Marc Rombaut, Chelsea romance

Contre-jour

Marc ROMBAUT, Chelsea Romance, Pierre-Guillaume de Roux, 2014

rombaut chelsea romanceIl y a des romans que le langage en vogue pourrait définir comme des « œuvres de niche ». Ceux où l’auteur se focalise sur une situation où une action ponctuelle dont le monde extérieur, les événements, la vie en somme, paraissent exclus. Il en est d’autres qui prennent en compte l’énorme désordre des sentiments, des hasards et des actes pour prendre cette vie à bras le corps et restituer sa fabuleuse, et parfois miraculeuse, incohérence, informée aussi par les éruptions-irruptions de la mémoire. Le dernier roman de Marc Rombaut est de cette eau-là. On y retrouve aussi les traces d’un passé personnel qui croise l’Afrique noire et une immersion constante dans toutes les formes d’art qui ont nourri l’existence et la carrière d’un infatigable critique. Toutefois, on se ferait une idée fausse de ce texte érudit et foisonnant si l’on oubliait que c’est, au-delà de tout, un roman d’amour.

Si Chelsea Romance n’embrasse que quelques mois d’une vie (de l’automne 2005 à l’hiver 2006), le lecteur voyage entre Paris, Londres, Venise, Lisbonne, Antibes ou la Toscane, au gré de l’actualité ou des souvenirs du narrateur. Celui-ci (dont le nom n’apparaît jamais) a pour compagne privilégiée Sonia, biologiste bien dans sa tête et femme exceptionnelle, aux dons multiples, « dont l’amour demeurait au-delà des contingences ».

Au départ du récit, il se rend dans la capitale britannique pour des raisons professionnelles, mais encouragé aussi par un album sur Covent Garden, don d’un ami très cher, metteur en scène réputé, mort prématurément du sida. Historien d’art et ethnologue, son métier consiste, en l’occurrence, à fournir des collectionneurs anglais en œuvres d’artistes italiens des XVIIe et XVIIIe siècles.

Comme dans la Chanson du mal-aimé, c’est un soir, à Londres – dans le quartier magique de Chelsea – que l’amour vient à sa rencontre. Cela se passe sur Cheyne Walk et cet amour-là, en forme de coup de foudre, s’appelle Laura. Une beauté éblouissante qui offre le visage à la fois émouvant et énigmatique des modèles de Dante Gabriel Rossetti. Un abord (trop?) chanceux les fait se parler et se retrouver devant une coupe de champagne au pub mythique King’s Head & eight Bells. Toutefois, une soirée commencée sous des auspices aussi idylliques va tourner court avec le départ de celle qui s’est dérobée à un premier effleurement des lèvres en laissant sur place, et sans le moindre moyen de la retrouver, un être chamboulé et penaud, en proie à une frustration majuscule. Ils se reverront pourtant, à Paris notamment (de façon bien plus intime), et au gré des caprices de cette femme singulière.

A Londres, le client principal du démarcheur s’appelle Sir Henry. C’est un aristocrate hautain, original, fine gueule et convaincu que les Anglais sont les seuls êtres au monde dignes de considération. Au fil du récit, de rencontres en rencontres et de révélations en révélations, le narrateur voit se relier divers éléments et se rend compte qu’il doit être manipulé par un réseau criminel. Que son rôle de fournisseur semble exploité à des fins sordides qui ont pour cadre l’Afrique noire et le trafic des « diamants du sang ». On pense au « Quatuor » de Durrell et aux manipulations dont est également victime un narrateur piégé par les sentiments (et tout aussi anonyme que celui de Rombaut). C’est là aussi que l’on mesure la portée d’un récit qui voyage intensément dans les beautés de l’art, dans la finesse des êtres et dans la subtilité des sensations, tout en le transfusant d’un décompte détaillé et récurrent des horreurs – attentats terroristes, émeutes sanglantes, incendies volontaires – qui secouent le monde. Une collision pathétique, un contre-jour que le texte exprime sans équivoque : « Oui, le conflit, la haine, l’envie sont en nous, comme l’amour, la fraternité, la douceur. Le bien et le mal, le beau et le laid. Tout se mêle, s’emmêle, s’entredéchire, l’intolérable et l’insupportable exécutent un pas de deux aux conséquences imprévisibles ».

Roman d’amour, disions-nous pourtant. Et cet amour est sans commune mesure avec la romance équivoque de Chelsea. Il ne s’appelle pas Laura, mais Sonia, la lumière de ce récit et sa musique profonde, la basse continue qui, même dans l’éloignement –occasionnel ou définitif – affirme une présence magique. « Même absente, la voix nue de Sonia distille ses sonorités brûlantes comme des lumières de nuit, veilleuses jamais éteintes pour protéger les enfants de la peur du noir ».

Ghislain Cotton


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°183 (2014)