Une première pour Pierre Mertens

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Pierre Mertens

Mertens, Piemme, Louvet, Willems, Fabien, Wouters et beaucoup d’autres : nos auteurs, décidément, tiennent l’affiche, en cette saison 1993-1994 qui verra la création d’une vingtaine de pièces belges. Un phénomène d’une ampleur suffisante pour que nous tentions de faire le point sur les initiatives prises pour favoriser l’écriture dramatique dans notre Communauté.

Une enquête publiée récemment par la revue Théâtre public, à Gennevilliers, montrait que Beckett est l’auteur préféré des principaux directeurs de théâtre de la région parisienne. Il est suivi par Koltès, Grumberg et Minyana. Sur les 131 noms cités par ces professionnels figurent seulement deux de nos compatriotes : Ghelderode et Piemme. Il faut croire, cependant, que ces préférences ne sont pas exclusives, puisqu’au moins deux de nos classiques font aussi l’objet d’une programmation à Paris cette saison : Crommelynck (monté au Vieux-Colombier) et Maeterlinck (dont L’intruse sera mise en scène aux Amandiers de Nanterre).

La part occupée par les Belges dans cette enquête peut sembler dérisoire. Il faut dire cependant, pour mieux en jauger la mesure, que les choix étaient manifestés sans distinction d’époque, de nationalité ou de langue, et qu’à côté de Piemme et Ghelderode figurent des écrivains aussi illustres que Tchékhov, Brecht, Sheppard et Pasolini.

Patrimoine communautaire

Depuis quelques années, en Wallonie et à Bruxelles, les initiatives se multiplient pour mettre en valeur le répertoire de notre Communauté. Un effort qui se concrétise, cette année, dans la programmation des principales scènes du pays. Jamais, semble-t-il, on n’aura assisté en une seule saison à la création d’autant de pièces belges. Comme si tout d’un coup les directeurs de théâtre se rappelaient que la défense et l’illustration de notre patrimoine dramatique font partie de leur cahier de charges. À moins que les inquiétudes et les interrogations nées de la perspective d’une régionalisation accrue n’aient suscité un regain d’intérêt pour l’héritage commun à tous les francophones de ce pays.

Quoi qu’il en soit, nos auteurs seront à l’affiche cette saison. Le mouvement a commencé dès l’été, avec la création au Festival de Stagelot d’une pièce de René Swennen, Le soleil et le mousquetaire, qui sera reprise à Liège, au Théâtre de l’Étuve, et à Bruxelles au Nouveau Théâtre de Belgique. À Huy, au mois d’août, la Compagnie du Mauvais Ange nous a fait découvrir, dans son spectacle Hop la, nous vivons ! une pièce totalement inconnue d’un écrivain mondialement célèbre : Célestins Berniquel, une œuvre de jeunesse de Maeterlinck, un vaudeville où celui qui n’était pas encore l’austère prix Noeble que l’on connait s’ingénie, avec une grande habileté perverse, à court-circuiter toutes les règles du genre. Les premiers jours de septembre ont vu la création, au Théâtre de Poche, de Apôtre, de Philippe Blasband, un spectacle présenté par des étudiants de fin de cycle dirigés par Pietro Pizzuti. Mais l’événement institutionnel de la rentrée est, sans conteste, la première de Flammes, de Pierre Mertens. Une double première pour l’auteur des Éblouissements, puisqu’il n’avait jamais auparavant écrit pour le théâtre (on lira plus loin l’interview de Philippe Van Kessel à ce propos). Le Théâtre National pourrait d’ailleurs servir de modèle en matière de défense des écrivains belges : Les amants puérils, de Crommelynck, Atget et Bérénice, de Michèle Fabien figurent aussi à son programme, sans parler d’une commande adressée à Piemme – un dramaturge dont le nom reste par ailleurs attaché au Varia et à son directeur, Philippe Sireuil, qui s’est engagé avec une fidélité sans faille à monter d’année en année les pièces de son vieux complice et qui tiendra sa promesse, cette année encore, en mettant en scène Scandaleuses.

Il n’est, à vrai dire, aucun théâtre qui ne programme son auteur du cru. Le Parc s’associé à Europalia avec Charlotte, de Liliane Wouters. Outre Swennen, le NTB présente une pièce de Luc Dellisse et l’adaptation que Piemme a réalisée à partir de Sade, Les instituteurs immoraux. Le Théâtre Poème assure la reprise de Montaigne au château de Gournay, composé par Jacques Cels. Le Centre culturel d’Anderlecht présentera deux spectacles inspirés l’un de texwtes de Daniel Fano, l’autre, de jean-Pierre Verheggen. L’Atelier Théâtre de Louvain-la-Neuve monte Jacob Seul de Jean Louvet et accueille une création de Frédéric Dussenne et Veronika Mabardi, Titre provisoire, présentée également à Tournai. À Liège, le Théâtre de la Place se risque à montrer à son public Trash, de jacques Delcuvellerie et Marie-France Collard, créé à l’Atelier Ste-Anne la saison dernière. Et sans doute en oublions-nous.

De la page blanche au rideau rouge

Mais à cette concentration spectaculaire s’ajoute un travail plus souterrain, qui vise à promouvoir l’écriture dramatique et à assurer une meilleure circulation des textes. Car un malaise subsiste entre les auteurs et les institutions théâtrales, et le contact entre eux a parfois du mal à se faire. Combien de pièces – fussent-elles même publiées – ne sont-elles jamais portées à la scène ? Pour remédier, ne serait-ce qu’en partie, à cette situation, une association comme le Magasin d’Écriture théâtrale, dirigé par Jean-Claude Idée, organise régulièrement des lectures-spectacles : une manière de hâter la diffusion d’un texte auprès d’un public averti en tâtant les sensibilités. En mai dernier, par exemple, elle a présenté au cours d’un seul weekend pas moins de huit pièces, signés L. Wouters, G. Compère, G. Thinès, P. Vrébos, L. Van De Walle, L. Dellisse, B. Renand et N. Monfils.

La circulation malaisée des textes, la difficulté pour les auteurs de toucher les metteurs en scène ou les responsables des programmations n’expliquent pas tout, cependant, des relations compliquées qu’entretiennent les uns avec les autres : car la décision de monter une pièce suppose une attente aussi bien qu’une entente. Comme faire coïncider les propositions textuelles et les projets scéniques ? Les exigences de l’écriture et celles du plateau ? Comment marier au mieux ces inconnues que génèrent création littéraire et invention théâtrale ? Sous l’impulsion de Pietro Pizzuti, l’association Temporalia a décidé d’attaquer le problème aux racines en réclamant « des écritures pour le théâtre, des théâtres pour les écritures ».

Avec un évident souci de favoriser les expressions novatrices, elle a organisé la saison dernière un stage d’écriture théâtrale dont Jean-Marie Piemme assura la direction. Sur la base d’un premier synopsis, huit jeunes auteurs avaient été sélectionnés, parmi une soixantaine de candidats. Pendant huit semaines, ils ont appris à développer leur sujet, à construire des personnages et une progression dramatique, à agencer des scènes entre elles… bref, à écrire une pièce en allant jusqu’au bout de leur idée.

Au terme du parcours, leurs travaux ont été présentés au Varia en lecture spectacle, avec la collaboration d’une impressionnante équipe de metteurs en scène et de jeunes comédiens. À titre de documents de travail, les pièces ont par ailleurs été éditées chez Lansman, dans la collection Première Impression, en attendant que d’éventuels remaniement permettent la publication d’une version définitive.

Cette année, Temporalia poursuit sur sa lancée en organisant un ambitieux Marathon européen de la Création théâtrale qui réunit six auteurs européens et convie six cellules de création belges à réaliser la première proposition scénique de chaque texte. Avec la perspective d’aller « de la page blanche au rideau rouge », un auteur anglais (Lavinia Murray), un italien (Luca De Bei), un polonais (Tadeusz Slobodzianek), un français (Sylvie Chenu), un flamand (Ed Vanderweyden) et un wallon (Eugène Savitzkaya) sont invités à écrire chacun une pièce. Leurs propositions d’écriture naitront et s’élaboreront durant six mois en étroite collaboration avec les traducteurs qui en assureront la version française, les metteurs en scène et les acteurs qui en réaliseront la création.

À propos de Savitzkaya, dont la pièce La folie originelle, publiée chez Minuit, n’a jamais encore été montée, il nous revient que le directeur d’un Centre dramatique important nous assurait : « Ce qu’il a écrit, ce n’est pas du théâtre ». N’est-ce pas précisément ce que l’on disait, voici bientôt cinquante ans, de Samuel Beckett ?

Carmelo Virone

Philippe van Kessel : des auteurs pour le National

« Jeux d’écriture » : le Théâtre national a choisi pour présenter sa nouvelle saison un thème qui illustre à merveille la vocation du texte dramatique – des mots tracés sur la page jusqu’à leur investissement par des comédiens. Pour marquer concrètement cet intérêt pour les textes, il programme plusieurs auteurs belges, à commencer par Pierre Mertens, qui verra sa première pièce, Flammes, mise en scène par Patrick Bonté. Philippe van Kessel, le directeur du National,  explique quels pourraient être les rapports rêvés entre les théâtres et les auteurs de ce pays. 

Une pièce de Pierre Mertens, notre auteur national, créée par le Théâtre national un 27 septembre, cela représente un événement culturel particulièrement symbolique…
Philippe van Kessel : C’est vrai, mais cet événement participe de toute une démarche. Dans le projet que j’ai remis, voici bientôt quatre ans, quand j’ai été pressenti à la direction du Théâtre national, figuraient des interrogations relatives aux auteurs de notre Communauté. Des questions que je véhiculais depuis l’Atelier Ste-Anne. Comment se donner les moyens pour que les auteurs réécrivent pour le théâtre, comme c’était le cas avant-guerre où la plupart des auteurs étaient des écrivains de théâtre avant toute chose ? Il me paraissait par ailleurs nécessaire de stimuler les jeunes écrivains de notre Communauté, que je trouvais très éloigné du plateau. Le moyen ? des commandes qui aboutiraient à la mise en scène du texte, à la réalisation du spectacle. J’étais très soucieux de faire se rencontrer des écrivains, des comédiens et des metteurs en scène ; et d’amener les auteurs à acquérir un peu la pratique du plateau.
Voilà en gros quel était mon projet sur l’écriture. J’avais d’emblée précisé qu’il me semblait important – ce que le Théâtral national n’a pas fait dans le temps – de passer commande à au moins un auteur par saison. Pierre Mertens était le premier sur la liste. C’est un auteur que j’admire, à la fois, comme vous l’avez dit parce que c’est un auteur national et aussi une sorte de phare éthique pour la plupart d’entre nous. Avec lui, je voulais aller au bout d’une démarche et lui demander d’écrire pour le théâtre. Ce qu’en réalité il n’avait jamais fait. Ses nouvelles ont inspiré beaucoup de metteurs en scène, par exemple Marc Liebens ou, récemment Thierry Salmon en Hollande, mais à part le livret de Gille de Rais qu’il a composé pour le TRM, sur une musique de Boesmans, l n’avait jamais abordé l’écriture théâtrale proprement dite. Donc c’est avec beaucoup d’appréhension qu’il s’est mis à écrire ; et nous voici à la fin du mois d’août avec ce spectacle en répétition qui va naitre le 27 septembre. C’est vrai que Pierre Mertens participe d’un symbole. Je trouvais important de prendre quelqu’un qui soit de cette haute envergure-là, mais mon intention est de progressivement faire découvrir des auteurs de notre Communauté.
Aider au développement de l’écriture en Belgique est une nécessité si on veut se donner une identité culturelle plus affirmée. J’ai peur d’une européanisation de la culture, de holdings culturels internationaux, qui entraineraient un amenuisement de l’écriture de notre pays et une déperdition d’identité.

Comment s’est passée cette commande ? Vous lui avez dit : il faudrait 18 personnages ?…
Non, du tout. Après avoir accepté ma proposition, Pierre Mertens m’a demandé si une de ses nouvelles dans Les phoques de San Francisco, qui s’appelle « La loyauté du contrat », était un bon prétexte pour une pièce de théâtre. Après lecture et relecture, je lui ai dit oui. C’est un texte proche de la pensée de Mertens et dont le propos est très intéressant, même s’il ne contient pas une action théâtrale au sens conventionnel du terme. On y voit l’itinéraire, la quête d’un jeune écrivain appelé à faire la biographie d’un très grand auteur, de réputation mondiale, quelqu’un comme Graham Greene, disons. Recherche, initiative, déception forment une belle trajectoire.

Et vous ne lui avez pas donné de limite budgétaire ?
Non j’ai accordé une liberté totale, de telle manière qu’à la fin, j’ai dû engager quatorze comédiens. Il est vrai que lorsqu’on est à la fois producteur et pas uniquement animateur, on se rend compte qu’il s’agit là d’une production importante.

Aviez-vous un budget spécifique pour la commande ?
Non, le budget est pris sur notre subvention. Mais ça fait partie de nos missions. J’ai néanmoins trouvé une aide privée qui a permis de financer la bourse d’écriture. C’est la moindre des choses de rémunérer les auteurs pour leur travail. Mais je trouve beau qu’un privé participe à l’aventure. C’en est une, parce que l’écriture est l’étape la plus en amont du théâtre. Si la démarche n’aboutit pas, la bourse n’aura pas servi à grand-chose.

Avez-vous le sentiment que les auteurs de notre Communauté parlent plus à votre public qu’un auteur étranger ?
C’est difficile à dire. Il y a des projets et des propos qui sont très proches du public, en même temps il faut des années de confrontation entre l’auteur, le metteur en scène et les spectateurs pour arriver à la maitrise d’un rapport. Pour la mise en scène de Flammes, le choix s’est très rapidement porté sur Patrick Bonté qui est lui-même auteur, notamment d’une pièce sur Félicien Rops. Sa rencontre avec Mertens a été très positive.

Quand vous étiez à l’Atelier Ste-Anne, vous avez accueilli en résidence des gens de théâtre, tels que Yves Hunstadt, qui ont écrit eux-mêmes leur spectacle. Envisageriez-vous, de la même manière d’accueillir des écrivains en résidence ?
J’aimerais bien. Ce sera un peu le cas cette saison. À l’époque du Ste-Anne, j’organisais de véritables ateliers. Les écritures naissaient de mois d’essais, de répétition. Un moment donné, on prenait la décision d’arrêter la recherche et de créer le spectacle. Cette saison, il n’y aura pas d’atelier proprement dit, mais j’ai passé plusieurs commandes.
La pièce que j’ai commandée à Jean-Marie Piemme débouchera sur un spectacle, cette saison. Nous passerons commande encore à deux autres auteurs de la Communauté française, que je n’ai pas encore choisis. Dès que leurs textes seront terminés, ils seront mis en production. C’est une volonté d’aller de A jusqu’à Z, de partir du premier mot de l’écriture jusqu’à la rencontre avec le public. Au mois de mai, des metteurs en scène et des comédiens français et belges (car nous travaillons en collaboration avec Reims) porteront à la scène de nouvelles écritures. En juin, nous présenterons au public six nouvelles écritures, trois auteurs belges et trois auteurs français.

Qu’est-ce, pour vous, qu’un bon texte de théâtre ?
Pour moi, en tant que metteur en scène, c’est le texte dont le propos me semble devoir être montré ici et maintenant et qui, en même temps, échappe d’une certaine manière au théâtre et contienne autre chose, une sorte de diversion à l’action théâtrale. Surtout c’est celui qui m’amène immédiatement des images, qui me fait rêver dès la lecture.

Quelle serait pour vous la politique idéale en matière d’auteurs ?
Idéale, je ne sais pas. Mais rêvée, ce serait d’amener un ou des auteurs à travailler avec notre théâtre, avec les comédiens. Un peu à l’exemple de ce tandem que Chéreau et Koltès ont créé en France. Je ne voudrais pas que ce soit un auteur maison, parce que souvent les théâtres squattent les écrivains dès qu’ils ont du talent. Les auteurs, comme les comédiens d’ailleurs, doivent découvrir d’autres horizons, mais il peut quand même y avoir un esprit de complicité… Il faudrait qu’on puisse faire naitre des auteurs et travailler véritablement avec eux, être proche d’eux même en amont de l’écriture. Ce serait le rêve que chaque théâtre ait un écrivain privilégié à côté de lui, qui soit monté de manière régulière.

Et qu’est-ce que ça suppose comme moyen ?
Un salaire pour l’auteur, sans plus. Mais ça suppose aussi que le genre d’expérience qu’on fait soit multiplié. Il est clair qu’on ne trouvera pas un chef-d’œuvre en une seule saison, il est vrai qu’il y a un fond perdu énorme, il faut le savoir. Mais avec la confrontation avec le public, une dynamique s’installe. Puis il faut publier aussi : c’est une étape nécessaire.

Propos recueillis par Carmelo Virone


Articles parus dans Le Carnet et les Instants n°79 (1993)