« Qui a peur du fantastique belge ? » Telle est la question posée par les animateurs du stand de la Communauté française de Belgique au prochain Salon du livre de Paris. La littérature fantastique est une tradition bien ancrée dans notre pays. Mais quel rayonnement a-t-elle encore aujourd’hui ? Nous avons demandé leur avis à Alain Dartevelle et Jean-Baptiste Baronian, deux écrivains qui sont aussi de fins connaisseurs de la question.
Une fin de siècle fantastique ?
Invité à tirer au clair la mouvance fantastique, à dégager les règles de sa logique contrariée, je me tâte. Ah ça, le beau sujet ! Fascinant comme l’impossible, autant que puéril, et rebattu, tel le pont-aux-ânes d’un continent littéraire… Un continent ? Plutôt deux, au moins deux…
Car qui théorise, et bien sûr schématise, sait vite qu’un océan – l’Atlantique, pour le nommer – partage les pulsions fantastiques entre l’Europe et l’Amérique, de vieux amants qu’oppose aussi leur utilisation de l’imagerie du genre ??? Dans le cas de la veine européenne, le parcours mental est roi, qui dessine tout à la fois la ligne du récit et la panoplie d’images lui donnant consistance. Se souvenir de Novalis, qui transpose l’évolution psychique dans un pseudo-réel. Voir la permanence des esprits de Meyrink traversant à leur guise les époques et les sociétés. Même si l’on remonte au déluge fantastique, soit le roman gothique, le fatras visuel (cloitres obscurs, cimetières sous la lune, ruines médiévales) est nettement subrogé à la dérive mentale du héros, dont il fournit un équivalent tangible. Bref en Europe, l’aventure fantastique est surtout intérieure.
Or, mis à part l’adaptation rococo qu’il fait de l’abc freudien, le fantastique américain me semble tout autre, lui qui relègue au second plan le moi de l’auteur. La cible est le lecteur pris au piège d’une réalité divergente, dotée d’une existence propre, distincte des fantasmes d’un « possédé ». Chez Lovecraft, les forces fantastiques préexistent au héros, elles travaillent et recomposent la réalité. Et d’illustrative qu’elle était, l’imagerie devient moteur du fantastique. L’évolution récente met d’ailleurs en avant le monde urbain et actuel : la ville, les voitures, les objets usuels sont les lieux privilégiés du processus de contamination fantastique. Une recette mise au point par Robert Bloch, et que Stephen King pousse à ses dernières extrémités.
Mais les Belges, dans tout cela ? Eh bien, force est de reconnaitre qu’ils n’ont pas inventé grand-chose, même s’ils se sont taillé leur part de petits fauves dans la ménagerie des délires littéraires, de ce côté-ci de l’eau…
Toutefois, à bien y regarder, ils ont ce mérite d’avoir esquissé la fusion des tendances. Relisez celui des Jean Tau qui ne se prend pas pour un yankee. Revisitez Jean Muno, Thomas Owen, Gérard Prévot, et vous vérifierez que l’école belge s’enracine volontiers dans un réel ordinaire, délibérément reconnaissable, sans toutefois naturaliser l’inexpliqué : l’irruption du fantastique découle d’obsessions interprétant les choses selon les aléas du je du narrateur. Une façon de pont projeté entre les deux tendances d’un genre dûment catalogué.
Fort bien. Et après ? Faudra-t-il reproduire indéfiniment ce petit miracle d’équilibre, la réunion d’antagonismes qui fonderaient l’identité de notre fantastique ? Ou le moment ne serait-il pas venu de mettre à mal la logique des genres ? De se jeter à la mer d’une littérature sans nom, de plonger dans le bain de l’époque ? Tenter le grand saut qu’a réussi le polar, en somme, lui qui a conquis le mainstream littéraire par une mutation sublime : faire de la recherche d’un coupable, d’une victime ou d’un délit, celle de soi-même… Et pour le fantastique, l’occasion est belle d’utiliser spontanément cette tant décriée indistinction des valeurs qui caractériserait notre fin de siècle. Une pagaille des idées où tout vaudrait tout, et où la résurgence de religiosités venimeuses autorise les pires aberrations. Partir de ce chaos et restaurer l’imaginaire comme moteur du monde, au service d’un projet littéraire que rien n’inféode. Je rêve ? Pas si sûr. Déjà les indices existent, d’une littérature aussi variée que la vie, où le fantastique déploie ses fastes sans avoir mauvais genre. Je songe au trop méconnu Monsieur Rutil, de François Muir. Je lorgne du côté de l’Izo, de Pascal de Duve. Je parle de Jean Claude Bologne, de sa manière d’être à tu et à toi avec la diversité du mental et du monde. Ce n’est, évidemment, encore qu’un début ! Mais je me prends à croire que le fantastique a plus que jamais sa place, dans le seul voyage romanesque qui vaille le détour : restituer à demi-mot ou très crûment ce que nous savons déjà, oh d’aussi loin que nous vivons, mais ne nous expliquerons jamais.
Alain Dartevelle
C’est la faute à Werner
J’aime bien Werner Lambersy. J’aime l’homme et j’aime le poète que j’ai découvert au début des années 70, alors que ses premiers recueils étaient édités chez Fagne. Je l’ai un peu moins aimé quand il m’a demandé un bref propos sur la littérature fantastique belge : j’ai déjà tellement écrit sur le sujet que je ne vois pas ce que je pourrais encore ajouter.
À la réflexion, si. Deux ou trois choses auxquelles je crois et qui méritent d’être répétées. J’ai ainsi la conviction que quelques-uns des écrivains belges les plus importants sont tous des fantastiqueurs (le mot n’est pas un mauvais néologisme ; il a été inventé par Théophile Gautier en 1830 !). Je pense à Franz Hellens (aux premiers Hellens), à Michel de Ghelderode, à Jean Ray, bien entendu, et à Marcel Thiry. Et ils sont tous des créateurs à part entière, alors que la plupart de leurs contemporains n’ont jamais été que d’honnêtes artisans de l’écriture. De la même manière, je pense que l’écrivain belge le plus marquant et le plus inventif de ces trois dernières décennies est, lui aussi, un vrai fantastiqueur. C’est Jean Muno. Beaucoup le savent mais ceux qui prétendent, en Belgique, gouverner le petit monde des lettres et qui se poussent du col ne sont pas prêts à le clamer haut et fort. On devrait glorifier Jean Muno, sans la moindre réserve. Et arrêter de nous faire croire que X, Y ou Z, sous prétexte qu’ils occupent le terrain, ont une quelconque envergure. Et puis je n’oublie pas Guy Vaes, Gaston Compère, Anne Richter ou Alain Le Bussy.
Je ne suis pas obnubilé par le fantastique et je ne réduis pas toute la littérature belge de langue française à cette unique dimension. Mais ce dont je suis sûr, c’est qu’elle est extraordinairement riche et qu’elle est un des rares domaines littéraires où en Belgique on peut parler à juste titre d’une spécialité culturelle. Werner Lambersy me demande un avis : je le donne. C’est un peu sa faute si je m’emballe.
Paris, février 93.
Jean-Baptiste Baronian
Les vies multiples de Baronian
Romancier, essayiste, journaliste, éditeur : le monde de Baronian est tout entier celui des livres et de l’écriture. Celui qui a tant fait pour la défense et l’illustration de la littérature fantastique est aussi l’auteur d’une œuvre particulièrement diversifiée.
Il a publié de nombreux romans et recueils de nouvelles, sous son nom (derniers titres parus : La vie continue et La nuit aller retour, chez Bourgois) et sous le pseudonyme d’Alexandre Lous (Meurtres sans mémoire, Jugement dernier, chez Denoël). Comme essayiste, on lui doit notamment Un nouveau fantastique (L’âge d’homme), Panorama de la littérature fantastique de langue française (Stock) et une étude sur Jean Ray, l’archange fantastique (Librairie des Champs-Elysées). Dans un autre registre, il a également fait paraitre ses Écritures pour saluer Jo Delahaut (Delta). Il a par ailleurs réalisé de nombreuses anthologies, dont La Belgique fantastique (Marabout et Jacques Antoine) et la série « rouge » publiée par Julliard : Trains rouges, Potions rouges, Enfants et Livres rouges.
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°77 (1993)