Professeur très récemment émérite de linguistique à l’ULB, Marc Wilmet est aussi président du Conseil supérieur de la langue française. La proximité de la Fête de la langue et la parution de la troisième édition, augmentée, de sa Grammaire critique du français (Duculot) nous ont incités à interroger le linguiste sur ses travaux, et le président sur le sens qu’il convenait de donner à la fête de mars 2004.
Le Carnet et les Instants : Ce titre, Grammaire critique, c’est un brin provocateur…
Marc Wilmet : Mon intention était de l’intituler Cours de linguistique française – allusion peut-être prétentieuse à Saussure. Le directeur de collection m’a suggéré Grammaire critique. J’ai accepté : « critique », c’est soumettre la matière grammaticale à la lumière du jugement et de la raison. Mais on a interprété : grammaire à volonté polémique. Si je ne renie pas un penchant à la polémique (mais c’est un clin d’œil, ce côté démolisseur : il n’y a pas de raison que la grammaire soit ennuyeuse), je note surtout le fait que nous vivons sur une idée de la grammaire qui est celle de la grammaire scolaire, du magister dixit, même si le maitre, en général, ne dit pas grand-chose. Dès lors, les élèves concluent : ne faisons pas passer ça par notre raison !
Vous êtes un grammairien atypique : solitaire quand les autres sont souvent des duettistes (Damourette et Pichon, Grevisse et Goosse, etc.) et grammairien qui dit « je » et qui a de l’humour, parfois vachard.
Solitaire, oui, et assez inconscient. Mais il aurait été difficile de travailler en duo à une grammaire qui remet toute la matière dans une autre dimension. Entreprise folle. J’ai commencé durant une année sabbatique, à la suite d’un défi que je m’étais lancé et, arrivé à un point de non-retour, j’ai bien dû faire comme le nègre de Mac-Mahon : « Continuez, mon ami ! ». Quant au sens de l’humour, merci. Vachard, peut-être, car nous sommes, surtout dans notre pays, habitués à révérer des idoles en matière grammaticale. Mais voyez l’une de ces énormités qui ont pignon sur rue, la définition du pronom : un mot qui en remplace souvent un autre et parfois n’en remplace pas ! J’ai dénoncé cela, entre autres, avec amusement, et en mesurant la difficulté qu’avaient rencontrée les grammairiens. Par ailleurs, le côté vachard renoue avec une vieille tradition : du 16e au 18e, les grammaires sont des ouvrages polémiques qui disent : M. Vaugelas était un fort honnête homme, ce que j’apprécie beaucoup plus que d’être un savant homme, mais ce n’était pas un savant homme ! La grammaire ne doit pas être compassée ; imitons Beauzée qui traite de la définition de l’imparfait : ce nom est plus révélateur de la manière dont les grammairiens ont traité la matière que de la réalité de ce temps verbal…
Vous aimeriez que la grammaire soit un plaisir, quand elle représente souvent une torture pour les potaches. Mais à qui la faute ?
La faute au fait que la grammaire, longtemps considérée comme la première activité intellectuelle, est devenue une machine de guerre pour enseigner l’orthographe. Or, elle ne sert pas à l’orthographe, donc elle ne sert plus à rien, ni au point de vue intellectuel, ni au point de vue pratique. C’est une scolastique, la seule discipline où on pratique encore à la manière de Rabelais, et dont les élèves sortent assotés. S’installe ici un pacte de non-agression : le professeur enseigne des choses ennuyeuses auxquelles il ne croit pas, que l’élève fait semblant d’accepter. Le drame, c’est que ça occupe des centaines d’heures en pure perte, qu’on pourrait consacrer à autre chose : enseigner non la grammaire, mais la langue, la réflexion sur la langue au travers des écrivains.
La personnalité de la grammaire
On vous reproche parfois votre terminologie, comme on la reprochait à Damourette et Pichon, envers lesquels bous ne dissimulez pas une tendresse certaine.
La terminologie (la mienne est moins gréco-latine que celle de Damourette et Pichon) n’est pas essentielle. Certes, on pourrait grandement la simplifier. Mais, quelle qu’elle soit, elle doit être transparente. Un exemple : rien n’empêcherait de parler de l’article « le », de l’article « un », de l’article « de », ce serait plus facile que de parler de défini, d’indéfini, du partitif. Mais si on veut une terminologie qui ne soit pas purement descriptive, il faut plonger dans l’analyse et dire que « le » marque l’intensité – le terme est chez Gustave Guillaume – (« L’homme est mortel » = je parle de tous les hommes vs « L’homme au chapeau melon » = je parle d’un seul homme), tandis que « un » (« J’ai rencontré un homme » = un élément pris dans un ensemble) est partitif ; remarquez que le terme existe, mais mal appliqué !
Vous reste-t-il des terres grammaticales à explorer ?
C’est toujours le même terreau, mais on peut classer autrement. Le public imagine que la grammaire est une espèce de réalité qui existe quelque part et que le grammairien est son prophète, chargé de dire la vérité grammaticale. Or, le grammairien est comme le violoniste qui interprète son morceau : il doit manifester sa personnalité et ne peut se répéter. La matière grammaticale étant inerte et malléable, la manière de l’organiser peut varier en fonction de ceux auxquels on s’adresse. Je travaille maintenant à un précis de grammaire où, la destinant aux professeurs, je leur indique les passerelles entre spéculation et application scolaire. Car la critique qu’on m’adresse souvent, c’est que ma grammaire est difficile, donc inapplicable. Non : elle est réfléchie, raisonnée, et peut-être enseignée de manières différentes à des niveaux différents. Je disais récemment au ministre Hazette que je m’estimais maintenant capable d’être instituteur. Je suis sidéré de voir qu’on demande à mes petits-enfants, en troisième primaire, de distinguer entre compléments indirect et circonstanciel dans les phrases « Nous allons / vivons à Paris ». On leur donne des trucs (qui ne fonctionnent pas toujours) et ils répondent n’importe quoi. Mon précis m’oblige à réorganiser la matière en trois étages mot / syntagme / phrase, et j’essaie que tout soit explicite. Je ne prétends pas que c’est simple (quel enseignement est simple ?), l’essentiel est d’oser reconnaitre : là, il y a un problème. Une anecdote : jeune professeur de vingt-deux ans, j’avais à donner ma première leçon sur l’indicatif et le subjonctif. La grammaire de Souché-Lamaison disait : indicatif mode de la certitude, subjonctif mode du doute ; exemple du premier : « J’espère que Paul réussira son examen », exemple du second : « Je regrette que Paul ait échoué ». J’ai dit à mes élèves : voilà ce que dit votre grammaire, moi je ne peux pas vous enseigner ça, et je n’ai pas de réponse (depuis, je l’ai trouvée !). Croyez-moi, les élèves n’ont pas eu l’impression d’avoir affaire à un âne tout frais sorti de l’université ! On ne peut enseigner tout ce qui est vrai (qui prétend tout connaitre ?), mais on ne devrait jamais enseigner ce qu’on a reconnu comme faux.
Les auteurs et les cycles
Vous êtes un lecteur boulimique et éclectique – les citations dans votre grammaire en font foi : on rencontre des classiques, bien sûr, mais aussi Norge, Tardieu, Michaux, Queneau, Boby Lapointe. Le choix de ces derniers manifeste-t-il une prédilection pour les joueurs de mots ?
Vraisemblablement. J’ai une curieuse mémoire, qui ne retient rien, sauf les textes. Me sont restés ceux dans lesquels il y avait une petite singularité – je pense à La Fontaine, écrivain admirable, à la fois archaïque et extraordinairement moderne. Il n’y a pas de scission entre la délectation à la lecture d’écrivains qui manient leur langue sans toujours savoir très bien comment, et la joie éprouvée à imaginer leur cuisine grammaticale.
Quand vous citez Amélie Nothomb évoquant l’imparfait itératif ou l’emploi intransitif du verbe « déranger », avouez que vous pipez les dés : elle fut votre étudiante !
C’est un petit clin d’œil. Je lui ai donné cours sur le verbe, elle ne s’appelait pas Amélie mais (censurée : elle ne veut pas qu’on le rappelle). Et il ne me déplait pas d’imaginer que j’aurais influencé ces digressions grammaticales.
Vous avez par ailleurs des lectures mirobolantes : qu’alliez-vous chercher dans le Traité du zen et de l’entretien des motocyclettes, de Robert Pirzig ?
Il pose un gros problème : celui du passage de l’expérimentation à la théorie. Comment dépasser l’expérimentation ? Pirzig note qu’il faut choisir parmi les données, les organiser, et marque plaisamment la différence entre Newton, par exemple, et les entasseurs de fiches : du pommier de Newton, il suffit que tombe une pomme pour qu’il en déduise sa théorie de l’attraction et de la gravitation universelles, tandis que le collectionneur de fiches attend patiemment que toutes les pommes tombent…
Votre amour jamais démenti pour Brassens, il va à l’anar, au poète volontiers archaïsant ?
Aux deux. À l’anar qui disait : « Je suis anar au point de toujours traverser dans les clous pour n’avoir pas à discuter avec la maréchaussée ». Au poète archaïsant, nourri de lectures classiques et capable d’inventions superbes. Brassens est un poète populaire qu’on ne place pas assez haut, il est de bon ton, vu son succès public, de le traiter avec condescendance.
Votre grammaire cite plusieurs fois Eddy Merckx : si vous n’aviez pas été linguiste, auriez-vous été coureur cycliste, et aviez-vous dans ce domaine des dispositions suffisantes ?
Je l’ai cru : dans ma jeunesse pédalante, je n’ai jamais trouvé mon maitre, il m’est même arrivé, spectateur au bord de la route, de ramener sur le peloton, dans la côte d’Oupeye, Brik Schotte qui avait crevé. Quand j’ai dit à papa que je voulais être coureur cycliste, il m’a donné une gifle dans la meilleure tradition familiale d’alors, et enjoint de terminer d’abord mes études. Tout compte fait, comme je n’aurais pas été Eddy Merckx, il valait mieux que je devienne grammairien…
Bien des gens s’insurgent contre les graphies économiques des SMS ; mais n’ouvrent-elles pas la voie royale vers l’orthographe phonétique (un son / un signe) ?
J’y vois d’abord un exercice d’écriture. L’orthographe phonétique, je n’y crois pas ; il n’empêche : on pourrait simplifier l’orthographe grammaticale et autoriser aussi les polygraphies. Si la communication est assurée, que le mot s’habille de vêtements différents, ce n’est pas important. Donc, travaillons sur les mentalités : le participe passé qu’on n’accorde plus à l’oral, qu’est-ce qu’on perdrait à ne plus l’accorder à l’écrit ?
Vous êtes président du Conseil supérieur de la langue française, dont la fête se déroulera en mars 2004 ; y a-t-il de quoi faire la fête, quand des Cassandres prophétisent le déclin d’une langue frileuse et menacée ?
Ce Conseil, créé en 1985, peut émettre des avis sur toute question relative à la langue et est en outre chargé d’encourager des actions de sensibilisation (dont cette fête de mars) susceptibles de promouvoir la langue auprès de la population. Sans doute une hirondelle ne fait-elle pas le printemps, sans doute estimera-t-on qu’une semaine sur 52, c’est un peu maigre, mais profitons-en pour dire que cette fête est une manière de rendre aux citoyens ce qui leur appartient : la langue n’est pas une marâtre, il faut inviter ses usagers, surtout dans nos marches, à se désinhiber et à prendre avec cette jolie maitresse leur plaisir linguistique.
Pol Charles
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°131 (2004)