Pleins feux sur Les Éblouissements de Pierre Mertens

Et moi, qu’aurais-je fait?

pierre mertens

Pierre Mertens

Vingt-trois ans après sa parution, le Seuil a la bonne idée de rééditer Les Éblouissements, un des textes majeurs de l’œuvre de Pierre Mertens. Un roman qui, selon une technique chère à l’auteur, chemine dans les labyrinthes de la fiction sans lâcher le fil d’Ariane d’un vécu réel (souvent le sien) considéré dans sa substance essentielle et signifiante. En parallèle, paraissent les actes de la séance publique que l’Académie de Belgique a consacrée à ce livre en octobre 2007. 

Lorsqu’il écrit ce livre, Pierre Mertens approche de la cinquantaine. À peu près l’âge auquel se situe pour son personnage -le poète expressionniste allemand Gottfried Benn, médecin de profession- le choix pervers qu’il fera en adhérant pour un temps au parti nazi en plein dévoiement fasciste et raciste, alors que nombre de ses amis intellectuels – notamment juifs – fuient le pays. Et tant qu’on en est aux concordances, notons aussi, comme Pierre Mertens aime le rappeler, que c’est le jour même de sa propre naissance – le 9 octobre 1939 – qu’Hitler a décidé d’envahir la Belgique. (Si l’on évoque cette mise en perspective, c’est que tous les écrits de Mertens attestent un regard scrutateur sur les éléments que l’inspiration et les cadeaux du hasard présentent à sa plume. Pour les faire parler et retentir entre eux, en exprimer des signes, des symboles, et faire ainsi, au sens premier du terme, œuvre de poète). On sait aussi que le titre Les Éblouissements relève d’une ambiguïté évidemment préméditée en suggérant à la fois la violence de la lumière qui aveugle et les illuminations de celle qui triomphe de l’obscurité: « Et ainsi va, et tant va notre regard qu’il peut, contre toute raison, confondre l’un avec l’autre… ». Sans approcher, il s’en faut, la portée et la profondeur de ce roman fameux couronné par le Prix Médicis, on peut toutefois en rappeler les étapes. Et qu’il se distribue sur une suite de textes relatifs à une année précise et significative de la vie de Gottfried Benn, à l’enseigne de décennies accrochées chacune au chiffre 6, de 1906 à 1956,  date de sa mort. À l’exception du premier chapitre qui, en 1952,  accompagne le poète, alors âgé de 66 ans, à Knokke-le-Zoute où il a été invité à la tribune de la Biennale de Poésie. Un texte où la houle mélancolique des souvenirs imite la mer d’étain qui lui sert de décor. Entre fatigue, remords et interrogations. Défilé des amis d’autrefois, les écrivains et artistes qui n’ont pas accepté le nazisme, comme le musicien Paul Hindemith, et ceux qui en sont morts comme Stefan Zweig, et parfois à retardement comme Klaus Mann. Les amies aussi, les femmes qu’il a aimées : ses trois épouses successives ou la troublante  Else Lasker-Schüler, poétesse éruptive et fantasque qui l’appelait Le Barbare et qui, elle, avait fui la barbarie en 39 et gagné la Palestine où elle est morte dans la misère en 1945. (Notons, au passage et à propos de son extravagance, que cette femme, par ailleurs d’une sensibilité exacerbée, avait accoutumé d’illustrer ses réponses aux lettres de ses amis d’hiéroglyphes signifiant « Allez vous faire déflorer la rondelle, fesses d’huitre! »). On retrouve ensuite Gottfried Benn en 1906, à Berlin où ses études de médecine le confrontent à la mort et aux arcanes perturbants de la dissection. Pratique faisant l’objet d’une description dont le réalisme insistant et  puissamment documenté nourrit les interrogations et les réflexions philosophiques de l’étudiant sur la vie, sur l’art et sur la destinée humaine. 1916 : Benn réside à Bruxelles où il officie en tant que médecin de l’armée d’occupation allemande et spécialiste des maladies vénériennes. Il s’agit pour lui d’une période étrange où l’expatrié vit dans cette ville à découvrir une sorte de rêve éveillé plaqué sur son travail de « requinquage » des putains vérolées et des guerriers de Guillaume II qu’elles ont mis hors combat. C’est là aussi qu’il assiste à l’exécution d’Edith Cavell dont il fait un compte-rendu d’une froideur  « patriotique » propre à susciter la perplexité de ses futurs commentateurs.  En 1926, on le retrouve à Berlin où, veuf d’une autre Edith, sa première femme, et visiblement éprouvé par cette disparition, il poursuit sa carrière de vénéréologue comme sur une trajectoire orbitale dont il n’est ni possible ni opportun de dérailler. Ce texte  dit des « corps vivants » est dominé par la longue conversation entre un Benn désabusé et la prostituée, naguère sa cliente, invitée à son domicile qui est aussi son cabinet de consultation, pour passer la nuit de la Saint-Sylvestre. Échange qui concerne surtout sa relation aux femmes et au cours duquel on ne sait plus bien qui des deux est le médecin de l’autre.  Autre conversation capitale : celle qui, en 1936, se déroule à Hambourg entre Benn et sa fille Nele qui vit alors au Danemark. Lui, rongé par l’amertume et le regret d’avoir adhéré au parti nazi se retrouve pris entre deux feux, doublement rejeté par ses anciens amis et par un régime qui se méfie de ce poète en porte-à-faux avec l’orthodoxie hitlérienne. Tout en battant sa coulpe,  il se cherche aussi des circonstances atténuantes.  En restant en Allemagne et en pratiquant la médecine dans la Wehrmacht, n’est-il pas été plus utile à ses compatriotes que ceux qui ont fui à l’étranger? Maigre et pathétique défense, récusée par Nele et qu’au fond de lui il sait captieuse alors que sa trahison est la moins pardonnable qui soit : celle qu’on se fait à soi-même et à son propre idéal. 1946 : bilan amer d’une guerre et d’un honneur perdus dans Berlin en ruine, mais aussi la rencontre de Benn avec Ilse Kaul, la femme qui admire le poète et reconstruira l’homme qui partagera sa vie jusqu’à ses derniers instants, en 1956, jusqu’à ses « derniers mots ». Jusqu’à son dernier éblouissement – celui de cet amour tardif – qui a su faire pâlir les autres. Ceux qui l’avaient naguère aveuglé et fourvoyé.

Si, lors de la séance publique consacrée à ce livre en 2007, Jacques de Decker affirmait sa très légitime préférence pour les anniversaires (vingt ans en l’occurrence) que l’on réserve aux œuvres plutôt qu’aux auteurs, il reste que, pour Mertens plus que pour tout autre, et en particulier pour ce livre, les écrits sont indissociables de sa personnalité, de ses convictions, de ses passions et aussi des justes réprobations qu’il sait, à tout propos, exprimer haut et fort. « Les occasions d’être en colère sont innombrables aujourd’hui et, si je puis dire, je ne suis jamais en « mal de copie ». Ainsi s’exprime le chroniqueur Mertens au cours de l’entretien avec Pascal Tison qui clôt les actes de ce colloque. Et on n’oublie pas, bien entendu, les engagements humanitaires du spécialiste en droit international, incarnés dans des fictions comme Le bons offices ou Terre d’asile. Si chaque apport des participants à la séance -critique, vénéréologue,  psychologue, philosophe, etc. –  éclaire ces Éblouissements de son propre « projecteur », il en ressort, par livre interposé,  un portrait de l’auteur ainsi traité dans le genre cubiste et révélateur d’une personnalité à la fois multiple et entière. Celle d’un juriste qui selon Bernard Maingain, juriste lui aussi, aurait pu être médecin : « Les corps  sont importants pour les deux savoirs. Ils ont leur logique ». Et cela constitue sans doute un des éléments primordiaux du livre – sensible aussi dans toute l’œuvre de Mertens – que la rencontre intime, parfois paradoxale ou conflictuelle, des logiques de la conscience et de la responsabilité avec celle des corps, objets de jouissance et de précarité. Comme cela apparaît aussi dans l’intitulé des chapitres dont l’alternance consacre cet échange. Difficile aussi de ne pas faire le rapport entre l’exposé circonstancié des rites déjà évoqués de la dissection et l’autopsie d’un comportement pratiquée pour mettre en lumière les circonstances et les périls qui ont pu mener un homme et un artiste, apparemment épris d’humanisme, à s’égarer dans les provinces de l’inhumain. Et ce qui semble plus important pour l’auteur que de flétrir ou de juger, c’est précisément de montrer du doigt le danger qui guette ceux qu’on appelle les « intellectuels » (mais pas seulement) dans un contexte sociopolitique imposé où leur soumission  conditionne leur audience ou leur liberté, voire leur vie. C’est plus vite dit que fait et c’est un des mérites de ce roman que de sonder les reins et les cœurs (l’expression prend ici tout son sens) sans complaisance, mais avec une sorte d’honnêteté à la fois critique et empathique, sous-tendue par la question qui devrait brûler les lèvres de tout homme, de tout écrivain, de tout artiste qui n’a pas vécu directement et en âge utile les circonstances propres à exacerber le dilemme. Question nécessaire à laquelle toute réponse est pourtant impossible : et moi, dans ce cas-là, qu’aurais-je fait?

Cela dit, il serait bien inutile et presque insultant de souligner une fois encore les qualités littéraires de ce livre d’un écrivain dont la plume flamboyante, inventive et  musicale a confirmé, dans tous les genres et sur toute la gamme des sentiments, que rien d’humain ne lui est étranger. Des éclats d’indignation positive face à l’injustice ou à la bêtise (ce qui est loin d’être incompatible) à l’exaltation de la femme et de l’amour, possibles composantes du désespoir.

Ghislain Cotton


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°166 (2011)