Raoul Vaneigem, les plaisirs et les ombres

Les plaisirs et les ombres

Raoul Vaneigem

Raoul Vaneigem

Donner carte blanche à Raoul Vaneigem pour une exposition à la Fondation pour l’Architecture, voilà une bonne idée ! Qui, à peine énoncée, parait tellement évidente, nécessaire, qu’aussitôt on voudrait protester : pourquoi personne n’y a-t-il pensé plus tôt ? N’était-il pas claire depuis longtemps que cet artificier du désir, dans ses essais sur le malheur humain et les moyens de s’y soustraire, s’appuie toujours sur une observation concrète de la façon dont le monde s’organise ? Et que, partant, ses critiques et propositions sociales impliquent une reconsidération de notre espace de vie ? Pourquoi avoir attendu jusqu’à aujourd’hui ? Par excès de tempérance, sans doute.

Vaneigem lui-même et Diane Hennebert, la directrice de la Fondation pour l’Architecture, s’accordent à dire en effet que cette proposition de carte blanche a d’abord été formulée dans un état d’ébriété avancée. Une circonstance qui confirme une fois de plus le bienfondé des thèses du sage Omar Khayyâm, lorsqu’il déclare, dans l’un de ses Rubâ ‘iyât (traduit par Pierre Seghers) : « Ce que disent nos roses et vin, les buveurs seuls savent l’entendre ».

Créée en 1986, la Fondation pour l’Architecture, qui occupe, à deux pas de l’avenue Louise à Bruxelles, les bâtiments d’une ancienne centrale électrique entièrement réaménagée, s’intéresse par priorité au devenir de l’espace urbain. Comme son nom le laisse entendre, elle a pour objectif « de promouvoir la qualité de l’architecture  comprise dans sa situation la plus large et de souligner les articulations qui existent entre les différentes disciplines de la création contemporaine ».

Plus de vingt mille visiteurs fréquentent chaque année ses deux salles d’exposition. Au fil du temps, ils ont pu apprécier l’œuvre de jeunes créateurs ou de grands maitres de l’architecture, tels Paul Hankar (durant la saison 1991-92) ou Charles Vandehove (saison 86-87) mais aussi découvrir, au travers des parcours thématiques en rapport avec l’environnement urbain, le travail d’artistes de différentes disciplines.

Ce n’est pas la première fois, par ailleurs, que la Fondation cède ses cimaises à un philosophe, puisque déjà une carte blanche avait été offerte au regretté Max Loreau. Une initiative tellement stimulante que l’envie s’est manifestée de renouveler l’expérience. D’où l’idée d’impliquer l’auteur de l’Avertissement aux écoliers et lycéens. Nul n’était plus indiqué que lui. Comme l’explique en effet Diane Hennebert, la pensée de Raoul Vaneigem a joué un rôle important dans l’évolution de l’idée de culture urbaine. Or, beaucoup parmi les plus jeunes ne connaissent pas ses livres. Pas plus que ne le connaissent de nombreux responsables, qui ont un pouvoir immédiat sur l’environnement construit, sur l’espace de la ville. L’exposition Le plaisir et les ombres permettra à chacun de se familiariser avec les valeurs qu’il revendique.

De l’utopie au labyrinthe

Depuis Platon et sa Cité des Lois, les philosophes n’ont pas manqué, qui projetaient leur vision du monde sur les cartes des urbanistes ou les plans des architectes. C’est, parmi les exemples canoniques, un Thomas More imaginant le pays d’Utopie, dont les habitant mènent une existence frugale tout entière dictée par la raison ; plus joyeusement, c’est Rabelais édifiant l’abbaye de Thélème pour y réunir des gens de bonne compagnie dont la devise serait : « Fay ce que vouldras ». Ce sont encore, dans le 19e siècle industriel traversé par la question sociale, les rêves phalanstériens d’un Charles Fourier…

À l’inverse, on voit mal un projet architectural de quelque envergure qui ne s’appuie sur une réflexion sociale puissamment articulée, pour le meilleur ou pour le pire : pensons aux salines d’Arc-et-Senans de Ledoux, à la Cité radieuse de Le Corbusier, à l’arrogance mégalomane d’un Speer, qui offrit au IIIe Reich allemand les monuments  de son ignominie, propres à imposer aux masses la scénographie d’un nouvel ordre mondial.

Quant à Raoul Vaneigem, son intérêt pour les problèmes d’urbanisme remonte au début des années 1960 et à sa participation à l’Internationale situationniste : « Une autre ville pour une autre vie » : dans ce mouvement révolutionnaire, l’approche du milieu urbain était au cœur de la pratique et de la réflexion. L’idée même de « situation construite », qui lui donne son nom (« Moment de la vie concrètement et délibérément construit par l’organisation collective d’une ambiance unitaire et d’un jeu d’événements », dixit l’I.S.), impliquait une reconnaissance de l’environnement urbain  et sa redéfinition. Les premiers numéros du bulletin de l’Internationale situationniste multiplient les déclarations et les études en ce sens. On y trouve un « Formulaire pour un urbanisme nouveau » (dû à Gilles Ivain), un « Essai de description psychogéographique des Halles » (par Abdelhafid Khatib) ; des « Positions situationnistes sur la circulation » (signées Debord), des « Commentaires contre l’urbanisme » (de la plume de Vaneigem)… L’expérimentation la plus célèbre des situationnistes, la « dérive », est par ailleurs inconcevable en dehors des villes et de leurs banlieues. Rappelons-nous ce qu’en disait Guy Debord : « La dérive se présente comme une technique de passage hâtif à travers des ambiances variées. […] il existe un relief psychogéographique des villes, avec des courants constants, des points fixes et des tourbillons qui rendent l’accès ou la sortie de certaines zones fort malaisés ».

Dans leur volonté de multiplier les champs du possible, de démultiplier l’espace intra-urbain en quittant les circuits contingents (du métro au boulot au dodo…) pour susciter une approche neuve de la ville, les situationnistes en sont naturellement arrivés à privilégier, au sein de leur topologie affective, quelques figures clés comme celle du labyrinthe. Or, c’est précisément un labyrinthe que le visiteur peut découvrir à la Fondation pour l’Architecture. Où chacun est le Thésée de son propre désir.

Dérives d’ambiance

« L’exposition de Raoul Vaneigem propose une flânerie, une dérive à travers des choix, des ambiances et des intensités délibérément opposés. Ce parcours, qui est celui de nos vies, hésite entre l’éblouissement et le douteux, le jubilatoire et le morbide, l’agrément et la répulsion, la ruelle et l’autoroute, entre ce qui émerveille et ce qui horrifie », écrit Jean-Michel Ribettes, commissaire de l’exposition. Le monde comme labyrinthe : une proposition de ce type avait déjà été esquissée en 1959 par les situationnistes, en collaboration avec le Stedelijk Museum d’Amsterdam. « Il s’agissait de transformer en labyrinthe les salles 36 et 37 du musée au moment même où trois journées de dérive systématique seraient menées par trois équipes situationnistes opérant simultanément dans la zone centrale de l’agglomération d’Amsterdam ». La manifestation, annoncée pour le printemps 1960, n’eut cependant pas lieu, les situationnistes ayant refusé de soumettre à l’approbation préalable des pompiers les dispositifs qu’ils prévoyaient (fumigènes, zones thermiques diversifiées, interventions sonores…). L’incendie fut dont éteint avant d’être allumé. Qui parlait d’excès de tempérance ?

Trente-cinq ans plus tard, l’idée refait surface. Mais les temps ont changé, les modalités de l’exposition sont neuves. Les « dérives d’ambiances » que propose la Fondation pour l’Architecture seront ponctuées par les œuvres d’artistes contemporains. Or, quand il a fallu choisir les pièces qui entraient le plus finement en résonance avec le propos de Vaneigem, les organisateurs ont constaté (ce qu’ils ignoraient auparavant) que la plupart des artistes sélectionnés s’étaient nourris de ses réflexions. N’était-ce pas prévisible ? Quand on écrit à l’usage des jeunes générations, on court le risque d’être entendu et d’être transformé par elles, un jour ou l’autre, en précurseur.

Carte blanche à Raoul Vaneigem. Les plaisirs et les ombres. Dérives d’ambiances
Commissaire de l’exposition : Jean-Michel Ribettes
Du 15 janvier au 17 mars 1996, du mardi au vendredi de 12h30 à 19h, les samedi et dimanche de 11 à 19h
Fondation pour l’Architecture – 55, rue de l’Ermitage – 1050 Bruxelles

Carmelo Virone

Le désir, un et multiple

En détruisant le milieu urbain et rural au nom du profit, les urbanistes et les architectes n’ont fait que poursuivre la stérilisation progressive de la nature humaine et de la nature terrestre entreprise par le parasitisme du pouvoir et de l’argent.
Sur les ruines d’une civilisation qui s’épuise en épuisant la terre et les hommes sous la ponction croissante de la rentabilité, une civilisation nouvelle tente confusément de naitre. Elle mise sur une volonté de recréer le monde en prenant pour guide ce cœur des êtres et des choses qui bat partout où est la vie ; une volonté plus présente dans l’air du temps et dans l’intelligence sensible que dans le langage d’une époque qui a tout intérêt à s’aveugler sur elle-même.
C’est en chacun de nous que s’amorce l’œuvre de reconstruction, la mutation, le passage de la survie à la vie, de l’animal humanisé par le travail à l’être créatif. Il n’est pas un instant qui ne nous intime de choisir entre ce qui assure notre bonheur et ce qui le tourne en son contraire ; mais il n’est pas aisé de démêler l’un de l’autre, car, de l’enfance à l’adolescence, jamais nous n’avons appris ce qui devait constituer le fondement de toute existence : savoir ce que nous voulons, vouloir ce que nous savons.
Ici commence un parcours avec soi-même, selon une dérive d’ambiance où sont suggérés des états assez heureux pour que l’on souhaite les parfaire et d’autres dont la dénonciation nous rappelle que rien ne sera acquis sans combat. La frontière est encore indistincte entre le monde où nous ne sommes que des chiffres et le monde où il serait enfin permis de vivre notre destinée d’être humain, qui est de
créer notre milieu en nous créant nous-mêmes.
Le désir est un et multiple : il part de la vie, y revient parfois, s’en écarte souvent jusqu’à s’investir dans le scénario tristement ordinaire de la détresse et de la mort. Puissiez-vous ne pas oublier bien au-delà des images et bien au-delà de la sortie, que c’est à vous de jouer, en toute connaissance de cause.

Raoul Vaneigem (Texte d’introduction au parcours Les plaisirs et les ombres)


Vaneigem, Saint-Just et l’imparfait du subjonctif. Banalités de base

Du bon usage des titres… Je me souviens d’une de mes grands-tantes (sans doute ne pouvait-il s’agir que d’une mésalliance) qui offrit naguère à sa nièce, fraiche épousée, le célébrissime Bon usage, de notre bon Maurice Grevisse, dans la louable intention d’en faire une maitresse de maison accomplie. Tant qu’à faire, elle aurait pu y joindre le Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations de Raoul Vaneigem ! Ce dernier, volontiers facétieux, prend parfois les gants de dissimuler sous un titre anodin quelque brûlot férocement révolutionnaire.

Ainsi des Banalités de base, qu’il publia d’abord dans deux livraisons de la revue L’internationale situationniste (avril 62-janvier 63), et qui composent aujourd’hui la matière d’un petit livre paru aux éditions Ludd. J’en conviens, il faut au lecteur avoir la tête diablement économique, et sociologique, et politique, et marxiste, pour ne pas en lire à la diable quelques paragraphes (mais n’est-ce pas le droit de tout lecteur de ne pas tout lire ; si Vaneigem le conteste, en convient tout à fait Anton Ehrenzweig dans son Ordre caché de l’art [Gallimard, coll. « Tel », p. 27] : « Puis-je alors demander au lecteur de ne pas s’irriter du caractère parfois obscur de mon matériau, de tirer du livre ce qui lui parle et de laisser le reste sans le lire ? »). Cette distraction du lecteur tient à une certaine raideur (une raideur certaine ?) de l’écriture. J’ai montré ailleurs[1] quel superbe écrivain est devenu Vaneigem ; ici, il ne me parait pas disposer encore de l’exceptionnel bonheur d’expression qu’il mettra au service de ses idées.

Celles-ci, on les connait de longue date. Vaneigem ne cessant de taper sur le même clou : la condamnation d’une survie dérisoire et réifiée et l’exaltation de la vie (« Survivre nous a, jusqu’à présent, empêchés de vivre ») ; celle du travail forcé et aliénant ; l’appel à l’élimination de tout pouvoir hiérarchisé ; la dénonciation du mythe, « organisation de l’apparence dans les sociétés unitaires […] où le pouvoir esclavagiste, tribal ou féodal est officiellement coiffé par une autorité divine » ; celle de la « société du spectacle », ou du simulacre, ou de l’apparence ; le pari sur la « volonté de vivre » ; le refus de tout réformisme au profit de la révolution, « l’authentique poésie, c’est-à-dire la construction libre de la vie quotidienne » ; l’implacable critique du langage « séquestré », autrement dit de la langue de bois, et du mensonge conditionnant.

Où l’on voit clairement que Vaneigem est notre Saint-Just, tout aussi bien par le ton péremptoire (« Une fois pour toutes ! ») que par l’assurance que « le bonheur est une idée neuve » (Saint-Just), à enseigner, à répandre, à fertiliser.

Aujourd’hui plus que jamais. Tandis que les idéologies sont mortes (mais leurs charognes puent encore dans quelques contrées du monde) ; tandis que les intégrismes et les nationalismes prolifèrent comme des bubons pestilentiels ; tandis qu’en nos démocraties les crocs à phynances harponnent, étripent, éviscèrent le non-marchand ; tandis qu’une mystagogie grandguignolesque, une spiritualité de rahat loukoum engraisse et gave les sectes de tout poil ; aujourd’hui plus que jamais il faut appeler au bonheur.

À tous les bonheurs. Entre autres à ceux de l’expression : les bonheurs d’expression ne seraient-ils pas l’expression du bonheur ? Ils s’enseignent. Aussi bien pourrions-nous évoquer à nouveau ma grand-tante, si férue des bonnes manières qu’elle rêvait d’inculquer à sa nièce, par des voies ô combien détournées. Lui eût-elle donné à lire, aujourd’hui, les Banalités de base, sans doute ne lui eût-elle pas appris les bonnes manières – fait-on la révolution, incite-t-on au bonheur avec de bonnes manières ? Pour le moins lui eût-elle appris à se servir de l’imparfait du subjonctif ; en effet, Vaneigem a beau être (ici) situationniste, il n’en use pas moins élégamment de l’imparfait du subjonctif. De quoi se ménager, pour les offrir, quelques petits bonheurs d’expression.

Pol Charles


[1] Voir mon commentaire du Livre des plaisirs, Labor, coll. « Espace Nord ».


Articles parus dans Le Carnet et les Instants n°91 (1996)