimension spirituelle ou son rapport étroit avec l’ordre fondamental du cosmos, tant et si bien que la chaîne des actions narratives y perd presque toute importance et que s’installe une durée sans repères, une sorte de hors-temps de plus en plus étrange et envoûtant. Comme si ce récit qui nous est fait de la contemplation active, en chacun de leurs aspects, de la perfection et de la beauté, de même que la réflexion toujours reprise et approfondie que suscite cette contemplation, rouvrait peu à peu, au plus profond de notre être et pour autant que nous acceptions de nous y laisser entraîner, ce lieu intime où l’enfant que nous avons été pouvait communier sans réserve et dans un bonheur absolu avec l’espace du dehors qu’il découvrait. Et l’on en arrive peut-être même, alors, à se rêver comme un élément qui aurait enfin trouvé dans « le grand tout sublime » sa place adéquate. (Un rêve à prolonger jusqu’à la dernière page, avec le trône de Pologne en prime…)
Reste aussi que l’on sent bien que la conception de cet univers utopique, placé sous le signe de la beauté et de la sérénité, a dû être conquise de haute lutte. Si pareille sublimation de l’existence semble pouvoir se déployer quasi sans faille tout au long de L’arrière-saison, dans bien des textes – c’est manifeste, par exemple, dans la superbe nouvelle Les grands bois ou dans Descendances, un récit centré sur un personnage de peintre –, on sent poindre parfois une angoisse, un malaise diffus. Comme si l’autre face du monde, celle du malheur et de la souffrance, que l’écrivain a voulu à toute force repousser dans l’obscurité la plus profonde, manifestait sourdement son existence. « Je ne vis et ne respire que dans la clarté, la netteté, la tranquillité et de l’exaltation du cœur et de l’esprit », a écrit un jour Stifter. Mais contre quoi n’en bataillait pas moins au plus intime de lui-même cet homme qui, d’un coup de rasoir à gorge, mit fin à son existence en 1868 ?
Paul Emond
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°164 (2010)