Quel bonheur : le prince de Ligne est parmi nous ! Tel que l’a dessiné, avec autant de finesse que d’allégresse, Sophie Deroisin, dans une biographie nouvellement rééditée. Tel qu’il se raconte au cœur d’un monde près de disparaitre, à travers ses mémoires, ses récits, sa correspondance, ses réflexions sur la société, les arts, la vie… choisis et présentés par Roland Mortier en trois volumes qui ne nous quitteront plus. On ne se déprend pas du prince de Ligne, cet esprit libre et frondeur, étincelant et profond, noble et léger ; ce styliste admirable, qui a su nous faire entendre « le rire de l’âme ».
Né à Bruxelles au printemps 1735, mort en exil à Vienne en décembre 1814, Charles-Joseph de Ligne incarne comme personne l’Europe aristocratique du 18e siècle.
Ce prince des Lumières, qui se voulait avant tout militaire, mais se retrouverait après la Révolution écarté des combats où, « fou d’héroïsme », il s’était distingué à vingt ans, connut une brillante carrière diplomatique et mondaine. Il fut aussi – surtout – un grand écrivain, resté longtemps dans l’ombre. Car s’il a traversé la vie la plume à la main, c’est seulement à partir de 1795, à l’aube des vingt années de sa retraite viennoise, qu’il commença de faire paraitre les trente-quatre volumes de ses Mélanges militaires, littéraires et sentimentaires, dont les sept premiers – se rêvait-il encore stratège, lui dont les héros se nomment Condé et Turenne ? – sont consacrés à l’art de la guerre. Et c’est l’anthologie Lettres et pensées du maréchal prince de Ligne, publiée à Paris en 1809 par la perspicace Germaine de Staël, qui révéla l’incomparable talent d’écrivain de celui qui n’avait jamais imaginé qu’il lui vaudrait la gloire, longtemps cherchée sur les champs de bataille…
Si, pour Roland Mortier, l’un des plus sûrs connaisseurs du 18e siècle, et singulièrement de l’œuvre de Charles-Joseph de Ligne (il participe notamment à la remarquable édition critique des œuvres (autres que militaires) menée chez Honoré Champion), on doit à l’historien anglais Philip Mansel la biographie la plus complète du prince, nous avons fait nos délices de Sophie Deroisin, parue initialement en 1965 à La renaissance du livre, et qui resurgit sous les couleurs des éditions Le cri et de l’Académie de langue et de littérature françaises. Tant elle est enlevée « à franc étrier » comme aimait vivre Charles-Joseph de Ligne, animée par l’enthousiasme dont il disait : « même porté à l’excès, c’est le plus beau des défauts ». Voilà un livre écrit avec bonheur, avec amour, sur un personnage flamboyant, attachant, paradoxal, que Catherine II a joliment cerné : « cette tête originale, qui pense profondément et fait des folies comme un enfant ».
Sophie Deroisin suit ce grand seigneur d’Ancien Régime (prince de Ligne et du Saint-Empire, baron de Beloeil, seigneur de Baudour, grand d’Espagne, chevalier de la Toison d’or…) en quête d’exploits militaires. L’ami des rois, familier de Marie-Thérèse, François Ier, Joseph II, Catherine II, Marie-Antoinette… L’étoile des cours et des salons. Le voyageur impénitent, sillonnant les routes d’Europe jusqu’en Crimée.
Sourit de ses foucades et de ses impertinences : « À une délégation de rebelles brabançons, qui lui a fait demander, timidement, s’il ne se mettrait pas à leur tête, Ligne a répondu, toujours léger : ‘Je ne me révolte pas en hiver !’ ».
Et n’omet pas (nous non plus !) de citer malicieusement ce trait, rare chez lui qui se targuait d’avoir « six ou sept patries » mais s’exclame après la prise de Vienne : « Si 20 000 Belges avaient été dans les rangs autrichiens, les Français ne seraient pas entrés dans Vienne ».
Elle évoque l’ardent amateur de jardins, qui donna libre cours à son « hortomanie » dans le parc du château familial de Beloeil.
Célèbre les indéfectibles fidélités – à ses souverains, à ses amis, à quelques aimées – d’un homme dont le cœur bondissait d’aventure galante en « passionnette », avec « la meilleure foi du monde ».
S’émeut de son détachement au temps où, « rencogné dans son coin, quand chacun revendique charges et prébendes », il se souvient des fêtes éblouissantes de Beloeil et note, avec plus de dérision que d’amertume : « À présent, je m’amuse de mes privations et je me moque de mon avarice. Pour consolation de tout cela, je savoure à longs traits le plaisir de n’être rien après avoir été quelque chose ». Et lorsque, après l’avoir longtemps oublié, l’empereur François II le nomme, en 1807, feldmaréchal, il apprend la nouvelle dans son lit où, ironise-t-il, « ma paresse me tient très éloigné des bassesses qu’il faut faire pour réussir ».
Le comte de Witte, un courtisan russe, ne s’abusait pas, conclut Sophie Deroisin, en s’écriant, à la mort du prince : « Mes amis, pleurons le dernier des chevaliers français ».
La lucidité et la gaieté
Grand exégète de Charles-Joseph de Ligne, dont il est devenu l’un des éditeurs privilégiés, Roland Mortier propose aux éditions Complexe, en trois élégants volumes sous emboitage, un magnifique ensemble de ses écrits, s’ouvrant par Fragments de l’histoire de ma vie, cette irrésistible autobiographie en zigzag, qu’on croirait écrite hier tant elle respire le naturel, la fraicheur, la spontanéité, la justesse. Qu’on ne s’y trompe pas : si l’auteur se plait à jouer les désinvoltes, les manuscrits attestent de relectures et de retouches scrupuleuses. On peut être à la fois espiègle et perfectionniste !…
Au fil des trois tomes, nous découvrons le portraitiste aigu, pénétrant, toujours personnel. En trois lignes, il campe Joseph II : « Il était tout à moitié ; presque bon, presque aimable, presque grand souverain. La nature ne l’avait pas achevé ». Puis approfondit, nuance le tableau.
L’éternel amoureux, dont les Contes immoraux, allègre transposition de ses intrigues amoureuses, déploient une chatoyante galerie de figures féminines.
Le moraliste et penseur (à sa frondeuse manière : « Je veux que l’on soit philosophe sans le savoir ») de Mes écarts ou ma tête en liberté. Notations à bâtons rompus, jetés sur le papier depuis sa jeunesse avec cette franchise, cette indépendance, ce mouvement, cette gaieté sans illusions qui n’appartiennent qu’à lui. Mosaïque de propos d’humeur, d’idées audacieuses, d’instant d’émotion, de fantaisies roses et de traits noirs. « Je ne conçois pas qu’un homme de mérite soit en place : aussi il y en a très peu ». « La cour vous a oublié. Chantez. Une jolie femme vous a quitté pour un de vos amis, chantez. Demain vous aurez la sienne : et il sera bien plus à plaindre que vous, parce qu’il ne sait peut-être pas qu’il faut chanter ». « L’homme tel que je le désire, capable de grandes choses, ne peut avoir deux mois de raison par an. Je parie que César, Alexandre, le grand Condé n’en ont jamais eu davantage ».
Vif, narquois, il a trop de bon gout (ah ! ce gout, ce tact dont l’absence lui gâche tout…) pour s’épargner. « Moi, qui suit adroit à saisir les ridicules des autres, je serais inexcusable si je ne savais pas saisir les miens ».
Comment ne pas évoquer aussi, fût-ce au galop, le merveilleux épistolier, aux multiples facettes ? Ou encore l’expert poète en art des jardins, qui met autant de sentiment que de science dans son Coup d’œil sur Beloeil et sur une grande partie des jardins de l’Europe ?
Inépuisable prince de Ligne ! Toujours vrai, élégant, incisif, sensible, curieux de tout. À mille lieues des systèmes rigides, des partis pris, des idées reçues. Jamais dupe, ni des autres ni de lui-même. Jamais âpre, cynique ou méchant. Réconciliant la sagesse et les folies, le scepticisme et la passion, la grâce et l’acuité, la frivolité et la gravité, le plaisir de briller en société et celui de « causer avec soi-même ». Et, ultime leçon, la lucidité et la gaieté.
Francine Ghysen
Sophie DEROISIN, Le prince de Ligne, préface de Simon Leys, Le cri et Académie royale de langue et littérature françaises, 2006
Charles-Joseph de LIGNE, Œuvres I, II et III, édition présentée par Roland Mortier, Complexe et Académie royale de langue et littérature françaises, 2006
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°147 (2007)