Le Daily-Bul, modes et travaux

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« Quarante balais ou presque », ce n’est pas trop pour dépoussiérer « le portemanteau des idées reçues » et faire reluire « le régionalisme du cœur ». À l’enseigne nonchalante de l’escargot, voici donc huit lustres que le Daily-Bul cultive la désopilance et moissonne les champs du ténu. Après André Blavier l’année dernière, la Promotion des lettres consacre en octobre une exposition artistique et littéraire à cet autre sous-continent de la Belgique sauvage.

En l’honneur du sympathique gastéropode, Le Carnet et les Instants est heureux et fier de proposer à ses lecteurs un grand Jeu de l’escargot. Construit sur le modèle du Jeu de l’oie, c’est un joli parcours, mais si certaines cases réservent des surprises agréables, d’autres présentent quelques embûches… Mais n’est-ce pas là le plaisir du jeu ? L’escargot se joue seul ou à plusieurs, avec ou sans dé. Le but de la partie est d’arriver le plus tard possible à la dernière case, en s’égarant le plus grand nombre de fois. Lorsqu’il tombe sur une case escargot, le joueur recule du même nombre de cases. Seuls d’insurmontables problèmes techniques ont empêché de donner à l’aire de jeu la forme souhaitable du colimaçon (mais nous faisons confiance à l’imagination du lecteur).

1. À La Louvière au mitan des années 50, il fait presque aussi triste qu’à Verviers où, au cri d’ « Ah c’qu’on s’emmerde ici !», André Blavier et Jane Graverol ont déclaré venue l’heure des Temps mêlés. Singulier privilège de la province belge (est-ce parce que la bourgeoisie locale y est plus bête qu’ailleurs, l’ennui du quotidien plus sensible ?) de faire naitre des foyers clandestins d’ébullition, en façon de riposte à la grisaille ambiante… Adoncques, fuyant la poussière des villes, André Balthazar et Pol Bury, alors libraire désinvolte et membre de Cobra, dénichent à Montbliard en Thiérache une masure insalubre dont ils font bientôt une Académie. L’Académie menant à tout à condition d’en sortir, rejouez une fois. 

2. Institution aux « statuts souples», aux « mobiles imprécis», ce cénacle du dimanche a tout de l’école buissonnière. Les séances essentiellement récréatives réunissent, outre nos deux compères, Achille Chavée, Marcel Havrenne et Paul Colinet, esprits rompus s’il en est au « charme de l’inopiné », et au « vertige de l’imperceptible ». Entre les parties de boule et les spéculations collectives, la pensée Bul nait presque par mégarde et nos académiciens s’empressent de ne pas la définir. Méditez sur le brin d’herbe et passez votre tour.

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3. Case escargot. « Quand j’entends le mot culture, je sors de ma charrue» (Anonyme).

4. À toute assemblée même champêtre, il faut un moniteur. Ce sera le Daily-Bul. Imprimé à la fortune du mot sur une vieille presse clandestine, ce bulletin à la périodicité intermittente balise un territoire borné à l’est par le fugace, à l’ouest par le fortuit, au nord par l’incongru, au sud par le non-sens. Les collaborations y seront nombreuses, entre les quatorze livraisons qui se succèderont de 1957 à 1983 sur des thèmes aussi fertiles que « La continence », « Quoi que vous fassiez vous êtes toujours ridicule », « Hommage au piédestal », « T’as le bonjour d’Aristarque », « Bah ! », « Oï Pierre Loti (numéro islandais) », « Minuit vingt-cinq centimes » ou « Le nouveau réalisme dépasse-t-il la fiction ? ».

5. Insensiblement, l’escargot entame sa mue et de moniteur se fait éditeur. À l’écart des usines à produire des livres, la ferveur artisanale qui l’anime l’entreprise, depuis Laetare d’Achille Chavée (1959) jusqu’aux Petits gris de Roland Breucker (1998), concourt à faire de chaque ouvrage sorti des presses à bulles un objet unique, par le format, la mise en page et la typographie. Objet de plaisir, à lire ou à regarder (d’emblée l’image joue un rôle essentiel dans la cristallisation de la pensée Bul, voyez en case 15), invitation à prendre la clé des champs. Abandonnez le jeu et sortez faire un tour.

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6. Case escargot. « Quant aux livres, il est merveilleusement juste que la plupart d’entre eux s’ouvrent et se ferment sur une page blanche» (Marcel Havrenne).

7. Scutenaire, les frères Piqueray, Alechinsky, Dotremont, Robert Willems, André Blavier, Jean Raine, Irine, Marcel Mariën ;
et Claude Haumont, François Jacqmin, Jacques Meuris, André François, Henri Storck, Jacques Richez, Olivier Smolders, Camille de Taeye, Antonio Segui, Claude Bourgeyx, Roland Breucker ;
sans oublier Topor, Arrabal, Gaston Chaissac, Joyce Mansour, Marcel Béalu, Maurice Henry, Noël Arnaud, Alain Borer, Jean Tardieu et Julio Cortazar ont contribué parmi d’autres au progrès et à l’expansion de la pensée Bul. Pour une autre liste, avancez en case 16.

8. L’éventail ainsi déployé traverse si paisiblement les frontières, les courants de sensibilité et les générations qu’il laisse rêveur. Ni groupe ni encore moins école, mais constellation d’esprits libres, l’internationale buliste, et c’est à son honneur, scintille de solutions divergentes. « Essentiellement pragmatique», la pensée Bul « n’est pas souvent ce qu’on croit, elle en serait même, le cas échéant, tout le contraire» (Havrenne). Finalité sans fin, elle se défie des ambitions plastronnantes et des programmes communs et ne veut se connaitre qu’a posteriori. Placez-vous sur une case située devant le joueur qui vous précède, s’il y en a un.

9. Et l’on mesure à distance les mérites de cette modestie tactique, qui aura refusé les commodités d’un classement par genres ou par chapelles pour accueillir dans la plus extravagante promiscuité poètes, dessinateurs et plasticiens, cinéastes et photographes.

10. Sans limite assignable dans l’espace et le temps, la pensée Bul relève de fait d’une attitude de l’esprit, plus que d’une esthétique ou d’un mode d’investigation déterminés. Son influence parait même s’être exercée rétrospectivement sur des passants aussi considérables que Shakespeare, Lichtenberg, Hugo, Baudelaire, Carrol, Flaubert, Fourier et beaucoup d’autres, bulistes involontaires ou par anticipation. Le pas de côté, la logique dérapante, la vertu de dérision, le gout des marges (celles des cahiers d’écolier, non celles d’un anti-art aussi officiel que l’autre) pourrait résumer ce qui unit bulistes opiniâtres ou intermittents. Passez la nuit sur cette case.

11. S’il ne s’agit pas de changer le monde, dira Pol Bury dans La boule et le trou – cette boule promise à un bel avenir cinétique – il reste en effet « la possibilité de le narguer» en s’emparant des éléments les plus banals de l’existence pour les métamorphoser en perles d’humour et d’insolence.

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12. Case escargot. « L’inattention de ce qui nous entoure, l’inattention à ce qui nous entoure ne peut être qu’un garant précieux de notre excroissance» (Palone Bultari).

13. Le travail du Daily-Bul repose conséquemment sur une liaison permanente entre praxis et théorie qui vise à donner, à la lumière du matérialisme dialectique et de la psychanalyse, une définition du langage poétique lui-même. Attention, vous êtes tombé sur une case menteuse. Retournez au départ.

14. (Qui est la suite véritable du 11.) Aussi bien, de livres enchanteurs en précieuses poquettes volantes, la pensée Bul s’incarne électivement dans les petites formes. Elle chérit l’aphorisme et la fable expresse, le bestiaire facétieux et la fantaisie potagère, la divagation grammaticale et la statistique saugrenue, la devinette en trompe-l’œil et le viatique portatif des abécédaires, qui sont autant de moyens sûrs de jeter le lecteur dans une saine perplexité. Seul un 6 vous permettra de sortir de cette case.

15. Manière sans doute de subvertir en douceur la hiérarchie du majeur et du mineur. Mais encore de brouiller les frontières entre les territoires. À cet égard, on ne peut qu’être frappé des complicités heureuses qui se seront nouées au sein du Daily-Bul entre écrivains et artistes. Dès le premier numéro du Moniteur, des rapports neufs s’instaurent entre textes et images : confrontations insolites d’où jaillit la surprise ou l’éclair poétique, par la magie de vignettes puisées au vivier des gravures anciennes.

16. Par la suite, enquêtes, expositions et livres feront part égale aux textes et aux interventions graphiques, tandis que les Poquettes volantes s’ouvriront aux imagiers miniatures d’artistes aussi différents que Folon, Jacqueline de Jong, Adrien Dax, Geluck ou Ronald Searle. Déliée de la fonction illustrative qui traditionnellement l’inféode à l’écrit, l’image bul se fait rébus ou carte postale, se prête à Dix-sept ramollissements, à mille détournements, invente d’autres façons d’y voir. Rejouez deux fois.

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17. Case escargot. « La chaise est toujours assise» (Achille Chavée).

18. Et ainsi va la pensée Bul, creusant dans les champs du ténu des sillons « semblables à ceux que le gai laboureur trace à l’aide d’une fourchette dans la confiture d’abricots» (Boris Vian). Il est toujours souhaitable, et le buliste s’y emploie avec un alliage d’attention extrême et d’inadvertance, de « traquer la bête folle de l’usage».

19. Envisager dans leur médusante banalité les objets de la vie courante, considérer comme Georges Vercheval la fenêtre dans son opacité paradoxale, méditer sur la silhouette avec Lourdès Castro, traquer tel Bury l’intervalle infinitésimal qui sépare l’immobilité du mouvement, n’est-ce pas la meilleure manière de désarçonner la paresse des habitudes mentales ? Le buliste, c’est celui qui a tout déplacé quand vous arrivez.

Thierry Horguelin


« Daily-Bul, quarante balais et quelques ». Exposition organisée par la Promotion des Lettres belges à la Maison du Spectacle La Bellone, 46, rue de Flandres, 1000 Bruxelles. Du 2 au 30 octobre. Le catalogue, mis en page par Yellow Now et publié aux dépens du Daily-Bul, se présente coiffé d’un long entretien de Jean-Pierre Verheggen avec André Balhazar et chaussé d’un abécédaire illustré. Raymond Vervinckt en a assuré l’impression. Les escargots sont dus à Roland Breucker.


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°104 (1998)