Pourquoi tel auteur ? Pourquoi tel livre ? Les petits exercices d’admiration se suivent dans la plus grande diversité. Cette fois, c’est Armel Job qui nous parle d’un « texte d’une virulence extraordinaire », de quelques dizaines de pages à peine, mais qui « découvre jusqu’à l’os la pensée de l’homme religieux ». Un texte sacré. Une découverte.
En 1946 parut dans la Yiddische Zeitung, une obscure revue de Buenos Aires, un texte intitulé « Yossel Rakover s’adresse à Dieu ». Une brève introduction indiquait au lecteur qu’il allait lire un document rédigé une heure avant sa mort par un combattant juif du ghetto de Varsovie en 1943. Sûr de perdre la vie avec les derniers insurgés, Yossel Rakover avait griffonné un ultime message et l’avait dissimulé dans une bouteille. Toute la famille de Yossel, tous ses amis avaient été exterminés par les nazis. Avant de disparaître à son tour, il voulait s’adresser à Dieu.
Comme une traînée de poudre…
Ce texte d’une virulence extraordinaire se répandit dans les milieux juifs comme une traînée de poudre. Il fut traduit, adapté, remanié, commenté. Les versions se multiplièrent rapidement. Au passage, on ajoutait, on retranchait. Une éminente femme de lettres allemande transplantée en Israël résolut d’en établir une version universelle – allemande – au prix d’une refonte totale. Elle se flattait de donner au texte sa forme définitive, débarrassée du caractère baroque de l’original. La plupart des propagateurs étaient persuadés que Yossel Rakover avait bel et bien existé, qu’on était en présence d’un témoignage exceptionnel. Quant à ceux qui y voyaient une œuvre de fiction, ils se perdaient en conjectures. Un savant philologue de Chicago démontra philologiquement que l’ouvrage avait été écrit en anglais et à New York, nulle part ailleurs, que le prétendu original en yiddish n’était qu’une traduction maladroite.
Loin de ces querelles d’érudits, le texte, cependant, ne cessait de se répandre sous toutes ses formes dans le monde juif. On en faisait des lectures publiques qui arrachaient des larmes aux auditeurs. En peu de temps, Yossel Rakover passa pour un prophète et l’on alla jusqu’à se demander si cette protestation de la rude étoffe du Livre de Job n’aurait pas dû s’adjoindre aux textes bibliques. Dès 1955, Emmanuel Levinas en fit un commentaire élogieux et n’hésita pas à le référer aux Psaumes.
Une très grande œuvre marquée par un déni de paternité
Aussi, lorsqu’un certain Zvi Kolitz prétendit rappeler qu’il était l’auteur de « Yossel Rakover s’adresse à Dieu », que ledit Yossel était sorti tout droit de son imagination, personne ne voulut le croire. Kolitz, un juif lithuanien, était un aventurier touche-à-tout, cinéaste à ses heures, auteur de quelques écrits sans grand relief. Il fut traité d’imposteur et, jusqu’à sa mort en 2002, il eut toutes les peines du monde à faire admettre la vérité pourtant incontestable de sa paternité.
Le déni de paternité signale souvent une très grande œuvre. En présence des créations de génie, les lecteurs, dirait-on, restent interdits. Ils rechignent à leur reconnaître un auteur. C’est trop pour un simple individu. Homère, Shakespeare, Cholokhov, on le sait, ont connu ce sort. L’antiquité de l’œuvre, son ampleur, évidemment, renforcent les soupçons. Mais, à ma connaissance, il n’y a aucun texte aussi bref que « Yossel Rakover s’adresse à Dieu » – quelques dizaines de pages – dont on ait contesté si radicalement la paternité à son auteur de son vivant. Ce qui était objecté à Kolitz, ce n’était ni la complexité ni la perfection de son œuvre, c’était qu’il s’agisse d’une œuvre de fiction. Personne, clamaient ses détracteurs, personne n’aurait pu inventer ce récit. Seul, un homme dans les décombres de Varsovie, à l’instant de sa mort, au comble de la souffrance avait pu écrire ces lignes de feu.
Le plus formidable des adversaires : Dieu lui-même
Car le texte de Yossel Rakover est plus qu’un texte, c’est un cri de douleur, c’est un réquisitoire contre le plus formidable des adversaires : Dieu lui-même. Au nom de tous les juifs exterminés, Yossel se dresse devant son Dieu. Dieu qui n’a pas bougé le petit doigt, Dieu qui ne voit rien, dirait-on.
« Il n’a rien vu parce qu’Il n’existe pas, pas besoin d’autre explication », souffleront beaucoup d’entre nous à l’oreille de Yossel. Yossel nous laisse à notre logique au rabais. Lui non seulement continue à croire en Dieu – il Lui demande même, vu les circonstances, de pardonner à ceux qui ont perdu la foi -, mais il Lui renouvelle son amour indéfectible. Ce Dieu qu’il aime « a voilé Sa face ». Pourquoi ?
« Envers et contre Toi »
Yossel ne réclame pas d’explication, mais il met Dieu en garde. « J’ai encore autre chose à Te dire : ne bande pas trop l’arc ! Car la corde pourrait casser… Et je t’avertis pour la grandeur de Ton nom : cesse de couronner Ta grandeur en tolérant le supplice des innocents ! » Ce n’est pas avec l’humilité du serviteur qu’il s’exprime, mais avec l’assurance et la franchise de qui est devenu le créditeur de Dieu. Et, dans un dernier souffle, campé face à Lui, il Lui adresse cette menace ahurissante : quoi qu’Il fasse, il L’aimera malgré Lui. Oui, malgré Lui. « Je T’aimerai toujours, toujours – envers et contre Toi ! »
La foi, acte de volonté
Si j’admire tellement ce texte qui risque de paraître absurde ou impie, c’est qu’il découvre jusqu’à l’os la pensée de l’homme religieux. Comme vous et moi, l’homme religieux sait ce que sont les obstacles à la foi en Dieu. Comme vous et moi, il se cogne au mur du mal. En dépit des sourires narquois des esprits forts, l’homme religieux n’est pas idiot. Mais, ainsi que l’affirme avec une totale franchise Yossel Rakover, la foi n’est pas une opinion. La foi est un acte de la volonté. Existe-t-il d’ailleurs une opinion – fût-ce l’athéisme – qui ne soit pas aussi un acte de la volonté ? Laissons cette question à la phénoménologie, à la psychanalyse et autres spécialistes du Cogito, demandons-nous plutôt pourquoi Yossel Rakover prétend croire en Dieu et L’aimer malgré Lui. La réponse tient dans ce bref aveu : « J’aime Dieu. Mais j’aime encore davantage Sa Torah. »
Le Dieu de la Torah
La Torah, c’est la loi de Dieu qui gravite tout entière autour de l’amour du prochain, la loi que piétinent les nazis et les hommes méchants en tout temps, à toute époque. Au plus fort de l’injustice, Yossel ne veut pas se ranger au nombre des criminels. Il reste fidèle à la Torah de son Dieu, celle que les prophètes ont dégagée de la barbarie avec tant de peine. Et si le risque existe que Dieu passe pour un obstacle à sa Torah, il faut se dresser. « Car si Tu n’es pas mon Dieu, de qui es-Tu donc le Dieu ? Celui des assassins ? » Il faut sommer Dieu de rester le Dieu de la Torah, il faut se battre comme Jacob dans la Genèse qui lutta avec Lui une nuit entière au gué de Yabboq. De ce combat terrible, Jacob se retira invaincu mais boiteux.
Dieu, sois Dieu
On ne s’empoigne pas impunément avec Dieu. Dieu n’est pas fait pour les culs-bénits. Au temps de Yossel, Il suscita dans son peuple d’autres challengers magnifiques comme Etty Hillesum[i], Simone Weil[ii], Hans Jonas[iii]. Aucun cependant ne ramassa en quelques pages, avec une telle force maladroite mais confondante, cette injonction adressée à Dieu de bien vouloir être Dieu. Zvi Kolitz est un des seuls écrivains de notre époque qui ait réussi à faire plus que de la littérature. Beaucoup ont écrit de sacrés textes : Kolitz a écrit un texte sacré.
Armel Job
[i] Etty HILLESUM, Une vie bouleversée, Seuil, 1985. Etty était une jeune Hollandaise juive qui aurait pu sans doute se soustraire à la déportation. Elle resta volontairement au camp de Westerbork et mourut à Auschwitz en 1943. Son journal et ses lettres montrent comment cette jeune femme moderne, sensuelle, découvre peu à peu en elle-même une source vitale contre laquelle la violence du mal qui se déchaîne alors ne peut rien. Dans son combat avec Etty, ce Dieu caché a tout perdu de la puissance extérieure du Dieu biblique. Mais il est une force intérieure incommensurable. C’est à nous que ce Dieu fragile est confié, c’est de nous qu’il dépend qu’Il ne meure pas. Dans l’un des passages les plus cités de son journal, on lit ceci : « Je vais t’aider mon Dieu, à ne pas t’éteindre en moi, mais je ne puis rien garantir d’avance. Une chose cependant m’apparaît de plus en plus claire : ce n’est pas toi qui peux nous aider, mais nous qui pouvons t’aider – et ce faisant nous aider nous-mêmes. »
[ii] Christiane RANCE, Simone Weil, le courage de l’impossible, Seuil, 2009. Les œuvres de Simone Weil sont bien connues, je signale simplement cet essai tout récent de Christiane Rancé où le parcours spirituel de la philosophe est remarquablement décrit. Simone Weil fut certainement l’une des intelligences les plus brillantes de son temps. Cependant, elle ne se résolut jamais à être un philosophe de salon. Elle travailla en usine, elle fut ouvrière agricole, elle refusa tout confort et même toute alimentation normale pendant la guerre par solidarité avec ceux qui souffraient. C’est aussi par fidélité à son origine juive sans doute qu’elle ne se convertit pas au christianisme. Du Dieu biblique, elle rejetait la puissance. C’est dans la figure du Christ souffrant et abandonné de tous qu’elle reconnaissait le vrai visage de Dieu.
[iii] Hans JONAS, Le concept de Dieu après Auschwitz, Rivages, 1994. Hans Jonas est surtout connu comme le penseur du Principe responsabilité. Dans le petit ouvrage que je cite, il s’attelle en philosophe athée à un travail de théologien. Comment comprendre que Dieu ait permis Auschwitz ? Il faut modifier le concept de Dieu et abandonner l’idée traditionnelle de la toute-puissance de Dieu. Selon Jonas, il faut admettre que Dieu a abandonné sa puissance lorsqu’il a créé le monde, en sorte que le monde puisse se définir lui-même. Le bien et le mal sont donc la responsabilité de l’homme. On peut noter que cette conception rejoint la notion rabbinique du « tsimtsum », c’est-à-dire le retrait, la contraction que Dieu s’impose à Lui-même dans sa capacité à occuper la totalité de l’être, afin de créer une place au monde et à l’homme.
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°159 (2009)