En poésie avec Dr Roberts et Mr Jones

Philippe Roberts-Jones

Philippe Roberts-Jones

Philippe Jones nous reçoit dans la maison familiale qu’il occupe depuis 1943, au 66 rue Roberts-Jones, éponyme du père assassiné par les Allemands en 1944. Nous sommes au lendemain des quatre-vingt cinq ans de ce professeur émérite de l’Université Libre de Bruxelles et conservateur en chef honoraire des Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique. Vif, leste et l’œil narquois, précédé de son épouse Françoise, historienne de l’art comme lui, Philippe Jones vient à notre rencontre et se raconte, passionnant et passionné. L’entretien se déroule à contre-jour, à deux pas de la bibliothèque de ce bibliophile comblé par l’amitié des peintres. L’accueil est chaleureux et le propos complice.

Le Carnet et les Instants : Comment écrivez-vous et dans quelles conditions ? Est-ce que votre écriture varie selon les genres que vous pratiquez ?
Philippe Jones : Lorsque j’écris de la critique ou même une nouvelle, j’essaye d’écrire du début à la fin sans trop de coupures. Bien sûr, je reprends ensuite. Tandis que le poème, c’est quelque chose qui vient autrement. Quelquefois, on a un vers en tête et ça se développe. Puis on prend note ; on le laisse dormir. Ensuite on y revient. Il y a une fragmentation jusqu’au moment où je considère que le poème a tout dit et je peux le retravailler à ce moment-là. J’essaye de lui trouver sa forme, son évidence. Je n’écris pas sous la dictée de l’inspiration d’une façon constante, et c’est un important travail de mise au point. On peut travailler sur un poème pendant des semaines tandis qu’une nouvelle ou un texte critique, on est tenu à lui trouver la cadence qui lui permet d’aboutir. Avec le poème, on ne sait pas trop bien où l’on va et finalement, il se formule presque lui-même.

Charles Dobzinsky parle de versets à propos de vos poèmes en prose. À première vue, ils paraissent truffés d’alexandrins…
Je n’ai pas d’amour pour l’alexandrin. Je trouve qu’il est plus heureux dans une forme de prose que dans la forme versifiée. Pour l’écriture de la prose, ça se marie mieux, ça se coule le plus facilement d’une idée à l’autre. Dans le vers libre, j’oscille souvent entre le demi-alexandrin et l’octosyllabe. Je crois que quand on fait un poème, comme on fait un objet, il faut que cet objet soit formellement conçu, sinon il vous échappe me semble-t-il.

« De plus en plus structuré »

J’ai eu l’impression en lisant De pierre en nuage que c’est un recueil très structuré, composé. Vous arriverait-il d’écrire en vous donnant les contraintes ?
Oui, vous avez parfaitement raison, c’est très structuré et ça devient, je le crains, de plus en plus structuré. Je ne sais pas si c’est ce qui est souhaitable pour de la poésie. C’est que j’ai peut-être, pas plus d’exigence mais plus de difficultés à écrire aujourd’hui que quand j’en avais vingt ou trente ans. C’était plus spontané. Il n’y avait pas encore ce souci de composition, de structurer le poème. Le poème, de mon point de vue, doit être structuré. Il doit avoir une forme libre au sens propre mais tout à fait volontaire au niveau de sa conception, de l’équilibre des phrases, ou encore dans le passage de la prose poétique au vers. Le but est de parvenir à des rythmes et à une complémentarité. En quelque sorte, je structure une forme libre.

« Je vois une chose que j’essaye de décrire »

Vous avez écrit que le visuel est pour vous, de tous les sens, le plus important. Cela est-il vrai aussi de votre poésie ?
Oui, c’est vrai aussi de la poésie. C’est-à-dire que l’image poétique est quelque chose d’essentiel pour moi : je vois une chose que j’essaie de décrire. Au fond tout passe par le regard qu’il soit extérieur ou intérieur, mais tout se formule en fonction de la visualisation de ces choses. Et c’est une raison pour laquelle je dois arriver à une structure lorsque je restitue. Je ne sais pas dessiner, je n’ai jamais fait d’image. Quand j’écris, je fais des images avec des mots. Ma poésie part d’une visualisation du monde. Et comme il ne s’agit pas de versifier, il y a là une recherche de structures quand j’écris. C’est, disons, une assurance supplémentaire. Il y a toujours une structure de départ qui était, pour ce dernier recueil, de trois ou cinq poèmes qui forment un tout. Quand j’ai estimé qu’il y avait assez de poèmes, le futur recueil était terminé et j’ai pu passer à autre chose. À propos de ce dernier recueil, je ne voulais pas du tout écrire des poèmes, car j’en ai écrit déjà assez. Je voulais écrire des nouvelles mais ça ne marchait pas. Je n’étais pas dans le temps ou dans l’humeur d’écrire des nouvelles. Je ne sais pas si c’est dû à mon état de santé ou bien à l’âge qui ne vient que trop vite… J’ai toujours écrit, mais comme j’ai fait beaucoup d’autres choses pour gagner ma vie, le temps de l’écriture était réservé soit à des commandes, à mes livres d’historien de l’art ou à mes fonctions de conservateur ou de professeur. Je n’ai jamais eu de temps pour écrire un roman, ou de me vouer à la prose.

Le passage à la nouvelle

Comment êtes-vous venu à l’écriture de nouvelles ?
J’y suis venu par volonté de renouvellement. J’aime beaucoup les nouvelles. Je me suis rendu compte qu’en pratiquant la nouvelle, je pouvais dire des choses que je ne parvenais pas à dire en poèmes, ou que je me refusais à dire, ou pour lesquelles j’étais incapable de trouver le langage adapté. Tandis que dans la nouvelle, il y avait une immédiateté plus grande avec le langage et l’anecdote. Je ne crois pas qu’il y ait d’anecdotes dans mes poèmes. Je me suis mis à la nouvelle il y a environ quinze ans parce qu’à ce moment-là j’’ai eu plus de temps disponible. Je ne donnais plus cours et j’avais le sentiment très net que je me répétais dans mon écriture poétique. J’ai choisi de retrouver dans mes papiers, ces papiers qu’on traine toujours derrière soi, des choses que j’avais écrites vers l’âge de 25 ans. C’était des soi-disant nouvelles, très mauvaises. Je me suis dit « Pourquoi était-ce si mauvais ? ». J’ai essayé de les corriger et ça m’a amusé ! J’ai finalement fait cinq ou six volumes de nouvelles. Mes nouvelles sont très courtes, de trois à quatre pages au maximum. Est-ce l’imagination qui me manque ou les faits qui font défaut, dans la mesure où l’on écrit toujours sur des faits qu’on a plus ou moins vécus autour de soi.

C’est un regret pour vous de n’avoir pas écrit de roman ?
Quand je vois le roman d’aujourd’hui, ce n’est pas un regret. Le roman en général et surtout roman le français me tombe souvent des mains ! Quand vous voyez les centaines de roman à chaque rentrée…J’avais lu une critique sympathique du dernier Goncourt et j’ai été finalement fort déçu de lire Trois femmes puissantes. Mes modèles romanesques, ce sont Albert Camus, Julien Gracq et toute cette génération-là. Julien Gracq est le grand romancier que je place au-dessus de tous. Écrire de l’histoire de l’art, c’est plus de la technique, du savoir et de la connaissance mais c’est très agréable à faire aussi. J’ai écrit un livre sur Brueghel avec l’aide de ma femme chez Flammarion et j’ai eu le même plaisir à l’écrire que si j’avais écrit un roman.

« Dans la vie d’une écrivain, c’est souvent les amitiés qui comptent »

Dans vos débuts de prosateur, vous avez été encouragé par Colette Lambrichs et Alain Bosquet.
Colette Lambrichs a été mon étudiante à l’université de Bruxelles. C’est à Alain Bosquet que j’avais remis mon premier recueil de nouvelles. Il les a aimées et prises sous son aile protectrice. Il les a portées chez Colette où j’ai publié mes cinq recueils. Elle a ensuite repris ces nouvelles sous forme d’un seul volume en même temps que les poèmes. Je crois que dans la vie d’un écrivain, c’est souvent les amitiés qui comptent, comme dans toute vie d’ailleurs. J’ai connu Alain bosquet au lendemain de la guerre. Un jour, je lui ai envoyé quelque chose, il l’a aimé et il l’a pris en main… Il a fait ça pour Jacques Izoard aussi, de façon remarquable.

L’écriture autobiographique vous a-t-elle jamais tenté ?
J’ai fait une espèce d’autobiographie, mais qui est plutôt une manière de mémoriser des choses qui risquaient de m’échapper. Comme j’ai fait beaucoup de choses diverses, comme construire des musées ou un morceau d’académie, des travaux comme ceux-là, une fois qu’ils sont faits, on ne s’en souvient pas toujours très bien. Aussi ai-je pris des notes pour une sorte de journal que je ne destine pas à la publication. Peut-être que j’y prendrai un jour des éléments si mon imagination ou ma sensibilité devient un peu amoindrie. Il est certain que quand on a fait beaucoup de choses, écrire sa biographie est intéressant, mais c’est gênant dans la mesure où c’est le passé, alors qu’on a encore envie de vivre la vie de tous les jours et pas forcément envie de se hisser à un autre étage… Je suis un être qui doute, bien sûr, mais aussi un optimiste. Ce qui m’intéresse, c’est ce qui va se produire et non ce qui s’est passé. Dès lors, je crois que tant que je pourrai écrire, je n’écrirai pas d’œuvre testamentaire.

« Une sorte de bilan »

Est-ce que ce n’est pas trop difficile, après avoir vu publier ses œuvres presque complètes, de se remettre le pied à l’étrier et de recommencer à écrire ? On n’a pas l’impression d’être devant une sorte de bilan ?
Ça fait en effet très bilan… L’écriture pour moi est une nécessité. Si je n’écris plus, je ne suis pas bien dans ma peau. C’est un travail qui me plaît et que je suis contraint, si je puis dire, de faire. C’est une respiration et une nécessité et c’est pour ça que depuis ces deux livres, j’en ai encore écrit deux. J’espère continuer à le faire. Le problème qui se pose, c’est de savoir si ce qu’on fait est encore bon. Ça pose un problème. Je suis beaucoup moins content de ce que je fais maintenant, parce que je suis aussi plus attentif à ce que je fais. Ça me prend plus de temps, ça requiert plus d’attention. Je tourne en rond, l’hésitation s’installe et quand j’écris un vers, je supprime ceci et cela en ne sachant trop si c’est le bon terme.

Le partage des textes

Vous avez beaucoup d’amitiés poétiques. Est-ce que vous partagez volontiers vos textes ?
Je les lis toujours à ma femme. J’avais des amis comme Alain Bosquet ou Fernand Verhesen qui vient de disparaître, à qui je confiais mes textes avant de les publier. J’avais confiance en leur avis. C’est important de pouvoir communiquer ce que l’on écrit. Une fois que c’est publié, ça ne m’appartient plus. Je n’ai pas le souci de me relire. Pour les deux livres à la Différence, c’était un travail de correction auquel ma femme a été très attentive. Je m’en suis peu occupé…Il n’y a pas vis-à-vis de mes textes de nombrilisme. J’en suis débarrassé une fois qu’ils sont imprimés. Je n’y reviens pas et faire une nouvelle l’édition, ça ne me tentait pas.

Vous arrive-t-il de faire des lectures publiques de vos poèmes ?
Ça m’arrive si j’y suis contraint et forcé ! J’appartiens à l’Académie Européenne de Poésie qui se réunit une fois par an. Chacun y lit de ses textes. Je vous dirai franchement que je n’aime pas lire en public et je n’apprécie pas la poésie des gens qui écrivent pour le verbal, pour dire ou pour s’écouter. Le poème pour moi est une chose que l’on lit pour soi-même. Par conséquent déclamer un poème, cela m’intimide, alors que prendre la parole en public – après 37 ans d’enseignement universitaire, j’en ai l’habitude – ça ne me gêne pas ! Non, dire mes poèmes, ça ne me dit rien.

« Il y a trop de poètes aujourd’hui »

Vous avez été et vous êtes toujours codirecteur du Journal des poètes. Quel regard portez-vous sur l’évolution de la poésie depuis une vingtaine d’années ?
J’appartiens à la génération qui précède cette évolution et je suis par conséquent davantage sensible à une poésie plus intellectuelle, plus pensée. Ce que je crois être un danger pour la poésie, c’est qu’il y a trop de poètes aujourd’hui. Tout le monde, dès qu’il a une petite sensibilité, éprouve le besoin de publier des poèmes au lieu de lire ceux des autres. Il s’ensuit une diminution de qualité dans l’ensemble. Il y a toujours autant de bons poètes, mais les bons poèmes sont un peu perdus dans la masse. Je vois ça aux réunions du Journal des poètes. Quand je vois les poèmes qu’on reçoit, les 8/10 sont à écarter.

En 1947, votre premier recueil Le voyageur de la nuit était préfacé par le poète Mélot du Dy, par ailleurs votre cousin. C’est un poète un peu oublié, qui gagnerait à être redécouvert. Pourrait-on vous situer dans sa tradition ?
Mélot du Dy était un homme épatant. Il est totalement oublié. Oui je me situe en quelque sorte dans sa tradition, à une génération près. C’est un homme de la première moitié du XXème siècle. Dans le maniement de l’écriture, il y a une différence fondamentale. Sa poésie est très classique, pleine d’humour ; on pourrait dire que Norge n’est pas loin. C’est un homme qui a eu une vie merveilleuse. Il avait une fortune personnelle qui lui permettait de vivre en ne faisant rien d’autre qu’écrire. Grand ami de Jean Paulhan, c’était un homme de grande culture qui a fait des traductions remarquables, de Pétrarque, Goldoni, Shakespeare, Keats ou Goethe. C’est un homme qui s’est initié au portugais par amour d’une poétesse brésilienne, Cecilia Meireles. C’était un homme de très grand raffinement. Il a écrit peu de proses, quelques nouvelles de qualité. L’académie m’avait demandé de rééditer ses poèmes en 2001.

Poète, nouvelliste mais aussi historien de l’art   

Pourquoi publier vos œuvres scientifiques sous le nom de Philippe Roberts-Jones nom et votre œuvre poétique sous le nom de Philippe Jones ? Alors Dr. Roberts et Mr. Jones ?
Ce sont les circonstances… Mon nom officiel est Philippe Roberts-Jones. Quand je suis entré dans la vie professionnelle puis quand je suis devenu conservateur de musée, j’ai dû employer mon nom. Et dès lors, j’ai signé ainsi les publications que je produisais en cette qualité. J’ai donc gardé Philippe Jones dans tout ce qui est littéraire. Pas de schizophrénie là-dedans !

Un poète anobli

Vous avez souvent travaillé avec des plasticiens. C’est un moyen de faire concorder vos goûts d’historien de l’art avec votre poésie ?
J’ai eu des collaborations avec Raoul Ubac, avec Lismonde, avec Gaston Bertrand, Ania Staritsky, Gustave Marchoul et d’autres… Ça s’est passé de façon très naturelle, au hasard des rencontres avec des plasticiens, par des relations amicales. Pour parler d’Ubac, j’avais écrit un texte sur lui qui lui a plu et il m’a envoyé une estampe. J’ai passé beaucoup de temps dans des ateliers d’artistes, ce qui crée des sympathies. Lismonde me montrait ce qu’il faisait quand il estimait que c’était suffisamment au point. En poésie comme en peinture, je suis plutôt un partisan de la ligne claire. Vous aurez remarqué que je suis plus un classique qu’un baroque.

Est-ce que ça vous a fait plaisir d’être anobli ?
Je ne m’y attendais pas du tout, quand j’ai appris que le roi Baudouin voulait me faire baron… d’autant plus que je suis divorcé et remarié. Je ne me sers pas de ce titre mais ça me fait plaisir parce que dans l’arrêté royal qui sanctifie ce noble titre, il est marqué que je suis poète. Je ne crois pas pour autant qu’il faille des poètes officiels comme en Grande-Bretagne. Les distinctions qui m’ont le plus réjoui viennent de l’Académie Française. Du prix Louis Guillaume du poème en prose, je garde un excellent souvenir de mon séjour sur l’île de Bréhat.

On dit que vous avez connu René Char, mais sans jamais le rencontrer…
En effet, nous avons échangé beaucoup de correspondance mais j’avais peur de le rencontrer. Beaucoup plus jeune, j’avais été voir Supervielle et il m’avait fort déçu. Comme si je m’attendais à rencontrer le bon Dieu ! Et Char pour lequel j’ai une admiration profonde, je n’ai jamais voulu le voir de peur d’être déçu de la même manière. Mais je crois que je l’ai bien connu par ses textes et par les échanges de lettres que nous avons eues. Il m’a aussi écrit une préface…

À l’Académie…

De 1985 à 1999, vous avez exercé la fonction de secrétaire perpétuel de l’Académie royale des Sciences, des Lettres et des Beaux- Arts de Belgique. En quoi consistait cette mission ?
C’est surtout un travail de gestion et de contacts. Nous avons une académie complexe, qui réunit lettres, beaux-arts et sciences. Les beaux-arts, les lettres, je connaissais bien, mais les sciences, ce n’était pas du tout de mon ressort. Rencontrer des êtres d’une autre catégorie m’intéressait beaucoup. Une importante mission de l’académie est qu’elle distribue des prix, environ cinquante par an. C’est là une activité positive pour la culture, toujours sanctionnée par jury. Nous avons aussi une réunion mensuelle avec un exposé d’un spécialiste de la discipline. Je me souviens d’un exposé sur la génétique auquel je n’ai rien compris. J’en ai fait part à mon voisin, un astronome, qui m’a répondu : « Moi non plus. » L’académie maintient ainsi la tradition mais privilégie les rencontres interdisciplinaires.

L’Académie est aussi sensée donner son avis aux autorités politiques de ce pays pour leur permettre d’enrichir leur vision. Quelquefois, il nous est arrivé de donner un avis quand quelque chose concernait l’activité culturelle. Mais les décisions politiques se prennent aujourd’hui si vite qu’il est bien rarement  besoin d’avis extérieur…

Karel Logist


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°160 (2010)