
Raoul Vaneigem
À force de considérer Raoul Vaneigem comme une figure emblématique, voire mythique, de mai 68, on finirait par oublier qu’il est bel et bien un homme d’aujourd’hui. Dans un essai à la manière de Montaigne paru l’automne dernier, il livrait pour la première fois, à 69 ans, des réflexions sur l’expérience de sa vie. Il revient ici sur cet ouvrage en répondant par écrit aux questions du Carnet.
Le Carnet et les Instants : Vos fidèles (ne vous méprenez pas sur le mot !), qui connaissent votre refus maintes fois affirmé de toute interview, ont été estomaqués, le 12 septembre 2003, à la lecture du titre d’une page entière du Monde (que par ailleurs vous n’avez jamais ménagé) : « Conversation – L’auteur du Traité de savoir-vivre etc. »
Raoul Vaneigem : Connaissant mon refus d’accorder des entretiens, mon ami François Bott m’a proposé de répondre par écrit à ses questions sur Le chevalier, la dame le diable et la mort. Je me suis accordé le privilège d’accéder aux sollicitations de l’amitié comme de refuser celles qui relèvent d’un simple souci de promotion journalistique. J’y trouve de surcroît la garantie que mes propos ne seront ni déformés ni résumés maladroitement.
Votre dernier livre ne mégote pas les détails intimes, voire crus, vous concernant ; à cela non plus, vous ne nous aviez guère accoutumés.
Steiner parle à juste titre de la « pornographie de l’insignifiant ». L’insignifiant, pour moi, c’est ce qui ne participe pas de l’exubérance et de l’affinement du vivant, c’est ce qui dépouille l’humain de son sens et le tourne en son contraire. Le mot de Montaigne, « élevé au plus haut trône du monde, nous ne sommes jamais assis que sur notre cul », ne souligne pas seulement l’hypocrite vanité du pouvoir et de l’esprit qui prétendent gouverner le corps, il rappelle que la génitalité est le fondement d’une existence attachée à se vivre authentiquement, non, comme à l’ordinaire, par procuration et par représentation. Enfouir ses pulsions animales dans les arcanes de l’innommable ou les exhiber sur le marché des valeurs spectaculaires relève d’un même mépris de notre animalité : on ne veut pas que l’énergie bestiale inhérente aux pulsions soit affinée et œuvre à la transmutation de l’homme en être humain.
Un article du Soir, consacré au Chevalier, vous définit comme un « philosophe belge » ; vous acceptez l’étiquette ?
J’ai trop à faire d’être moi, de me préoccuper de mon bonheur et de le parfaire en favorisant celui des autres, pour me soucier de définitions et d’étiquettes, qu’elles m’identifient à une fonction, à un métier, à une réputation ou à une appartenance géographique.
Le premier chapitre s’intitule « De la sensibilité », où des esprits chagrins dénonceraient de la sensiblerie.
La cruauté et la sensiblerie ou sentimentalisme sont les fruits vénéneux de la sensibilité blessée. L’écorcheur est ou a été le plus souvent un écorché vif. On taxait hier de sensiblerie Charles de Ligne qui avait interdit d’appliquer les punitions corporelles aux soldats de son régiment. Dans un temps où le cynisme affairiste liquide les acquis sociaux, bousille la nourriture de qualité, condamne les hôpitaux au délabrement, stérilise les sols, épuise les océans, envoie à la casse l’enseignement, le secteur public et les industries prioritaires, il est normal que la froide logique du profit, des nécessités boursières, du clientélisme politique ignore l’intelligence du cœur et assimile à de la sensiblerie le fait de dénoncer les mauvais traitements qu’elle inflige à l’homme, à la femme, à l’enfant, aux bêtes, à la nature. C’est seulement en fortifiant la sensibilité dès l’enfance et en lui donnant les armes de l’intelligence que nous éradiquerons la barbarie et la larmoyante complaisance de ses victimes.
Dans un pays où la tintinologie est quasiment discipline universitaire, vous blasphémez contre Hergé, « l’auteur de Tintin dont la sottise est consternante », pour lui préférer André Franquin.
Vous auriez pu lui adjoindre une autre gloire belge, Simenon, l’Eugène Sue du pauvre, dont Scutenaire résumait en une phrase la teneur en valeur humaine : « les filles de ses romans on les dirait conçues non pas avec du foutre mais avec de l’urine ». Oui, je préfère Franquin et quelques autres, dont l’humanité et le talent n’ont pas de patrie.
La pitié et la compassion vous irritent, mais « la présence d’un seul être qui souffre est une atteinte à [votre] bonheur ».
Je ne pense pas qu’il entre de la pitié et de la compassion dans le bonheur des amants attentifs à leur commune jouissance. Le plaisir partagé s’accroit. Être heureux seul, c’est assigner des limites au désir, qui n’en tolère aucune.
Quelqu’un qui, comme vous, vit, et ne s’en cache pas, d’expédients, trouve-t-il dans son verre assez de Lagavulin, de bonnemare, de pétrus ?
Le comble de l’ignominie économique, c’est de lui sacrifier les joies de l’existence et de vivre misérablement. Beaucoup d’argent dévore, trop peu épuise. Un minimum, assuré tant bien que mal, permet de comprendre que si l’avoir compense les carences de l’être, la qualité de vie compense aussi les carences de l’avoir. Je préfère à tant de dépenses inutiles un achat qui contribue à mon plaisir. Une bouteille de Lagavulin me dispense de trois mauvais whiskies. Ma voiture roule à l’extrême limite de ses possibilités, mes fringues sont quelconques, mes livres achetés d’occasion mais je recherche une nourriture et des moments dont la simple qualité m’enchante, et me préservent des ennuis de santé qu’entrainent les repas moroses. (Le pétrus est rare, hélas, et offert par un ami qui a le talent, aujourd’hui en voie de disparition, de le « récupérer », comme disaient les anarchistes).
Qui vous a fait découvrir l’ébouriffant grammairien Jean-Pierre Brisset : Queneau, ou l’André Blavier des Fous littéraires ?
André Breton dans son Anthologie de l’humour noir.
Seriez-vous prêt à défausser une pensée pour succomber à la tentation d’un superbe aphorisme comme celui-ci : « La profession de foi des poules est exemplaire » ?
Non. Je ne me soucie ni de plaire ni de concocter de jolies formules. En revanche, en replaçant la phrase dans son contexte, vous comprendrez sans peine pourquoi il y a tout lieu de se méfier des journalistes : « Si j’avais à découvrir en quel lieu réside l’idée la plus appropriée que l’on se puisse former d’un Dieu compatissant, j’rais la chercher parmi les volailles de basse-cour, s’égaillant dans l’enclos, forniquant sans réserve, recevant leur nourriture d’une fermière qui pousse la sollicitude jusqu’à leur prodiguer de bonnes paroles et, par un beau matin, les égorge. Le maitre qui accorde la survie n’est-il pas en droit d’y mettre fin à sa convenance ? La profession de foi des poules est exemplaire ».
Vous assumez paisiblement vos contradictions : ne pas tuer mais accepter que d’autres garnissent votre assiette de poulets et de cochons ; consommer avec excès les nourritures et les boissons mais célébrer l’affinement du désir.
Je m’emploie aussi à gagner l’argent du mois tout en m’efforçant de détruire la civilisation marchande. J’avoue que, peu enclin à la frugalité, je succombe à l’hypocrisie qui confie à des mains mercenaires le soin de garnir mon assiette de poulets, de veaux, de bœufs, de cochons, avec l’apaisement un peu trouble qu’ils ont connu la liberté des prés, ménagée par l’agriculture écologique, et ont échappé aux sinistres élevages concentrationnaires. Oui, ce sont des contradictions, elles ne sont pas paisibles, comme c’est le cas dans l’outrance occasionnelle où je retrouve simplement la source de cette prodigalité sans laquelle il n’est pas d’affinement possible.
L’âge ne vous effraie pas : « Je veux, à jamais, rester dans la conviction que tout commence aujourd’hui ».
L’âge est la dernière forme de l’apartheid. C’est cela que je veux briser et je ne vois pas pourquoi je ne ferais pas, de la tentation de vivre chaque jour comme un renouveau, une tentative sans cesse recommencée.
Dans le chapitre intitulé « Du labyrinthe », vous vous défendez contre un procès de superstition éventuel, et affirmez qu’appréhender « le moi et le monde comme un labyrinthe [vous] a fait aborder aux rives d’une conscience nouvelle ». Il s’agit là d’une démarche poétique proche de celle de René Nelli, selon lequel la fonction de la poésie est de nous mettre dans l’état de grâce où nous devrions être devant les choses si la vraie vie n’était pas absente.
Je pense que la vie est encore une terra incognita. Au-delà de son appréhension traditionnelle par les voies de la mystique et de la science, il existe sans doute un mode de connaissance qu’induire son exploration, une fois que le vivant aura cessé d’être marginalisé et réduit à l’inconsistance par le despotisme de l’économie de survie. La formule de René Nelli, que vous citez, me plait assez. Il existe sans doute un art de la grâce et de l’effort qui est à l’état brut chez l’enfant et dans l’instant de création. Les Grecs l’appelaient poésie en lui prêtant le pouvoir de l’action. Tout est encore à inventer, nous nous sommes contentés jusqu’à présent de simulacres. Nous connaissons mal la rationalité de l’enfant et nous ne subissons que trop la logique puérile des adultes qui se sont coupés de leur enfance et l’ont refoulée.
Vous êtes conscient de la difficulté de vos livres, syntaxique, mais aussi lexicale – on rencontre ici phéromones, phlogistique, cavillations, drailles…
Les débilités qui forment l’essentiel de l’information rabâchée chaque jour ne présentent pas de difficultés, en effet. Quant aux mots, je n’ai jamais autant consulté le dictionnaire qu’en lisant le roman populaire (le terme n’a rien de péjoratif) de Pierre Magnan, La maison assassinée. L’auteur leur a aimablement conféré la beauté de la précision.
Vous avez succombé aux charmes des relations polygames, avez estimé qu’un jour « sans faire l’amour était un jour perdu », et vous continuez d’aspirer à l’amour absolu.
On court sans doute quantité d’aventures amoureuses à défaut de connaitre la qualité d’une passion. Don Juan meurt de ses amours mortes. L’amour absolu ne meurt as, c’est notre part d’éternité. Du moins est-ce ainsi que j’essaie de vivre.
Vous revendiquez, peut-être en un discret clin d’œil aux Œuvres complètes de Sally Mara, de Queneau (il fut, avec des Forêts, l’un des premiers supporteurs du Traité), le droit d’écrire bitte avec deux t ; mais citer la triple trappiste de Westmalle en écrivant, par deux fois, Westmaele, c’est impardonnable !
Je réprouve le pardon, la culpabilité, la punition, mais je reconnais le droit à l’erreur et à sa correction. Je m’interroge sur mes raisons d’accabler d’une telle aberration orthographique un mot dont la réalité est si souvent présente à mes yeux. Décidément, le familier nous est le moins connu. Je m’engage – et vous ajouterez ce fait à mes contradictions – à boire davantage de cette admirable bière brassée par des moines, ad majorem Dei gloriam, je suppose.
Depuis toujours, vous annoncez un changement de civilisation ; vous en percevez encore quelles prémices ?
Votre question me ravit. Le reproche qui m’est le plus souvent adressé est de me répéter. Et voilà que vous m’obligez, une fois de plus, à reproduire textuellement ce que j’écris depuis près de dix ans : « J’aimerais assez que les ennemis de l’affairisme s’épargnent le ridicule d’appeler ‘nouvelle économie’ la phase terminale d’un capitalisme qui n’investit plus que dans le circuit financier et bousille tout, y compris sa propre survie, pour accumuler sur le néant de l’être et de l’univers la manne hypertrophiée du profit vite et mal acquis. Il faut appartenir à la meute journalistique, aboyant au coup de botte des maitres-esclaves, pour habiller de modernité le délabrement du vieux système économisant l’homme à des fins de plus-value et pour prêter de la vivacité à ce toton monétaire tournicotant sur une plate-forme boursière, dont les deux piliers de soutènement, la production et la consommation, s’écroulent. S’il existe une nouvelle économie, c’est celle qui mise sur l’utilisation d’énergies dispensées gratuitement par le milieu naturel, sans qu’il soit nécessaire de les arracher de force à la terre, aux océans, à l’air, aux règnes minéral, végétal, animal et humain. Prendre conscience de la mutation économique en cours, c’est préparer le contrôle d’une révolution marchande dont les ruisseaux épars formeront des fleuves. L’histoire n’a connu de révolutions que dictées par des impératifs économiques, la conscience humaine s’y est toujours immiscée et elle n’a récolté que des défaites – qu’il s’agisse des mouvements communalistes des XIIe et XIIIe siècles, des Droits de l’Homme, de la Commune, des conseils ouvriers, des collectivités de 1937. Cessons d’ignorer ce qui se passe sous nos yeux : une révolution est en train de s’opérer, elle prône le retour à la valeur d’usage, le développement des énergies renouvelables, la fécondité naturelle des terres et des océans, la fin du travail servile et le règne de l’inventivité. Ce n’est ni plus ni moins qu’une révolution économique, elle tentera de nous gruger en se servant comme d’un appât de la marchandise rénovée. À nous de la dépasser en instaurant la gratuité de la vie ».
Raoul VANEIGEM, Le chevalier, la dame, le diable et la mort, Le Cherche-Midi, 2003
Pol Charles
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°132 (2004)