Présence d’André Baillon

André Baillon

André Baillon

La publication, en néerlandais, d’une biographie d’André Baillon, surprenante et magnifique (De gigolo Irma Ideaal. André Baillon, of een geschreven leven), nous a paru l’occasion de composer un petit dossier sur l’irremplaçable auteur d’Histoire d’une Marie. Il réunit un entretien avec l’auteur, Frans Denissen. La critique du livre, finaliste cet automne du prestigieux prix littéraire Generale Bank, et qu’on espère voir bientôt traduit en français. La présentation d’un recueil de lettres de Baillon. Un témoignage de Dimitrios Dentsikas qui étudie depuis huit ans le plus poignant de nos écrivains.

Une biographie extrao-ordinaire

Écrivain, professeur d’italien, traducteur littéraire d’italien (et de la première version intégrale en néerlandais du Decameron de Boccace à des romans d’Italo Svevo et de Carlo Emilio Gadda) et de français (Christian Dotremont et surtout André Baillon : huit titres, salués par la critique mais boudés par le public…), Frans Denissen a consacré quatre ans à cette biographie qui tient de l’enquête minutieuse, du journal intime, de la chronique de voyage, du roman. Mêle rigueur et liberté, émotion et impertinence, sens critique et compassion.

Il ne connaissait pas même le nom de Baillon lorsqu’en 1984, un petit éditeur de Haarlem, singulièrement intuitif, lui proposa de traduire Délires. Sur foi d’un de ses textes, paru dans une revue littéraire hollandaise, où il avait décelé des affinités avec Baillon.

denissen de gigolo van irma ideaal

Intrigué, Frans Denissen lisait donc ce livre puis, sous le choc d’une vraie révélation, tous les autres ; enchainait contre vents et marées les traductions ; se prenait à imaginaire un livre sur Baillon, j’oserais dire : avec Baillon. S’imprégnant de tous ses écrits. Cherchant sa trace dans tous les lieux où il vécut, de Westmalle, en Campine, où l’écrivain se rêva un temps éleveur de poules, près de Marie, belle, ronde et calme comme un pommier portant ses fleurs, à Marly-le-Roi, dernière demeure en lisière de la forêt de Saint-Germain.

Au bout de cette odyssée, qui fut, confesse-t-il en préambule, « une corvée et un enchantement », Frans Denissen nous livre un portrait vivant, frémissant, comme nous n’en avions jamais lu. Une histoire de l’homme et de l’écrivain rebelle aux conventions, qui tranche sur celles qui l’ont précédée.

Par sa composition éclatée, scandée d’interludes où l’auteur se prend à partie, avoue ses doutes ; par ses sauts dans le temps ; sa liberté d’esprit, d’allure, de rythme, de ton.

Par ses idées neuves. Denissen est ainsi le premier à considérer Baillon – qui fut brutalement exilé, à la mort de sa mère (il avait six ans et demi), de sa langue maternelle, le néerlandais, et de sa ville, Anvers – comme un écrivain flamand de langue française, dans la lignée de Verhaeren, Maeterlinck ou Elskamp. Lui-même s’est souvent exprimé sur cette double appartenance, observant qu’il pensait et sentait en flamand, ironisant sur l’accent qu’il gardait encore après dix années en France, et affirmant que la seule chose qui comptât pour lui était d’avoir une plume entre les doigts, de manier des mots, qu’ils fussent français, néerlandais ou iroquois ! De même, il s’inscrit en faux contre la légende d’un Baillon écrivain maudit. En réaliste, s’il ne présenta de manuscrit qu’à 40 ans passés, il fut immédiatement reconnu. En Belgique, par Georges Eekhoud qui, bouleversé par le texte que lui a remis un soir un inconnu, lui cède la première place d’une collection nouvelle à l’enseigne de la Soupente, et signe une préface flamboyante (Il est de ces élus qui, ayant du génie, jugent indispensable d’avoir aussi du talent) à ce premier livre de Baillon, Moi, quelque part (1920), qui sortira deux ans plus tard à Paris sous le titre En sabots. En France, par Charles Vildrac, Jean-Richard Bloch, qui dirige chez Rieder la collection des « Prosateurs français contemporains » où, dans le sillage d’Histoire d’une Marie (1921), cité pour le Goncourt et rapidement traduit en sept langues, et d’En sabots (1922), paraitront tous les livres d’André Baillon.

Par sa clairvoyance. Car si cette biographie rayonne de compréhension, de connivence, elle n’est jamais complaisante. Fervent de Baillon, Frans Denissen a perçu admirablement que son art de souffrir n’a d’égal que son art de rire, et, jamais dupe, prouve que l’on peut aimer extrêmement André Baillon sans le prendre toujours tout à fait au sérieux. D’où ce ton d’amitié pudique, de familiarité frondeuse, d’émotion contenue, qui rend étonnamment proche, fraternel, l’écrivain qui, plus que tout autre, s’est acharné à fouiller jusqu’au fond à s’en casser les ongles. Pour atteindre le noyau de l’être.

L’humour d’un tragique

Le Carnet et les Instants : D’entrée de jeu, je voudrais vous dire que j’ai beaucoup aimé votre livre… et pas du tout son titre, à mes yeux gratuitement provoquant.
Frans Denissen :
Ce titre m’est venu spontanément. Je réfléchissais aux rapports entre Baillon et les femmes de sa vie et je me suis dit : le schéma est à chaque fois le même. Il commence par adorer, vénérer la femme comme une madone, une icône, une étoile, puis, graduellement, les rôles changent, et à la fin, la femme travaille pour lui permettre d’écrire. Irma Idéal est un des rares personnages imaginaires de l’œuvre, une apparition, qu’on entrevoit notamment dans Roseau (N’est-ce pas avec rien (…) que l’on crée quelque chose comme un ange. Cet ange exista. Il n’avait pas besoin d’être vrai, il était vrai). Elle est ce qu’est Béatrice pour Dante, Laure pour Pétrarque : le songe éternel, l’amour absolu.

Le sous-titre, André Baillon ou une vie écrite, peut s’entendre de deux façons. Vous écrivez sa vie, ou lui-même l’a écrite, autant sinon plus que vécue. Laquelle est la bonne ?
Les deux le sont et je l’ai voulu ainsi. Il y a chez lui cette obsession de l’écriture dont on a parfois l’impression qu’elle dirige sa vie, au point qu’on peut se demander s’il n’orchestre pas certains événements pour qu’ils nourrissent ses livres. Par exemple, son séjour à la Salpêtrière, au printemps 1923. Mais aussi son histoire d’amour avec Marie du Vivier qui survient vers la fin de sa vie, alors qu’après ses trois livres sur la folie (Un homme si simple, Chalet I et Le perce-oreille du Luxembourg), il connait un passage à vide. Il écrit ses souvenirs de jeunesse (Le neveu de Mademoiselle Autorité, Roseau), reprend le vieux manuscrit de La dupe. Mais ce n’est plus le grand Baillon. Le ressort est cassé. Peut-être cherche-t-il désespérément dans cet amour un nouvel élan… À mon tour, en tant qu’écrivain de sa vie, je suis confronté à la complexité, l’ambiguité des rapports, chez lui, entre la vie et l’écriture, la réalité et la fiction. Cela dit, il serait abusif, simpliste, de le traiter de simulateur, comme d’aucuns l’ont fait.

Vous auriez pu intituler votre livre « André Baillon et moi », car, en marge de sa destinée à lui, vous nous faites participer à un compagnonnage obsédant, qui remonte à votre première traduction, voici bientôt quinze ans. Comment avez-vous su garder la juste distance avec un être qui agrippe le cœur et l’esprit ?
J’ai eu beaucoup de mal à résister à l’emprise du personnage. C’est le styliste qui m’a aidé, par sa distance ironique. Mon rêve, c’était d’écrire sur Baillon comme j’imagine qu’il aurait aimé qu’on écrive sur lui. À ce grand espoir répondent la structure et l’écriture de mon livre. Je crois qu’une biographie académique, linéaire, ne lui convient pas. Et puis, j’ai été irrité par certains ouvrages délibérément noirs, pathétiques, presque misérabilistes. Les titres parlent d’eux-mêmes : Un bien pauvre homme. André Baillon (Roger de Lannay), La vie tragique d’André Baillon (Marie de Vivier)… Or Baillon est un formidable humoriste. Je crois d’ailleurs que tous les grands écrivains sont, en un sens, des humoristes. Autrement, ils ne seraient pas de grands écrivains : une dimension leur manquerait.

Vous réservez une place à part à l’essai de Robert Hankart, La vie tourmentée d’André Baillon (1951), le plus probe et le plus approfondi. Et vous nous racontez votre rencontre mémorable avec l’auteur, à l’allure et aux manières de vieux gentleman anglais.
C’est un grand monsieur, que je suis allé voir dans son village ardennais de Baillonville (aucun romancier n’aurait osé l’inventer !), et qui m’a témoigné une confiance que je n’oublierai jamais. Germaine Lievens, la compagne de Baillon, lui avait transmis les manuscrits et documents en sa possession. Ce fonds Robert Hankart, qu’il a légué en 1957 au Musée de la Littérature, a été enrichi depuis, notamment par les lettres magnifiques de Baillon à son ami Pol Stiévenart, à Marie de Vivier…

Un trésor qui dort, inexplicablement ?
Des mémoires en font état, malheureusement inédits à ce jour.

Destin paradoxal pour un des plus grands écrivains belges… De quel auteur le rapprocheriez-vous ? On a souvent prononcé les noms de Charles-Louis Philippe, de Jules Renard.
Je les ai lus tous les deux, sans leur trouver une réelle parenté avec Baillon. Je penserais plutôt à Céline, pour la sincérité, l’intensité de l’écriture, même si elle va dans un sens tout à fait différent. Mais je préfère ne pas m’avancer, car ma connaissance de la littérature française comporte des lacunes : c’est la littérature italienne qui occupe le plus clair de mon temps !

Si l’écrivain vous étreint toujours, l’homme, quelques fois, vous irrite, vous révolte presque, à force de se perdre dans les méandres de scrupules sans fin, les affres d’une culpabilité qu’il pousse jusqu’à l’autoflagellation.
C’est vrai, il m’émeut et m’irrite tour à tour. Particulièrement lors de cette ultime passion pour Marie de Vivier où il entraine une jeune femme un peu naïve, subjuguée, lui propose instamment de mourir ensemble… Il se torture, mais il torture aussi celles qui l’aiment.

Des trois femmes de sa vie, laquelle a le plus compté ? Marie Vanenberghe, l’épouse aimante, à la bonté inépuisable ; Germaine Lieves, inspiratrice et ange gardien ; Marie de Vivier, dernière brûlure de l’âme ?
Germaine, parce que c’est elle qui a sauvé l’artiste. Lui-même l’a répété cent fois – et lui a, pour cette raison, dédié tous ses livres. Il se croyait perdu pour la littérature ; c’est Germaine, musicienne, qui lui a rendu courage, confiance. Son nom est la seule réponse possible – avec toute la sympathique que j’éprouve pour Marie Vandenberghe, un grand cœur…

Si vous ne pouviez sauver qu’un titre ?
Je choisirais Histoire d’une Marie. C’est le livre le plus riche qu’il ait écrit. Tous les autres sont présents dans celui-là.

C’est pourquoi l’épilogue de De gigolo van Irma Ideaal est une paraphrase du dernier chapitre d’Histoire d’une Marie, où, après avoir mis tant d’années vos pas dans les siens, vous vous accordez la permission émue de mettre vos mots dans les siens ?
Oui. C’est une manière de lui rendre hommage.

Ce livre est un accomplissement, mas aussi la fin du voyage. Une sorte d’adieu ?
Oui et non. Je viens d’achever la dernière traduction que je désirais mener à bien (Le neveu de Mademoiselle Autorité). Je crois que je ne rendrais pas service à Baillon en traduisant les titres qui manquent : Par fil spécial, La vie est quotidienne, Roseau, et les posthumes : La dupe et Pommes de pin. La biographie est écrite, qui m’a fait comprendre encore mieux la lutte quotidienne de Baillon pour trouver le mot le plus juste, le plus efficace. Mais ce que je voudrais, si un éditeur m’en donne la chance, c’est remanier mes premières traductions. À la lumière de ce que je sais à présent, je corrigerais leurs points faibles, et, surtout, je pourrais mieux restituer la musique de son écriture.

Vous ne vous imaginez pas tirant un jour un trait, prenant congé de Baillon comme le fit Robert Hankart, qui ne possède plus un seul de ses livres ?
Non. Je n’imagine pas qu’on puisse en finir avec Baillon.

Frans DENISSEN, De gigolo van Irma Ideaal. André Baillon, of en geschreven leven, Prometheus, Amsterdam, 1998.

La vérité par l’écriture

Dimitrios Dentsikas a consacré en 1991 son mémoire de maitrise (Sorbonne Paris IV) à Un homme si simple. Il a poursuivi son étude de Baillon à travers un second mémoire, dans le cadre d’une thèse de doctorat pour l’université de Tours, qu’il achève : André Baillon : écritures. Un travail de plusieurs années, qui a pris la dimension d’une aventure intérieure.

« Ma recherche, explique-t-il, vise à comprendre la gestation, la genèse d’une écriture qui exprime et soi et l’autre. À saisir comment un écrivain qui, en apparence, ne parle que de lui, interpelle constamment le lecture d’une manière si intense que celui-ci se sent intimement concerné ; prend conscience que les sentiments évoqués ne sont pas seulement ceux de l’auteur mais les siens. Dans mon cas, cette proximité va jusqu’à l’identification : je deviens, je suis le ‘je’ mis en scène.

Le déclic s’est produit à la lecture d’Un homme si simple, où Baillon s’arrache de rouges morceaux de vérité. À partir de ce texte, qui est pour moi le sommet de son œuvre, j’ai voulu démontrer, disséquer le travail (sur lui-même et sur ses écrits) auquel Baillon s’est astreint pour aboutir, en partant d’une écriture fin de siècle, lyrique, ornée, décadente, à la confondante simplicité, le dénuement expressif qui n’appartiennent qu’à lui.

Dans ma thèse, je commence par analyser tous les écrits de jeunesse déposés au Musée de la Littérature (un journal, des poèmes, quelques pastiches d’écrivains naturalistes, des ébauches de récits), qu’il a toujours gardés comme matériaux de livres futurs. Ce premier Baillon, largement inconnu, éclaire la complexité de l’être et permet de mesurer toute la volonté, l’exigence qui lui ont été nécessaires pour se dégager des influences du temps, élaguer, épurer, jour après jours, dans l’espoir de se trouver. Ensuite, j’étudie ses livres, en les confrontant à sa correspondance, quasiment inédite, et au contexte social et littéraire dans lequel il a évolué.

J’espère pouvoir faire sentir à quel point Baillon a vécu pour son œuvre ; combien il s’y est impliqué, sacrifié. Une œuvre qui lui était indispensable pour s’atteindre et pour toucher l’autre au plus profond ».

Francine Ghysen 

Baillon familier

Grand lecteur, bibliophile, Paul Alleman entame en 1925 une correspondance avec celui dont le dernier livre, Un homme si simple, l’a transporté. Entre le jeune Anversois de 25 ans, fasciné par la littérature et l’écrivain qui, à 50 ans, habite depuis peu Marly-le-Roi, se noue une amitié confiante. Le fil s’interrompt, l’été 1930. André Baillon se donne la mort en avril 1932. De lettre en lettre, on écoute un Baillon familier, sans façons, qui se plaint de ne pas trouver à Paris de plumes fines et souples à son gout. Cite ses lectures, plus souvent réservé qu’enthousiaste, sauf pour L’adolescent, de Dostoïevski : À côté de cela, mon cher Ami, tous les autres livres foutent le camp. Évoque ses chats, mais à peine, par superstition : Quand j’en parle, je crains qu’il ne leur arrive quelque chose. En revient toujours à son travail d’écriture que tout dérange, lèse, compromet : les visiteurs qui s’incrustent, le bruit des voisins, les tâches quotidiennes (ficeler un colis de livres confine à l’exploit !), les tracas financiers… ou, plus douloureusement, les périodes blanches, lorsque les mots se dérobent. Ainsi, le 10 septembre 1928 : Rassurez-vous. Je ne suis pas mort, je ne suis pas parti, et je ne déménage que raisonnablement. Seulement depuis décembre, je ne travaille plus. Pas une ligne. Et quand je ne travaille pas, je suis furieux contre tout et tous, même contre ceux qui ont la gentillesse de m’écrire. En quoi, je suis particulièrement injuste. Mais cela ne change en rien mon affection et j’espère que vous m’excuserez.

André BAILLON, Lettres à Paul Alleman, compléments, 1997 (introduction et notes par Georges Schmits)


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°105 (1998)