Philippe Jones : l’expérience de l’œil

Philippe Roberts-Jones

Philippe Roberts-Jones

À 80 ans, Philippe Jones a le plaisir de vous tout son œuvre littéraire republié en deux volumes. Une somme qui, sans être particulièrement monumentale – 700 grandes pages quand même – se signale par sa densité et son homogénéité et vaut bien que l’on rende une visite à son auteur. Pour bavarder, pas pour tirer un bilan.

L’initiative de cette réédition vient, une fois de plus dira-t-on, car il est décidément omniprésent, de Jacques De Decker. Pour Jones, c’est « un peu miraculeux, un peu merveilleux, le fruit d’amitiés ». Amitiés multiples, car si d’une part, on se trouve entre académiciens, d’autre part, Jones a d’abord eu son éditrice, Colette Lambrichs, comme étudiante… Et de considérer ces deux volumes d’un œil toujours pétillant, mi-déconcerté, mi-ravi. C’est qu’il est heureux de l’hommage qui lui est rendu, mais un peu surpris de voir rassemblé ce qu’il a dispersé durant plus d’un demi siècle. Et il est déconcerté, lui qui sans doute s’était habitué à des lenteurs d’une autre époque, par la vitesse à laquelle un projet éditorial de cette ampleur peut aujourd’hui se réaliser. Toutefois, son regard et sa réflexion se portent plutôt en amont et en aval : la vie et l’écriture se poursuivent, il ne faut pas que cette réédition les paralyse ou les fige. Mais Jones, qui est de ces auteurs qui ne se relisent pas, a bien dû contrôler les épreuves et avoue sa « satisfaction personnelle à la relecture ; il y a une œuvre dont la continuité [l’]a surpris ». Ici, le lecteur s’étonne du doute de l’auteur tant cette « continuité » est manifeste au fil des pages. Je surprendrai même Jones en rapprochant l’extrait de Yeats qu’il a choisi de mettre en exergue d’un recueil récent et le premier poème de son premier recueil, datant de 1944 : même esprit et sensibilité similaire soulignent cette cohérence de l’œuvre à travers le temps.

Effacer la perte

Philippe Jones est entré en poésie après la disparition de son père – rappelons que celui-ci, avocat de profession, dirigea, pendant la Deuxième Guerre mondiale, un réseau de résistance qui faisait évader les aviateurs « tombés » ; arrêté puis emprisonné, il sera fusillé par les Allemands. Il y a sans doute eu, dans la quête des mots, une manière d’effacer l’indicible de cette perte brutale ou de retrouver l’émotion d’une connivence interrompue. Seul, un monde que l’on crée peut vous donner la vie, écrira-t-il un peu plus tard. Il entreprend des études de droit, dans l’idée de succéder à son père, mais orphelin désormais, il n’y voit plus aucun attrait et se tourne vers l’histoire de l’art avec le soutien de sa mère, cultivée, ouverte à la littérature, qui ne considère pas ce domaine comme indigne d’intérêt. Cela fait de Philippe Jones quelqu’un qui « a vécu dans les images toute sa vie » et qui, devenu conservateur des Musées royaux des Beaux-Arts, « aimait se promener le soir dans le musée vide ». Le choix de l’histoire de l’art n’est pas fait à la légère, mais « par intérêt, tous les jours, face à l’œuvre d’art » et au questionnement qu’elle suscite aussi bien qu’à la sensualité ou au mystère qu’elle dégage – on va voir que ce ne sera pas sans influence ni rapports croisés avec son œuvre littéraire. Signalons encore qu’il a créé puis occupé la chaire d’art contemporain à l’ULB, qu’il a participé activement au Journal des poètes dès la fin des années 40, a été partie prenante des Biennales de poésie à partir de 1952 ou qu’il a côtoyé de près le mouvement de la Jeune Peinture belge, ce qui, hélas, ne l’amène à évoquer que des créateurs qui ont quasiment tous disparu…

Toutefois, Philippe Jones ne nourrit « pas de mélancolie ». Il a un « optimisme, une ouverture à la vie, le désir d’un rayon de soleil » qui le pousse à continuer d’aller de l’avant. Rétrospectivement, cela l’amène à dire qu’il a « bien rempli [s]on temps en faisant des choses qui [l’]ont passionné », mais on constate que cette philosophie innerve aussi ses fictions (Jones emploie le terme « nouvelles » en lui mettant des guillemets du bout des lèvres, sachant qu’il l’utilise par facilité et hésitant quant à savoir si ses textes entrent dans une définition stricte du genre…), non pas qu’il y déploie un optimisme béat – certaines situations sont cruelles, d’autres tragiques – mais il laisse toujours entendre que l’événement est passager et que, tôt ou tard, la vie reprend ses droits et rebondit, ailleurs, autrement.

Revenons au début. Dès la fin de ses études, Jones oriente ses recherches vers le 19e siècle (qui restera, en matière de peinture, son siècle de prédilection) et se consacre tout particulièrement à la presse satirique et à la caricature. « Cela forme l’œil », souligne-t-il, ce qu’on imagine aisément quand on comprend cette analyse des traits subtilement forcés pour dénoncer un travers et habilement exprimés pour échapper à la censure. Cet œil continuera à faire des exercices et des expériences qui resserviront en littérature. Parallèlement, Jones s’enthousiasme pour la poésie de Supervielle qui l’influence profondément, mais il se fait, à partir de l’œuvre, une image fausse du poète et, lorsqu’il le rencontre, il est déçu : évidemment, l’homme n’a pas, au quotidien, l’aura que dégagent ses poèmes… L’image, encore. À un autre moment, Jones commet un article où… il méjuge complètement l’œuvre de Magritte ! Il peut l’avouer aujourd’hui car on sait qu’il s’est bien rattrapé, mais on s’étonne de l’apprendre tant on a senti de concordances et de parentés entre les deux univers. Et quand on l’interroge sur son amitié avec René Char, Jones la ramène à… une correspondance – l’expérience évite des désagréments.

Un homme joue toutefois un rôle prépondérant, en sympathie et sans mauvaise surprise, c’est Fernand Verhesen, le « frère ainé », celui « qui a lu tout » en première main et qui est « responsable de la continuité » d’une œuvre qu’il a d’ailleurs éditée en grande partie à son enseigne du Cormier. Sans doute Verhesen a-t-il accompagné plus que soutenu un Jones qui maitrise son écriture et ne semble pas rongé de doutes. Il déchire et jette quelquefois, mais avant que cela ne sorte de son bureau et il « ne publie qu’à maturité, après relecture » – cela épargne les regrets et Jones n’est pas un homme pressé.

Les images et le monde

« Quand je pense à quelque chose, j’y pense bien si je vois la chose », dit-il. L’image encore, l’image d’abord qu’il passe ensuite en mots ; Jones « traduit ». Il ne s’est jamais attaqué à un roman, parce qu’il « faut la durée ». Par contre, à partir d’images, un poème, une nouvelle « se porte en soi, ça se fabrique dans la tête » en quelques heures. Avant de passer au travail d’écriture, puis au retravail de polissage.

Il dit qu’il « se sent mal à l’aise s’[il] passe quinze jours sans écrire », mais cela ne semble pas peser comme une obligation, ce serait plutôt un vieux compagnonnage dont il ne tient pas à se séparer. « On change, on mûrit, mais les préoccupations restent les mêmes » et, à 80 ans, son plaisir d’écrire demeure, lui aussi, intact.

Si l’œuvre poétique s’étend sur soixante années, le travail en prose est apparu tardivement. Curieusement, il craignait que sa « poésie risque de devenir répétitive » tout en cherchant « un autre moyen de se situer dans l’actualité » qui utiliserait « le réel de manière plus narrative, moins métaphorique, et avec davantage de vécu ». On notera cependant, car la coïncidence est troublante, que Jones commence à écrire des nouvelles au moment où il quitte la vie professionnelle active, comme s’il avait déplacé vers la fiction sa manière de maintenir une attention à la vie et son ancrage dans le monde. C’est le poids que l’on croit exercer sur les choses qui détermine, à un certain moment, l’orientation d’une vie.

En poésie comme en prose, l’œuvre de Jones est traversée par quelques lignes de force, des thèmes qu’il retrouve sans… se répéter. Le temps, tout d’abord, le fascine par « sa subjectivité, sa diversité », son aspect malléable qui le rend différent pour chacun, apportant une « accumulation d’événements qui s’articulent de façon curieuse ». La peinture, ensuite, tant dans le questionnement qui préside à la création que dans le mystère de la représentation, spécialement lorsqu’il s’agit de visages, est omniprésente ; si elle n’est pas directement évoquée, on en sent toujours la trame ou l’écho. Elle inspire aussi cette sensualité douce, vivace, toute visuelle pourtant, mais qui suscite le désir d’aller toucher. Et, sans être exhaustif, on tracera un petit paysage jonesien type avec la mer, le soleil, la neige et l’horizon, des racines et des pierres.

Si on peut dire que la poésie de Jones est figurative, il faut signaler que sa prose est elliptique, d’une densité énigmatique, qu’elle use de cette malléabilité du temps, mais aussi d’un sens du raccourci qui l’apparente plus à une représentation sur un tableau qu’à la narration d’une histoire. Comme si, dans le cours de la vie, la troisième dimension, dont on perçoit pourtant la perspective, n’était jamais qu’un trompe-l’œil.

Retracer une vie en quelques lignes tient de la gageure. Je ne voudrais cependant pas oublier de dire que Philippe (Robers-)Jones a aussi été heureux d’écrire de l’histoire de l’art et que c’est dans ce domaine qu’on trouvera la part la plus volumineuse de son œuvre, même si le prétexte de cet article était ailleurs… tout est enchainement / chaque démarche porte / et l’obscur et l’éveil […].

Philippe JONES, Œuvres littéraires, tome 1 : Poésie 1944-2004 ; tome 2 : Fictions 1991-2004, La Différence, 2005

Jack Keguenne


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°139 (2005)